Avec l’annonce par le gouvernement israélien de son projet d’annexion de larges pans du territoire palestinien, les analystes sont de plus en plus nombreux à parler d’apartheid. L’annexion rend en effet plus visible la réalité d’un seul Etat, avec des droits inégaux pour les Palestiniens et les Israéliens. Néanmoins, le terme d’apartheid peine à faire son apparition dans les discours officiels.
La première personnalité publique internationale à avoir utilisé le terme d’apartheid est l’ancien président américain Jimmy Carter. En 2006, ce dernier publie un livre intitulé « Peace, not apartheid » (« La paix, pas l’apartheid ») qui provoque alors des réactions indignées aux Etats-Unis et en Israël. Se justifiant face aux critiques, Carter précise néanmoins qu’il restreint l’utilisation du terme au territoire palestinien occupé, non à Israël-même.
Réuni en novembre 2011 au Cap, en Afrique du Sud, le Tribunal Russell sur la Palestine – tribunal de conscience international auquel l’ABP a activement participé – conclut de la même manière à l’existence d’un système d’apartheid dans le territoire occupé, en tempérant par contre son verdict quant à la situation qui prévaudrait en Israël même.
C’est en 2017 que le terme d’apartheid commence à être appliqué à la situation des Palestiniens, indépendamment des divisions territoriales. Cette année-là, la politologue Virginia Tilley et l’ancien Rapporteur spécial des Nations Unies Richard Falk rédigent un rapport sur « Les pratiques israéliennes à l’égard du peuple palestinien et la question de l’apartheid ». Publié sous l’égide de la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale (CESAO) des Nations Unies, il conclut à l’existence d’un système d’apartheid appliqué aux Palestiniens en général « qu’ils vivent sous occupation, comme les résidents de Jérusalem-Est, dans des camps de réfugiés, comme cibles d’attaques périodiques massives à Gaza, ou comme minorité discriminée en Israël. » Le fait que ce rapport soit publié avec l’imprimatur des Nations Unies entraine des pressions énormes sur le Secrétaire général António Guterres et in fine son retrait du site de la CESAO. Devant cette décision, la directrice exécutive de la CESAO, Rima Khalaf, démissionne en signe de désapprobation.
Deux ans plus tard, les annonces répétées d’annexion de la part du gouvernement israélien rendent l’oppression et la discrimination systématiques des Palestiniens de plus en plus visibles. En novembre 2019, Michael Lynk, le Rapporteur spécial des Nations Unies pour le Territoire palestinien occupé, déclare alors que l’annexion « ne fera que confirmer la réalité d’un seul État, caractérisé par un système rigide à deux niveaux de droits juridiques et politiques, fondé sur l’ethnicité et la religion. Cela répondrait à la définition internationale de l’apartheid, » Quelques mois plus tard, en mai 2020, Michael Lynk réitère son propos : « Si les plans d’annexion d’Israël se réalisent, ce qui resterait de la Cisjordanie deviendrait un bantoustan palestinien, un archipel de territoire déconnecté, complètement entouré et divisé par Israël et sans lien avec le monde extérieur. Le plan cristalliserait un apartheid du 21e siècle, laissant dans son sillage la disparition du droit des Palestiniens à l’autodétermination. Légalement, moralement, politiquement, c’est tout à fait inacceptable. »
Le fait qu’un Rapporteur spécial en exercice ose utiliser le terme, sans pour autant provoquer les mêmes réactions indignées que par le passé, montre que la perception de la situation évolue. Et la perspective de l’annexion délie également les langues en Israël. Fin janvier 2020, douze anciens ambassadeurs israéliens publient ainsi une carte blanche dans plusieurs médias internationaux, dont le Standaard, dans laquelle ils qualifient le plan Trump pour le Moyen-Orient de « plan bantoustan » et de « feuille de route pour l’apartheid 2.0.» Le 17 avril 2020, ce sont cinquante-six anciens membres de la Knesset qui déclarent, quant à eux, que « l’annexion porterait un coup fatal à la possibilité de paix et signifierait l’établissement d’un État d’apartheid. »
Au niveau européen, les déclarations officielles restent pourtant prudentes. La seule déclaration se rapprochant d’une reconnaissance de l’apartheid est prononcée par Federica Mogherini, la précédente Haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères, le 7 février 2017 à l’occasion du vote sur la loi de régularisation des avant-postes (colonies jusque-là considérées comme illégales par Israël) : « Si elle était appliquée, la loi entérinerait encore davantage la réalité d’un seul État, caractérisé par l’inégalité des droits, l’occupation perpétuelle et le conflit.» Son successeur, Josep Borrell, n’a pour sa part pas encore pris position sur le sujet.
