DE PALESTINE À NEW YORK ET RETOUR: SUR LA VIE ET L’ŒUVRE DE 39 CULTURE Samia Halaby

 

Lors d’une conférence à Dubaï en avril 2019, Samia Halaby a parlé de son sentiment d’être déplacée tant aux États-Unis qu’en Palestine, et de son engagement indéfectible envers l’art et la justice sociale.

Samia Halaby est un leader important et réputé de la peinture abstraite et une experte de l’art palestinien. Née à Jaffa en 1936 dans ce qui était alors la Palestine mandataire, Halaby a été obligée de fuir après la guerre arabo-israélienne de 1948, pour finalement s’établir aux États-Unis en 1951. Bien que ses œuvres ne soient ni ouvertement ni officiellement politiques, elle dit qu’elles dépeignent la matérialité de ses expériences, de ses sensations et de son récit personnel qui, à leur tour, deviennent centraux à la compréhension de son travail. Et ainsi,
ses abstractions deviennent des références concrètes, matérielles à des problèmes et à des causes sociales plus vastes.
Pourtant, les canons de l’art abstrait sont et demeurent principalement associés aux hommes blancs. L’entrée Wikipedia pour l’art abstrait ne contient qu’une poignée de noms de femmes
– comme Georgia 0’Keefe et Hilma af Klint – qui servent essentiellement de notes de bas de page pour des géants tels que Pollock, de Kooning, Rothko et d’autres.

En 1989, Halaby écrivit que « les plus grands musées nous sont fermés », mais elle fait mainte- nant partie des collections des plus prestigieux musées du monde, dont le Guggenheim à New York, le Chicago Institute of Art, l’Institut du monde arabe à Paris, et la National Gallery of Art à Washington DC, pour n’en nommer que quelques-uns. Cependant, elle n’a jamais bénéficié d’une grande rétrospective ou d’une exposition individuelle dont beaucoup de ses homologues masculins occidentaux ont largement profité. D’après Halaby, être une personne culturellement relocalisée a laissé une marque indélébile sur sa vie et son art, raison peut-être pour laquelle elle n’a jamais été suffisamment reconnue dans les institutions occidentales.

« Je ne me suis jamais sentie chez moi et j’ai toujours été gênée de ne pas maîtriser la langue arabe », déclare-t-elle humblement.
Au cours de cette conférence, Halaby a rappelé les difficultés qu’elle a toujours éprouvées à cause de son décalage par rapport à ses racines ancestrales. Elle a parlé du maintien d’une affinité familiale avec les terres arabes, et leur population et leurs cultures. Elle est profondément marquée par l’abstraction géométrique et les principes du dessin et de l’architecture musulmanes, influence essentielle sur une grande partie de son œuvre, surtout après son retour en Palestine en 1966, pour la première fois depuis qu’elle a été obligée de fuir.

Halaby a rappelé que beaucoup de ses premières œuvres avaient été exposées dans des espaces artistiques indépendants et à but non lucratif et dans des initiatives conduites par des artistes dans et autour de New York City, où elle réside depuis 1976. Certaines de ces œuvres, comme Tribeca (1982), empruntent des formes comme des carrés et des rectangles pour transmettre l’effervescence et l’inépuisable vitalité de New York, via des combinaisons abstraites qui dépeignent le mouvement urbain grâce à (à travers) des entités dynamiques qui semblent, à première vue, en mouvement.

Halaby a également enseigné dans nombre d’écoles d’art américaines, dont la Yale School of Arts de 1972 à 1982, où elle a été la première femme à occuper le poste de professeure associée. Dans sa carrière universitaire, comme dans son art, elle a travaillé à faire avancer les voix sous-re- présentées – notamment celles touchées par l’impérialisme, le capitalisme, le patriarcat, le racisme et le colonialisme. Elle a dessiné plus d’une douzaine d’affiches pour diverses associa- tions anti-guerre, et elle continue de publier des études indépendantes sur l’art et la politique.

A 82 ans, elle continue de dénoncer les injustices dans le monde, défendant la cause palestinienne et les droits des Palestiniens en Amérique et ailleurs, sans jamais s’éloigner d’injustices

plus grandes comme l’impérialisme. En tant qu’« Arabe de gauche », Halaby veut depuis des décennies utiliser l’art et la culture visuelle comme moyen de faire avancer les questions de justice sociale.

