La Dr Yara Hawari est écrivaine et analyste politique pour Al Shabaka. Elle dresse ici des pistes de réflexion sur les conditions de l’élaboration d’un nouveau consensus national palestinien.
L’avenir des Palestiniens a longtemps été discuté sans eux ou dans un cadre imposé et limité. En effet, dans les espaces politiques traditionnels, la plupart des idées sur le futur posent plutôt systématiquement l’endiguement des Palestiniens autochtones et la sécurité de l’État colonisateur israélien comme leur principale préoccupation. La manifestation la plus récente en est la «Vision pour la paix» publiée par l’administration du président américain Donald Trump.
Cette «vision» est bien loin du mandat politique révolutionnaire de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), créée dans les années 1960, dont l’objectif était de libérer la Palestine et son peuple du projet des colons sionistes qui a établi Israël. Elle est aussi loin de la solution à deux États, qui a été imposée comme l’avenir le plus approprié et le plus réalisable pour les Israéliens et les Palestiniens et a été intégrée dans un récit selon lequel Israël et la Palestine étaient deux groupes nationaux en guerre plutôt que le résultat du projet sioniste.
L’adoption de ce récit était implicite dans le plan en dix points de l’OLP en 1974 et est devenue explicite au Conseil national palestinien en 1988. Elle a été encore renforcée par les accords d’Oslo au début des années 1990, qui fixaient un calendrier pour la réalisation de l’État palestinien sur les territoires occupés en 1967. Le cadre politique antérieur de l’OLP d’une lutte anticoloniale a été renversé, déplaçant l’objectif de libération collective vers un autre qui donnait la priorité au succès individuel et à l’enrichissement derrière la façade d’un «État en attente de réalisation».
Ce changement politique et discursif a également entraîné une transformation fondamentale de la société civile palestinienne, qui est devenue largement dépendante du soutien des donateurs extérieurs et a fixé-immobilisé une grande partie de la capacité palestinienne d’imagination collective dans le cadre d’un agenda politique très spécifique, marginalisant à la fois les réfugiés et les citoyens palestiniens d’Israël. Pendant qu’Israël passe de l’annexion de facto à l’annexion de jure du reste de la Cisjordanie occupée, de nombreuses tierces parties tiennent désespérément à la solution à deux États comme celle qui protège le mieux leurs intérêts diplomatiques et commerciaux avec Israël. Son habillage nationaliste est également attrayant en particulier parce que l’État a été le prisme dominant à travers lequel la libération est imaginée. Oui, l’acharnement à limiter la vision collective palestinienne au cadre d’un État dans les lignes de 1967 a été largement couronné de succès. (…)
Élaborer un consensus collectif
(…) La recherche d’un consensus doit être un élément essentiel dans l’articulation d’une vision future qui aborderait le peuple palestinien dans son intégralité. Le consensus (ijmaa’ en arabe) est défini comme un agrément ou un accord conclu par un collectif ou un groupe de personnes. Le terme peut désigner à la fois le processus et la décision finale elle-même. Contrairement au vote à la majorité, qui peut conduire à des résultats litigieux et exclure de larges segments de la population, le consensus exige que toutes les personnes impliquées parviennent à un accord négocié. Le processus peut également faciliter l’établissement d’un réseau de confiance entre les différents groupes et parties. En l’absence de souveraineté et d’autonomie (en particulier dans les situations coloniales), il est nécessaire de penser à un consensus plus révolutionnaire – un consensus qui vienne du peuple d’une manière qui n’est pas nécessairement possible à travers ce qui est considéré comme des procédures et des institutions démocratiques standard . L’histoire palestinienne nous fournit des exemples dans lesquels le consensus révolutionnaire faisait partie du processus politique, ainsi durant les premiers jours de l’OLP et durant la première Intifada ou dans des manifestations-expressions plus contemporaines. Les premiers documents politiques de l’OLP, y compris la charte nationale et les statuts. ont été approuvées par une assemblée de 422 Palestiniens qui se sont réunis à Jérusalem et qui comprenait des notables, des chefs locaux, des professionnels tels que des médecins et des avocats, et des représentants d’organisations de femmes (en fin de compte, les femmes n’ont obtenu qu’un nombre limité de sièges). Il y avait une absence notable de ceux des camps de réfugiés et des paysans ou de la classe ouvrière. (…)
Une manifestation-expression plus contemporaine du consensus peut être trouvée au sein du mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) qui a été créé en 2005 à la suite d’un appel de 170 syndicats palestiniens, réseaux de réfugiés, organisations de femmes, associations professionnelles, comités de résistance populaire et autres organisations civiles palestiniennes. Ils ont défendu un consensus sur trois revendications fondamentales:
- La fin de l’occupation et de la colonisation israélienne de toutes les terres arabes et le démantèlement du mur;
- La reconnaissant les droits fondamentaux des citoyens arabo-palestiniens d’Israël à la pleine égalité;
- Le respect, la protection et la promotion des droits des réfugiés palestiniens à retourner dans leurs foyers et dans leurs propriétés comme stipulé dans la résolution 194 des Nations Unies.