Enfin, au niveau belge, la résolution votée le 25 juin par le Parlement fédéral par une large majorité mentionne, dans ses considérants, la lettre des douze anciens ambassadeurs israéliens et les déclarations du Rapporteur spécial Michael Lynk, ainsi que celles des cinquante-six membres israéliens de la Knesset dans ses développements, mais ne conclut pas pour autant à l’existence d’un apartheid. C’est du Représentant permanent de la Belgique au Conseil de sécurité des Nations Unies qu’est finalement venu le positionnement le plus avancé de la Belgique. Lors du débat récurrent sur le processus de paix au Moyen Orient au sein du Conseil le 24 juin dernier, le représentant belge a en effet déclaré : « La Belgique est également préoccupée par l’impact négatif d’une telle démarche (l’annexion) sur les droits de l’homme et sur la situation humanitaire dans le territoire occupé, notamment par l’imposition potentielle d’un système à deux niveaux de droits politiques, sociaux et économiques inégaux, fondé sur l’ethnicité.” Une formulation qui ressemble étrangement à la définition d’un système d’apartheid.
Les Israéliens, eux, disent « apartheid » !
Apartheid, un gros mot pour beaucoup d’âmes sensibles en Europe et ailleurs. Pourtant, en Israël, certains n’hésitent plus à l’utiliser. Surtout depuis la promesse de Netanyahou d’annexer la Cisjordanie. Cependant, avant même cette promesse, en 2009, un éminent géographe israélien, Oren Yiftachel, analysant toutes les composantes de l’occupation et la situation en Israël, parlait déjà « d’apartheid rampant ». En 2012, l’Express n’hésitait pas à titrer à propos d’un sondage réalisé en Israël : « Israël: une majorité favorable à un régime d’apartheid si la Cisjordanie est annexée. » En 2015, Bradley Burston, journaliste israélien du Haaretz, qui refusait jusque-là le terme d’apartheid comme une attaque contre Israël, écrivait: « Notre Israël est ce qu’il est devenu: Apartheid. » En 2017, Ehud Barak, ancien Premier ministre, prévenait que si Israël continuait sa politique de contrôle de la Méditerranée au Jourdain, on était sur « la pente glissante de l’apartheid ». Ne voyant pas que l’apartheid était déjà en place… En 2018, Avraham Yehoshua, auteur israélien de renommée internationale, déclarait dans une interview sur la loi « Etat nation juif » et ses conséquences : « C’est un apartheid léger, qui ne dit pas son nom. » En 2019, Haaretz publie un article sur la nouvelle route qui relie les colonies à Jérusalem intitulé : « Ouverture de la nouvelle route de l’apartheid de Jérusalem, séparant les Palestiniens et les colons Juifs ». Depuis la promesse d’annexion de la Cisjordanie, le spectre des utilisateurs du mot apartheid s’est élargi jusqu’à la droite israélienne (Dmitry SHUMSKY, The Message: West Bank Annexation = Apartheid, Haaretz, 07/07/2020). Mais, comme dans le cas d’Ehud Barak, ils font abstraction de l’apartheid existant. En 2020, l’organisation israélienne de défense des droits humains B’tselem déclare que c’est « l’apartheid, non la paix », dans un jeu de mots sur le titre du livre de Jimmy Carter « La Palestine : la paix, non l’apartheid ». D’autre part, cinq cents professeurs d’études juives en Israël et dans le monde, dans une pétition , dénoncent les conditions de l’annexion qui, « fondée sur l’origine raciale, ethnique, religieuse ou nationale est définie comme des «conditions d’apartheid» et un «crime contre l’humanité (…).» Enfin, Yesh Din, une organisation des droits humains israélienne, dans un rapport de 58 pages, conclut sans ambiguïté : le crime contre l’humanité d’apartheid est perpétré en Cisjordanie. Quant à Zehava Galon, du parti Meretz, qui disait déjà en 2017 que le gouvernement de Netanyahou opérait « au service du lobby de l’apartheid », elle est à l’origine d’un nouveau rapport dénonçant le « blanchiment » du vocabulaire: « Ce n’est pas une annexion, c’est l’apartheid. » etc. Qu’attendent donc les organisations internationales, les ONG européennes pour utiliser à leur tour ce vocabulaire éminemment congruent ? Marianne Blume |