Taysir Batniji, un artiste palestinien de Gaza, au message universel

Quand je vivais à Gaza, j’ai rencontré plus d’une fois Taysir. Alors qu’un coopérant français et moi-même montions  Antigone avec les élèves du Centre culturel français, il nous avait offert sans hésitation un de ses tableaux pour illustrer l’invitation officielle. Sa gentillesse, sa modestie et en même temps, sa soif de créer et de se renouveler m’avaient impressionnée. Depuis, il vit en France où il poursuit son activité artistique avec succès. Du 19 mai 2021 au 9 janvier 2022, on peut voir une exposition rétrospective de son œuvre, “Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse“, au MAC/VAL à Vitry-sur-Seine.

 

Taysir vit dans le quartier populaire de Shuja’iya à Gaza. Au début, il peignait essentiellement mais, progressivement, il a diversifié les moyens d’expression et il utilise aussi bien la photo que la vidéo, l’installation que la sculpture. Ce qui lui importe, c’est ce que le médium lui permet de faire. Il l’explique dans une interview : « Je n’ai pas complètement abandonné la peinture, j’ai abandonné la peinture dans les termes traditionnels, dans la toile. C’est arrivé à la fin de mes études aux beaux-arts. J’ai senti que la peinture ne pouvait plus me satisfaire et je n’arrivais plus à dire ce que j’avais envie de dire avec elle. Cela correspondait à une période où j’avais envie que mon travail soit connecté à mon histoire, à mon vécu, à ma vie en tant qu’artiste palestinien. J’ai senti que la peinture n’était plus le médium qui me permettait de m’exprimer. La peinture est une démarche intérieure alors je suis allée vers d’autres supports pour m’intéresser à ce qu’il se passe autour de moi, au contexte dans lequel je travaille et j’ai commencé à faire des installations. Cette recherche d’un langage artistique est liée à ma recherche d’identité. »

Il dit ne pas trop aimer qu’on le qualifie de franco-palestinien : « Même si je ne suis pas contre l’idée d’une identité composée – car pour moi l’identité n’est pas un bloc pur et fermé… »

Mais alors, quel est l’impact sur son œuvre de sa palestinité? A cette question, Taysir répond sans faux-fuyants.

« Je pense- et c’est valable pour tous, qu’on soit palestinien, français, grec ou autre – que l’environnement, et le contexte dans lequel nous vivons, a un impact important sur notre manière de voir le monde, sur nos comportements et sur la manière dont nous nous exprimons.

Bien sûr, le fait d’être palestinien a une influence importante sur mon travail. Je suis né à Gaza en décembre 1966; six mois avant la “Naxa” (1967) et l’occupation par Israël de toute la Palestine. J’ai grandi avec/sous l’occupation. Que je le veuille ou non, ma manière de voir le monde ou d’être au monde est forcément impactée par cet évènement traumatique et par mon vécu et mon histoire ainsi que par mon présent.

En cela, je ne suis pas différent de n’importe quel autre Palestinien qui est né et vit ou a vécu sous l’occupation. Dans ce genre de contexte, l’expérience personnelle est quasi inséparable de l’expérience collective.

Sans que ce soit une tâche ou un devoir que je me sois imposé, mais par nécessité et tout à fait de manière spontanée, mon travail tente de rendre compte de mon expérience en tant que Palestinien, mais aussi en tant qu’homme et artiste. Mes œuvres questionnent l’histoire et l’actualité ou le contexte politique en général, mais elle reflètent aussi mon quotidien, mon univers personnel et intime, mes préoccupations artistiques et mon regard sur le monde.

J’ai eu toujours à cœur d’inscrire ma démarche artistique dans un espace humain et universel, afin que la lecture de mon œuvre ne se limite pas à la seule dimension politique et pour que mes œuvres puissent vivre et communiquer au-delà de l’évènement ou de la situation qu’elles évoquent. Pour cela, dans mes œuvres, même celles qui traitent de sujets graves et d’événements dramatiques, j’ai souvent recours à la fiction et au détournement ((GH0809, 2010 et Wallpaper, 2015), à l’humour parfois (Rire, 2014 ou la série Zéro, 2014-2019). Beaucoup de mes œuvres tentent d’établir un dialogue avec l’histoire de l’art (Watchtowers, 2008, Imperfect Lovers, 2013)… »

Taysir Batniji vit entre la France où il a fondé famille et Gaza quand il peut y rentrer. Palestinien sûrement mais avant tout artiste. Un artiste qui, depuis Paris, regarde sa Palestine et la dit au travers de son expérience personnelle.

Pouvait-il choisir une œuvre ou deux pour le bulletin ? Difficile, répond Taysir, car « toutes les œuvres me tiennent à cœur. » Mais il a fallu choisir.

La première : la série GH0809 #2 (Gaza Houses 2008-2009). Lors de l’agression israélienne contre Gaza de 2008-2009, qui a fait 1330 morts et 5450 blessés palestiniens, Taysir était en France, dans l’incapacité de rentrer chez lui. Il a demandé à un ami journaliste de photographier, avec des consignes strictes, les bâtiments bombardés. Dans le lot de photos, il en a sélectionné vingt qu’il a présentées sous forme d’annonces immobilières (surface, nombre de pièces, orientation, nombre d’habitants…). Une manière de garder la mémoire mais aussi un moyen d’échapper aux informations sans âme des médias et de présenter la réalité sous une forme inattendue à un public non averti. Sous l’aspect rigoureux de l’annonce, une manière de montrer de manière objective/subjective la réalité des destructions.
Quartier du hameau Abed-Rabbo, 100 m de la route principale. Superficie : 400m2. Maison sur pilotis (mezallah), rez-de-chaussée ouvert sur le jardin. 1e étage : 2 appartements avec 3 chambres, cuisine, salle de bain/WC. Jardin de 100m2. Au sommet d’un petite colline, vue splendide sur des vergers. Nombre d’habitants : 3 familles

 


Deuxième choix :
À géographie variable, 2012 Gravure laser, 42 cure-dents, 6,5 x 9 cm, cadre 19 x 22 cm (dans l’exposition : “Quelques bribes arrachées au temps qui se creuse

Depuis plus de vingt-cinq ans, Taysir s’intéresse à l’exil, au temps, au conflit et à la géographie. « Jouer avec l’espace. Avec des feuilles de cigarette pliées « en deux 49 fois de suite », comme le propose Georges Perec, ou avec quarante-deux cure-dents (objet préhistorique, aujourd’hui prosaïque et ultra-globalisé, à la fois fragile et blessant) consciencieusement collés les uns à côté des autres et gravés au laser d’une cartographie de notre monde. 510,1 millions de kilomètres carrés réduits à 9 centimètres. La terre est finalement peu de chose. »

Marianne Blume

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