Sakiya, développement durable de l’art

par Juliette Le Monnyer, Bulletin n°80, avril/mai/juin 2019

Sur les flans d’une colline d’un petit village au centre de la Cisjordanie, les traditions agricoles, les pratiques écologiques et les artistes se rencontrent dans un projet original et progressiste, que la jeune artiste Juliette Le Monnyer a découvert lors d’un récent stage dans des ateliers d’artistes à Ramallah.

 

A quelques kilomètres au nord-ouest de Ramallah, c’est dans le village palestinien de Ein Qinia que se développe Sakiya, à l’initiative de l’architecte Sahar Qawasmi et de l’artiste Nida Sinnokrot. La population de Ein Qinia est constituée de familles originaires de ces terres mais également de familles arrivées là après l’exode forcé de 1948, la Nakba.

C’est en randonnant à proximité des ruines romaines aux alentours de Ein Qinia que Sahar Qawasmi et Nida Sinnokrot ont découvert ce lieu. A Ein Qinia, la tradition agricole et l’artisanat sont pérennes, grâce à la présence sur ces terres de sources et de cours d’eau, qui permettent de passer outre les restrictions d’eau imposées par le contrôle israélien.[1]

Face à cet apartheid des ressources, Sakiya entend résister par la création d’un écosystème solidaire qui tend vers l’auto-suffisance. “Sakiya est une académie progressiste pour la production et le partage de connaissances expérimentales, qui greffe les traditions agraires locales d’autosuffisance avec l’art contemporain et les pratiques écologiques.”[2]

L’artiste palestinien Nida Sinnokrot (1971) a grandi en Algérie, avant de s’installer aux Etats-Unis à l’adolescence. Son intérêt pour l’agriculture et la lutte contre la dépossession des terres de culture palestiniennes était déjà au centre de son documentaire “Palestine Blues” (2005), témoignage des conséquences de l’occupation israélienne et de la construction du mur de séparation. Ce déracinement n’implique pas seulement une perte des terres, indique le réalisateur, mais également celle d’un savoir-faire, de traditions, et d’une indépendance alimentaire. Sahar Qawasmi (1977) est une architecte palestinienne qui a grandi entre le Koweït, l’Irak et la Jordanie. En tant qu’architecte à Riwaq, centre pour la conservation de l’architecture situé à Ramallah, elle travaille à la réhabilitation de lieux historiques, et parvient à faire protéger une partie de l’architecture vernaculaire palestinienne. Leurs pratiques et intérêts communs pour la protection du territoire et de ses ressources et pour la reconstruction de ce qui a été perdu ont mené Sahar Qawasmi et Nida Sinnokrot à entreprendre le vaste projet Sakiya, de développement durable écologique et artistique.

La première phase de Sakiya a été inaugurée en 2016 lors de la troisième édition de la biennale internationale de Qalandiya et en partenariat avec le centre culturel Khalil Sakakini. Cette étape était constituée de la création d’un laboratoire de jardinage communautaire, d’un projet de bibliothèque et d’un symposium intitulé « Sous l’arbre : Taxonomie, Empire et Reconquête des biens communs » où il était question des héritages coloniaux de la classification botanique. Lors de cet échange, ont été évoqués les liens qu’entretiennent colonialisme et culture de la terre, et la façon dont : « la taxonomie botanique a sous-tendu l’expansion coloniale européenne et a servi de précurseur à la hiérarchisation raciale. »[3] La problématique posée est la suivante : « Quels outils critiques, juridiques, littéraires et esthétiques pourrions-nous employer pour interrompre cette “monoculture de la connaissance” de la science contemporaine et du capitalisme néolibéral mondial? »

Lors de ma visite à Ein Qinia, Sahar Qawasmi me fait d’abord visiter leurs locaux situés dans le village, où elle travaille à temps plein avec une autre personne. Puis, accompagnée par Nida Sinnokrot, je grimpe la colline d’en face pour arriver sur le terrain où se déroulent leurs activités. Au sein d’une réserve naturelle de 11 hectares, on découvre à flanc de colline Sakiya, et ses deux maisons, l’une de style ottoman tardif, et l’autre datant du mandat britannique. Ce lieu a été abandonné en 1967 par la famille Zalatimo lorsque le village de Ein Qinia a été occupé par l’armée israélienne. La famille l’a finalement confié à Nida Sinnokrot et Sahar Qawasmi en 2017, afin que s’établisse le projet et que les rénovations commencent. C’est de l’histoire d’une famille dont Sakiya témoigne, d’une communauté qui reprend ses droits, et celle de la reconnexion d’une mémoire, d’un lieu à son histoire. Sakiya articule des problématiques locales et un discours critique contemporain pour résister à la colonisation des terres, mais aussi des modes de production des savoirs et des modes de vie. Les bénéficiaires de Sakiya ne sont pas limités aux résidents mais s’étendent à une communauté, qui se tisse à mesure que progresse le projet.

L’artiste Samia Halaby à Sakiya en avril 2019

Lors de ma visite en janvier dernier, la rénovation du site avait commencé. Le chantier de la maison la plus en hauteur était en cours, alors que celui de la maison basse n’avait pas encore débuté. Ces maisons serviront de lieux d’accueil aux artistes, étudiants, académiques désireux de s’investir sur le site dans une démarche interdisciplinaire. « Les principaux programmes de Sakiya comprennent la production alimentaire, des expositions, des colloques, des publications, des ateliers d’éducation explorant les intersections entre l’art, la science et l’agriculture dans un modèle durable et reproductible. »

Dans cette Palestine qu’on semble laisser disparaître toujours un peu plus, Sahar Qawasmi et Nida Sinnokrot construisent la vision de Sakiya : “La libération à travers une société dont la confiance est enracinée dans les pratiques écologiques traditionnelles et contemporaines, dont la tolérance fait écho à la diversité de la nature, dont la générosité découle du travail collectif, dont la créativité est enrichie par les intersections entre l’art, la science et l’agriculture et dont la prospérité est partagée au-delà des frontières.

Le façonnage de ce micro-système s’annonce passionnant et le principe de résidences pourrait permettre à une scène artistique dynamique de trouver un nouveau lieu d’accueil et d’échange de qualité. Par leur ancrage localisé et historique, les acteurs de Sakiya protègent leur patrimoine et se le réapproprient en le réinventant.

Juliette Le Monnyer

 

[1] “2,3 millions de Palestiniens n’ont droit qu’à 70 millions de m3 par an, contre 222 millions de m3 pour les colons israéliens, qui sont moins d’un demi-million en Cisjordanie.” Rapport du député Jean Glavany à l’Assemblée nationale française, 2012.

[2] https://sakiya.org/about-us/

[3] Extrait du texte de présentation de la table ronde tenue en 2016 au Centre culturel Khalil Sakakini.

 

Vue du site de Sakiya et de la maison basse © Juliette Le Monnyer

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