Bulletin N°77
Véhicule important de l’identité palestinienne, les institutions culturelles palestiniennes tentent de se développer, envers et contre tout.
Les photos ont été vues des milliers de fois, elles datent du 10 août 2018. Synthétiseur, ampli, enceintes et micros sont installés dans des décombres… De jeunes musiciens jouent devant des dizaines d’enfants… Ces ruines sont celles du centre culturel Said Al-Mishal de Gaza, bombardé la veille par des avions de combat israéliens. “(Il) venait d’être écrasé, cinq étages comme un biscuit“, écrit de Gaza l’auteure Huda Abdelrahman Al-Sadi. Elle poursuit :
“Pourquoi détruisent-ils nos souvenirs, nos rires ?
Ce bâtiment ne représente pas qu’un bâtiment culturel mais davantage. Chaque mur garde dans ses bras les rires après chaque spectacle, les souvenirs de chaque répétition, les idées de chaque pièce, des chansons, nos âmes, nos talents, nos loisirs. Notre jeunesse, les rêves des jeunes privés de la vie des autres jeunes du monde, avaient grandi entre ces murs.
Pour moi et pour d’autres ce bâtiment n’avait donc jamais été un bâtiment, il était le monde dont en tant que Gazaouis on était privés — le monde qu’on n’a jamais vu !“[1]
Le Centre Said Al-Mishal, créé en 2000, était l’unique institution du territoire de Gaza totalement indépendante; le Hamas avait tenté en vain de lui imposer sa loi.
Ce concert… ? Une riposte. Une réponse. L’expression d’une culture vivante.
Partout, chaque jour, des artistes palestiniens, hommes et femmes, créent et se font connaître. Là un cinéaste, ici un styliste, un photographe, un architecte… Certains sont là-bas, d’autres en exil, d’autres encore circulent d’un pays ou d’un continent à l’autre.
Si les déplacements – gage d’échanges entre les individus et de confrontations avec les oeuvres et les cultures – sont souvent impossibles pour la plupart des Palestiniens (voir Bulletin n°76, L’enseignement de l’art en Palestine), d’aucuns s’emploient, à l’initiative de Elias Sanbar et de l’artiste français Ernest Pignon-Ernest, à offrir cette rencontre sur place par la création – en Palestine – d’un Musée d’art moderne et contemporain. La collection est constituée d’oeuvres (340 à ce jour) données par des artistes européens et arabes. Ce futur musée est actuellement itinérant avant de déménager un jour à Jérusalem où un terrain est déjà en vue. (Les restrictions exercées par les douanes israéliennes n’offrent pas les garanties nécessaires à des prêts à la Palestine.) Après deux expositions à Paris, la collection “Pour un musée en Palestine” est présentée en ce moment et jusqu’au 15 janvier 2019 à l’Institut du monde arabe-Tourcoing[2].
C’est la culture palestinienne elle-même qui est le fondement de la création récente de deux nouveaux musées. Le Musée Palestinien de Birzeit(nord de Ramallah) trouve place dans un bâtiment prestigieux du bureau d’architecture Heneghan Peng réalisé avec des fonds réunis par l’ONG palestinienne Taawon-Welfare Association qui en a confié la direction, depuis ce mois de septembre, à Adila Laïdi-Hanieh.
La gestation prit des années, les débuts furent chaotiques, des divergences de vue rédhibitoires, la première exposition fut annulée. En mai 2016, on inaugura officiellement des salles vides… Une première exposition “Jerusalem Lives” eut lieu en 2017. “Le but de cette exposition était de nous permettre de penser de façon créative la manière de résister à l’hégémonie de l’occupation israélienne (…), mais aussi de montrer Jérusalem aux Palestiniens qui ne peuvent pas s’y rendre”, explique la curatrice Rim Fadda. L’exposition actuelle “Labour of Love” ouverte jusqu’au 31 janvier 2019 est consacrée à la broderie palestinienne, autre forme de résistance.
Plus modeste par sa taille et par son budget, le Palestine Museum US est le premier musée consacré à l’art palestinien en Amérique du Nord et du Sud. Il a pour ambition proclamée de changer l’attitude des Américains envers les Palestiniens. Situé à Woodbridge, Connecticut (à 150 km de Manhattan), le musée a été inauguré en avril dernier. Il n’est certes ouvert que le dimanche, mais sa création et les activités organisées font parler de lui et de la Palestine.
Son fondateur et directeur est l’homme d’affaires palestino-américain Faisal Saleh. Arrivé aux États-Unis en 1969, Saleh est né en 1951 à Al-Bireh (Ramallah) dans une famille de réfugiés du village palestinien de Salameh (Jaffa).
“Pour moi, ce musée a deux objectifs principaux”, dit-il. “L’un consiste à utiliser l’art pour raconter l’histoire du peuple palestinien, ses souffrances, ses ambitions et ses rêves. Montrer aux Américains que les Palestiniens comprennent des artistes, des poètes et des photographes, et qu’ils ne sont pas que des terroristes, tels qu’ils sont décrits dans les médias. Le deuxième objectif est de fournir aux Palestiniens un lieu qui présente leur culture, qui célèbre leur excellence tout en leur offrant une fierté. ”
Il est soutenu dans son projet par l’artiste de renommée mondiale Samia Halaby (née à Jérusalem en 1936, basée à New York) : “J’espère qu’ils en apprendront plus sur notre existence en tant que peuple, nous considérant comme des créateurs plutôt que des victimes arriérées, comme la presse est encline à nous présenter“.
Outre les compositions abstraites de Samia Halaby, le musée présente également l’art expressionniste de Mohamed Saleh Khalil (né en 1960, vit à Ramallah où il a fondé le Forum des jeunes artistes), les oeuvres de Manal Deeb (née à Ramallah, vit et travaille à Washington, ses recherches calligraphiques mêlées à des techniques numériques traitent de thèmes comme l’identité, la Palestine, l’exil…), et les portraits de Malak Mattar – une artiste autodidacte de dix-huit ans, originaire de Gaza. En plus de mettre en lumière des artistes visuels, le musée présente des objets historiques et des vêtements, des photographies anciennes et contemporaines, des médias numériques et des performances en direct.
Dans une interview accordée à Haaretz à l’occasion de l’ouverture du “Palestine Museum US”, Faisal Saleh raconte qu’il a de bonnes relations avec la communauté juive voisine, mais que malgré l’invitation qu’il a lancée à la Fédération juive de New Haven, aucun de ses membres n’a encore effectué de visite. Les deux parties se rendent compte qu’une telle visite n’aura pas lieu dans un avenir proche. Le directeur constate aussi que les Palestiniens ne viennent pas en masse, pour le moment. “Il se rend compte que tant que le musée se trouvera dans un immeuble de bureaux dans une ville tranquille du sud du Connecticut, loin des centres artistiques et médiatiques animés des grandes villes comme New York ou Philadelphie, il restera en marge du discours public.” (Tzach Yoked, Haaretz, 17 mai 2018)
“Pendant de nombreuses années, les Palestiniens – aux Etats-Unis en particulier et en Occident en général – ont regardé passivement les médias et les forces hostiles à la Palestine donner une image d’eux très négative”, affirme Faisal Saleh. “Ils ont été déshumanisés, d’une certaine façon. On trouve qu’il est temps que le monde sache qui sont vraiment les Palestiniens“. (23 avril 2018, i24NEWS).
[1]Huda Abdelrahman Al-Sadi, Gaza, 20 août 2018, www.larevuedesressources.org
[2]https://ima-tourcoing.fr/institut-monde-arabe/exposition-pour-un-musee-en-palestine/
Par Catherine Fache