
Pianiste belge d’origine arménienne, Laurence Mekhitarian revient sur sa découverte de la résistance palestinienne à travers le prisme musical.
J’avais le désir depuis très longtemps d’un « retour en Palestine ». J’y étais déjà allée en 1979 avec mon père, invité par le Patriarcat arménien de Jérusalem. Des années plus tard, ma conscience plus précise d’une réalité politique m’a incitée à y retourner en ma qualité de musicienne.
Ma rencontre avec une jeune violoniste, Liesbeth Debruyne, engagée pour donner des cours de violon au conservatoire Edward Saïd à Ramallah, a été l’occasion d’un premier voyage en été 2011. En rentrant de ce séjour d’un mois, mon désir d’y retourner était clair ; cinq autres voyages ont suivi, le dernier en 2019.
J’aimerais pointer quelques faits qui m’ont frappée, enrichie, transformée, en élargissant mon espace intérieur tant sur le plan humain que musical. Je découvrais un pays inconnu avec mes repères de pianiste de formation occidentale. Là-bas, j’étais une inconnue, me découvrant grâce aux partages vécus dans un environnement humain chaleureux, ouvert à la communication, la curiosité et la générosité, le tout sur un fond inévitable d’inquiétude et de violence dont je recevais des témoignages quotidiennement, mais tout cela n’entamait nullement la volonté de chacun de poursuivre ses activités.
Liesbeth avait organisé pour moi un planning de cours avec des élèves du conservatoire. J’avais également préparé un programme de récital autour des « Scènes de la forêt » de R. Schumann en relation avec d’autres pièces sur le thème du voyage à travers l’histoire musicale, en n’oubliant pas la musique arménienne qui me permettait certains échos avec la réalité palestinienne, dans ce qui déchire le pays depuis des décennies. Ce parallèle avec mes origines arméniennes m’a révélé une certaine justesse de ma présence dans un sentiment de fraternité. Lors de ce premier séjour, j’ai eu l’occasion de circuler dans le pays, de découvrir les autres “branches” du Conservatoire implantées à Jérusalem, Bethléem et Naplouse. J’y ai donné des cours et des concerts commentés qui m’ont renvoyée à une double question : d’une part, celle du désir et de l’aptitude des jeunes musiciens à s’intéresser et à assimiler une tradition musicale occidentale, d’autre part, celle de ma propre ignorance de leur tradition orientale.
J’ai été invitée à participer également à des cours résidentiels d’été à Birzeit. J’y ai assuré, entre autres, un atelier sur le thème du « silence » : un silence m’étant particulièrement sensible, celui du négationnisme lié au génocide des Arméniens de 1915. Le silence présent dans l’expérience musicale renvoie à celui que chacun peut éprouver dans sa vie quotidienne. Leur attention étant stimulée, les jeunes ont évoqué la nuit, la prière, la lecture, la liberté, le vol d’oiseaux ou, à l’opposé, les espaces restreints et le bruit permanent.
C’est à Birzeit que j’ai eu l’occasion de rencontrer en 2013 un groupe d’enfants venant de Gaza, accompagnés de leurs professeurs. Nous avons travaillé avec eux un répertoire de pièces à 4 mains que nous avions rassemblées avec Dina Shilley, pianiste et compositrice, professeur au conservatoire de Ramallah. C’est alors que j’ai fait la connaissance d’Elena Alleddawi-Goutieva, pianiste d’origine russe mariée à un médecin palestinien de Gaza, qui, peu après, m’a demandé si je pouvais la remplacer pour ses cours à Gaza durant son congé de maternité. Elle m’a accueillie chez elle durant les deux mois de janvier et février 2014. J’ai ainsi partagé la réalité quotidienne de sa famille, travaillant tous les matins mon piano à l’école de musique et donnant les cours tous les après-midi entre 14 et 20h.
En repensant à ce séjour, je revis le choc qu’il a provoqué en moi, l’éveil d’une énergie soulevée par un besoin de partage, stimulée par une attention intense, chaleureuse, à travers la reconnaissance particulière du simple fait d’être là.
Plusieurs moments forts me restent en mémoire :
- l’organisation d’un concert avec les élèves au tout nouvel Institut français lors d’un vernissage qui a rassemblé un énorme public dont la joie et l’enthousiasme étaient très visibles dans ces circonstances exceptionnelles.
- une visite au camp de Jabalia grâce à Sarah Katz, activiste française. Le programme que j’ai interprété dans le centre Ibn Sina, a été sans doute le moment le plus intense de mon séjour; personne en effet n’y avait jamais assisté auparavant à un concert de musique classique. La petite salle était éclairée par une simple ampoule reliée à un générateur sur lequel était aussi branché un piano électrique prêté par le Conservatoire. Chopin, Bach, Komitas et Schubert ont sans doute d’autant plus atteint les cœurs et les oreilles d’un public entassé, dans la lumière baissant progressivement et dans une écoute de plus en plus calme, notamment chez les enfants, assis au premier rang et peu habitués à une attention silencieuse. La barrière de la langue avait trouvé un chemin de communication à travers la musique et le piano.
- un autre moment inattendu a été ma visite à l’université Al -Azhar, grâce à un contact avec une ancienne étudiante de Marianne Blume qui y avait enseigné durant dix ans. A mon arrivée à l’université, on m’a demandé de donner un cours. Prise au dépourvu, j’ai expliqué, en français bien sûr, les raisons de ma présence à Gaza dans mon cheminement personnel. C’est ce « cours » improvisé qui m’a permis d’articuler le sens de ma propre quête intérieure, sur les plans personnel et musical, en lien avec mes origines arméniennes, en particulier celles de mon père né en Égypte et parlant arabe, et questionnant mon éducation à la fois orientale et occidentale, ma formation musicale classique en résonance avec les musiques orientales. (Je m’étais essayée à quelques cours de qanoun et j’avais également reçu avec émotion une pièce pour piano d’une jeune compositrice palestinienne vivant aux États-Unis, Donia Jarrar, que j’avais étudiée et jouée sur place. Par la suite, je me suis aussi intéressée à d’autres compositeurs d’origine arabe ayant écrit pour le piano). Mon exposé s’est terminé par la récitation d’un poème arménien faisant l’éloge des chansons comme étant des « remèdes aux peines sans remède ».
Je suis retournée en Palestine en automne 2014 et en 2015. J’espérais retourner à Gaza, ce qui n’a plus été possible.
Mon dernier voyage s’est fait en juillet 2019 avec une jeune collègue belge, Loreline De Cat. Nous avons donné des cours d’initiation au piano à de jeunes chanteurs de Bethléem et Hébron du chœur Amwaj créé par Mathilde Vittu.
J’aimerais enfin rendre hommage à trois personnes qui, par leur enthousiasme, leur combat et leur soutien à la culture et à l’éducation, sont des piliers de la vie musicale en Palestine : Rima Tarazi, une des fondatrices du Conservatoire et de l’université de Birzeit, Tania Naser, sa belle-sœur, chanteuse, et Nadia Abboushi, pianiste, sœur de Hanan Ashrawi.
Dans ma quête de mes « lointains intérieurs », ces voyages m’ont confrontée, à travers la musique, à la réalité d’un combat, d’une résistance et d’un désir de vérité qui porteront toujours en eux un espoir de justice dans un sentiment d’humanité et de fraternité partagées.
Laurence Mekhitarian