Elle a rappelé comment son intérêt pour l’abstraction découle de ses efforts pour saisir et comprendre la réalité, mais combien cette approche est alors devenue une sorte de prisme ouvrant sur d’autres questions.

Halaby a aussi fait référence à la série Kafr Qasem commencée en 1999, qui illustre le massacre qui eut lieu le 29 octobre 1956, à la veille de la Guerre du Sinaï. Le massacre réalisé par la Police des Frontières israélienne (Magav) conduisit au meurtre de 48 civils arabes, dont beaucoup de femmes et d’enfants. Les victimes ont été abattues aveuglément alors qu’elles rentraient chez elles après la journée de travail pendant un couvre-feu (dont elles n’avaient pas été informées), imposé 30 minutes plus tôt ce jour-là. Pour cette série, elle a interviewé de nombreux survivants et proches des victimes. Les œuvres témoignent d’un départ de l’abstraction vers un dessin figuratif plus documentaire, mettant à nouveau au premier plan son engagement à utiliser l’art comme un moyen de mettre en avant les questions liées à la justice sociale.

 

«Dans l’art arabe, voir est un processus analytique et réfléchi », dit-elle. « Cette impression est l’expérience d’un langage visuel qui reflète la symétrie de la croissance dans la nature. » Dans son livre emblématique Liberation Art of Palestine. Palestinian Painting and Sculpture in the Second Half of the 20th Century (New York, 2001), Halaby a mené 46 entretiens avec des artistes palestiniens de premier plan. Elle y inclut des commentaires et analyses sur la façon dont la peinture et la sculpture palestiniennes contribuent (dans la plupart des cas) à l’histoire d’un peuple qui autrement est déstabilisé, muet et réduit au silence. « La Palestine regorge de sujets épiques », écrivait Halaby en 1989, « il semble que, où que vous regardiez, qui que vous interrogiez, quelle que soit la porte à laquelle vous frappez, vous trouvez un sujet pertinent pour du grand art. »

Une chose qui rend Halaby si intéressante, c’est sa capacité à transcender et à dépasser le regard occidental quant à l’abstraction. En équilibrant les frontières de l’art et de l’engagement politique, de l’abstraction et des influences islamiques qui vont de la géométrie, de la calligraphie et de l’architecture, en passant par les styles figuratifs et plus documentaires, l’art de Halaby représente une rupture avec les principes souvent cités des approches occidentalo-centrées sur l’abstraction. Halaby définit ses œuvres comme matérialistes – signifiant qu’elles sont en dialogue avec le monde objectif qui l’entoure. Pourtant elles diffèrent de la réalité vue dans la perspective de la photographie, par exemple, étant donné qu’elles sont des représentations plates de notre monde en mouvement – pleines de couleurs riches, de formes habiles, de lumière et de mouvement. Les œuvres font référence à des formes naturalistes comme les oliviers et des figures comme les rectangles qui, pour Halaby, contiennent des références symboliques à la justice sociale et au peuple palestinien.

Peu de personnes pourraient délivrer un tel témoignage de la proche parenté entre art et militantisme autant que Halaby. Pendant soixante ans, elle a maintes fois prouvé qu’un engagement rigoureux envers l’art et la politique n’est pas mutuellement exclusif. Au contraire, ils se chevauchent. À regarder toutes les couches et textures de ses œuvres, son engagement dans l’expérimentation, la justice sociale et l’érudition, on reste avec l’impression qu’on n’a pas encore accordé à ce jour à l’oeuvre de toute sa vie l’attention et l’éclairage qu’elle mérite.

Halaby a conclu son exposé en déclarant qu’elle a toujours cru que l’art peut provoquer un élan révolutionnaire. Evoquant le coefficient social de l’art, surtout pour la cause palestinienne et l’esprit de gauche arabe, elle a ajouté que les artistes ont une responsabilité sociale à agir que « nous ne devrions jamais oublier.»

par Dorian Batycka

Article original paru le 2 mai 2019 sur Hyper- allergic. Traduction Agence Media Palestine

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