L’appel du mouvement BDS était suffisamment large pour aborder l’essence de la lutte palestinienne en mettant en cause le sionisme en tant que structure mais aussi en s’adressant à l’ensemble du peuple palestinien dans les trois régions géographiques. C’était un rejet très clair et affirmé d’Oslo qui avait non seulement exclu deux parties essentielles de la population palestinienne (les réfugiés et les citoyens palestiniens d’Israël), mais également échoué à s’attaquer au problème clé, le sionisme, en tant que projet colonial. En outre, l’appel était une réponse à l’échec et à l’inaction des dirigeants palestiniens, en particulier à la suite de l’avis consultatif de la Cour internationale de justice du 9 juillet 2004 sur le mur de séparation d’Israël. (…) Le plus impressionnant à propos du BDS, ce n’est pas seulement la façon dont il a amené une grande majorité de la société civile palestinienne, y compris les partis politiques, à rejoindre l’appel. C’est aussi la manière dont l’organisation a continué à fonctionner par consensus dans son processus de prise de décision malgré la grande variété de points de vue politiques et sociaux qui sont représentés dans son organe de direction, le BNC (BDS National Committee). Surtout, le BDS lui-même n’est pas un parti politique ni un organe représentatif du peuple palestinien. Mais en tant que mouvement politique, il montre bien la possibilité de parvenir à un consensus parmi les Palestiniens sur des questions fondamentales qui pourraient être revitalisées en un programme politique et une vision du futur. Compte tenu du climat actuel de polarisation politique et du manque de pratique démocratique, cet exemple de consensus mérite d’être rappelé.
Défis et possibilités
Une récente anthologie de nouvelles intitulée Palestine +100 a été publiée dans laquelle des écrivain.es palestinien.nes partagent leur imaginaire dystopique et fantastique de la Palestine en 2048 – cent ans après la Nakba (voir encadré). De nombreuses histoires développent des intrigues plutôt macabres dans lesquelles le régime israélien transforme et adapte son oppression du peuple palestinien en cauchemars de haute technologie. Plus effrayant encore, plusieurs de ces futurs sont hautement crédibles, en particulier compte tenu de la détérioration rapide de la situation sur le terrain. Aujourd’hui plus que jamais, il est impératif que les Palestiniens élaborent des alternatives à de tels futurs possibles et dépassent une direction palestinienne paralysée qui n’a pas été en mesure de contrer la «vision» de l’administration Trump. Dans cet esprit, il est important de considérer les obstacles et les moyens de les contourner. La première pierre d’achoppement dans les discussions sur le futur est celle de la «faisabilité», c’est-à-dire ce qui est considéré comme possible dans le contexte du cadre hégémonique existant.
Dans le cas de la Palestine, le cadre d’Oslo a défini la faisabilité depuis plus de deux décennies, décrétant que l’avenir des Palestiniens doit être défini dans les limites d’un cadre à deux États et que la souveraineté palestinienne ne sera accordée que par étapes, dans un processus conditionnel . Des questions telles que Jérusalem et les réfugiés sont reléguées à un «statut final». (…)Les horizons de faisabilité limitent les options palestiniennes à deux: soit accepter une nouvelle série de négociations qui échoueront presque certainement, soit refuser de telles négociations et être tenu pour responsable de l’obstruction aux efforts de recherche de la paix.
La deuxième pierre d’achoppement que les Palestiniens doivent surmonter est la notion de permanence coloniale dans l’imaginaire du futur. (…)Les colons et les régimes coloniaux cherchent à contrôler les perceptions de la réalité des peuples autochtones et colonisés afin de les emprisonner dans un cycle d’oppression apparemment perpétuel. Imaginer un avenir au-delà de cette oppression est donc un exercice essentiel dans lequel les Palestiniens doivent s’engager. (…)
Un avenir “ faisable ” n’est donc en rien un moyen d’assurer le respect des droits des Palestiniens ou leur libération. Le troisième domaine d’intervention consiste à éliminer-évacuer le discours des organisations non gouvernementales (ONG) et le néolibéralisme. Des années d’ONG-isation et de néolibéralisme en Palestine ont conduit à une dépolitisation du langage et ont limité la perception des royaumes du possible (voir Reclaiming the Political Dimension de Hazem Jamjoum.) Revitaliser un langage de libération et de décolonisation est essentiel et un lexique partagé est vital dans le processus d’imagination collective. Accéder à une vision commune de l’avenir peut sembler impossible dans le contexte actuel de polarisation et de fragmentation politiques. Pourtant, comme nous l’avons vu plus haut, nous avons des exemples dans lesquels les Palestiniens sont parvenus à un consensus sur des questions fondamentales, leur permettant de continuer à travailler et à se mobiliser tout en intégrant la pluralité politique. La culture du consensus doit être nourrie et développée, en particulier dans le contexte d’une société palestinienne géographiquement, socialement et politiquement fragmentée.
Traduit de l’anglais par Ouardia Derriche et Marianne Blume.
Article original paru sur Al-shabaka.org
Palestine + 100 : Stories from a Century after the Nakba, Editrice : Basma Ghalayini, Editions Comma Press (UK), 2019, 222 pages, (en anglais), dédié à la mémoire de Tom Hurndall (1981-2004).
Basma Ghalayini est née à Khan Younis en 1983 ; jusqu’à l’âge de 5 ans, elle a vécu au Royaume Uni, puis elle est retournée dans la Bande de Gaza. Elle a traduit de l’arabe plusieurs courts récits de fiction.
Palestine + 100 réunit sous la houlette de Basma Ghalayini des textes, en anglais, de 12 écrivains palestiniens (3 femmes et 9 hommes, presque tous de moins de 50 ans – 6 textes ont été rédigés en anglais, 6 autres sont traduits de l’arabe) sur leur image de la Palestine en 2048, soit 100 ans après la Nakba ou plus précisément «100 ans après la déclaration par Israël de son Etat bâti sur les décombres des vies palestiniennes ». Les douze histoires sont inégales par le type de sujet, le style et la longueur; elles présentent des visions radicalement différentes de la Palestine de 2048, qui vont de la science-fiction au cauchemar orwellien en passant par la haute technologie futuriste. Les récits soigneusement développés sont parsemés d’inventions; ils sont parfois brillants et même enjoués, souvent tristes et douloureux. Ils ne sont pas dénués d’humour. Dans ce qui est sans doute la toute première anthologie de science-fiction de Palestine, on rencontre des essaims de drones, des insurrections virtuelles, la courbure du temps, des traités de paix couvrant des univers parallèles et même un super héro palestinien. L’expérience Palestine + 100, commencée avec Iraq+ 100, est une sorte de tremplin offert à des écrivains palestiniens pour qu’ils essaient de se défaire des traumatismes de leur histoire ; mais en imaginant l’avenir de leur pays, les auteurs revisitent obligatoirement le présent. |