
En engageant un processus de normalisation entre Israël et ses voisins arabes du Golfe, le duo Trump-Netanyahou montre une nouvelle fois son efficacité à enterrer la question palestinienne, avec la complicité de la communauté internationale.
Par Gregory Mauzé
Le climat de défiance antigouvernementale régnant dans son pays en raison de sa gestion du coronavirus ne sera pas parvenu à effacer le large sourire qu’arborait Benjamin Netanyahou le 14 septembre à Washington. S’adressant à ses concitoyens, le Premier ministre israélien s’apprêtait à signer dès le lendemain lors d’une cérémonie à la Maison-Blanche le document fièrement exhibé : les accords de normalisation des relations d’Israël avec les Émirats arabes unis (EAU) et Bahrein. Obtenus sous la houlette du président états-unien Donald Trump, ils consacrent un été particulièrement faste pour Tel-Aviv. Il s’agit en effet des premières reconnaissances officielles d’Israël dans le monde arabe depuis celles de l’Égypte en 1979, de l’OLP en 1993 et de la Jordanie en 1994.
Pour Israël, ces « accords d’Abraham », d’après le patriarche présent dans les trois grands monothéismes, n’ont pas de religieux que le nom : ils représentent en effet un véritable cadeau du ciel, octroyé sans la moindre contrepartie. Infime concession : renoncer provisoirement au projet d’annexion de jure des parties de la Cisjordanie, ce qui ne remet en aucune manière en cause la poursuite de l’ annexion de facto.
Certes, les régimes concernés, qui n’ont, du reste, jamais été en guerre avec Israël, entretenaient déjà de longue date des relations discrètes avec lui. Leur officialisation est surtout le résultat du surinvestissement de ce dossier par Trump, motivé par des considérations électorales1. Bien que le soutien à Israël fasse l’objet d’un certain consensus aux Etats-Unis d’Amérique (USA), il n’est pas dit que ses successeurs poursuivent son oeuvre avec autant de zèle, en particulier en cas d’alternance lors du scrutin présidentiel du 3 novembre prochain2. Notons enfin que si ces accords bénéficient de la bienveillance de l’Arabie Saoudite, la plus grande puissance de la péninsule ne semble pas encore prête à assumer elle-même le coût politique interne et diplomatique d’une pleine reconnaissance d’Israël.
Une certaine idée de la paix…
Reste que la logique de ces accords de normalisation consacre une nouvelle séquence dans les relations entre Israël et le monde arabe. Après avoir tour à tour refusé toute discussion avec Israël3, puis conditionné sa reconnaissance à l’évacuation des territoires occupés en 1967 (le plan Abdallah adopté en 2002 par la Ligue arabe), celui-ci apparaît, pour partie, prêt à faire sauter le dernier verrou à l’épanouissement de partenariats prometteurs avec Tel-Aviv : la question palestinienne.
« Cela fait 25 ans que je travaille à démanteler le concept de concessions pour la paix et de le remplacer par celui de paix pour la paix», exultait Netanyahou le 30 août dernier. Séduisante au premier abord, cette dernière formule, censée servir de nouveau paradigme à une solution pacifique au Proche-Orient, tourne en réalité le dos au principe de la « paix contre des territoires », qui avait permis l’ouverture du dialogue israélo-palestinien lors des accords d’Oslo de 1993.
Il ne s’agit désormais plus de résoudre le conflit sur la base de négociations, mais « sur la force et la puissance ». En d’autres termes : la paix ainsi proposée par Israël à ses voisins aura pour conséquence la poursuite de la guerre de basse intensité conduite contre les Palestiniens. Dans l’esprit qui prévalait déjà dans le « Deal du siècle », ceux-ci sont donc sommés de capituler en bonne et due forme. Le nouveau ministre des Affaires étrangères israélien Gabi Askhenazi a d’ores et déjà appelé les Palestiniens «à comprendre la réalité, à prendre leurs responsabilités et à suivre l’exemple des dirigeants des EAU et de Bahreïn ». Autrement dit, à octroyer à Israël ce qu’il désire sans rien demander en échange4.
Duplicité arabe et européenne
Qu’un nombre croissant d’États arabes s’emploient avec une telle ardeur à « séparer leurs propres intérêts de ceux des Palestiniens », selon la formule de l’homme fort de Trump au Proche-Orient Jared Kushner, n’est guère surprenant. La question palestinienne n’a jamais été une question de défense de droits fondamentaux pour ces régimes qui les bafouent allègrement, mais une ressource en politique intérieure et extérieure. Sa valeur symbolique ne pèse désormais plus lourd face au nouvel intérêt à se rapprocher d’Israël, notamment dans la perspective de rivalités avec l’Iran ou, pour le cas des EAU, de la Turquie. Depuis des années, les réseaux d’influence des pouvoirs régionaux s’échinent à réduire l’attachement à la cause palestinienne à une scorie du passé5. Avec succès : l’Autorité palestinienne, qui avait réussi en février dernier à faire condamner le Plan Trump par la Ligue arabe, s’est montrée cette fois incapable d’y parvenir avec les accords d’Abraham. D’autres membres de la Ligue pourraient être tentés de prendre en marche le train de la normalisation inconditionnelle et de se débarrasser ainsi du problème palestinien.
Plus troublante, mais tout aussi cynique, est l’attitude des Européens. Sortant de leur habituelle torpeur, plusieurs Etats du Vieux Continent avaient signalé en juin dernier au gouvernement israélien que l’annexion constituerait une ligne rouge, entrouvrant pour la première fois la porte à des sanctions (lire encadré). En dépit des implications funestes du concept de « paix pour la paix » pour les Palestiniens, l’annonce de l’accord avec les EAU fut pourtant rapidement saluée par les diplomaties européennes (à l’exception notable du Luxembourg)
Selon Haaretz, les Européens pourraient même aller plus loin, en « récompensant » Israël. Plusieurs États membres tenteraient, ainsi, de réinstaurer les réunions annuelles de haut niveau du Conseil d’association UE-Israël, suspendues depuis 2013. La proposition aurait été présentée au ministre israélien des Affaires étrangères à Berlin lors d’une rencontre officieuse avec les chefs de la diplomatie européenne6.
Cette stratégie de la « carotte et du bâton » fait bondir la Coordination européenne des comités et associations pour la Palestine (ECCP). « Qu’Israël soit puni pour toute tentative d’annexer davantage les terres palestiniennes devrait aller de soi […]. Toutefois, le fait que certains États de l’UE ainsi que le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères semblent proposer de récompenser Israël pour ne pas avoir commis de violation flagrante du droit international devrait susciter l’indignation », relèvent les membres de l’organisation dans une lettre aux ministres européens des Affaires étrangères.
Israël se délectera à n’en pas douter de la généreuse carotte. Les fruits de l’approche européenne seront en revanche bien amers pour les Palestiniens. Selon OCHA, 390 structures civiles ont déjà été détruites ou confisquées en Cisjordanie entre mars et août 2020, et 205 personnes déplacées sur le seul mois d’août. Des chiffres inédits depuis janvier 20177.
1Enjeu dans lequel s’inscrit également la promesse arrachée le 4 septembre à la Serbie de déplacer son ambassade à Jérusalem et celle du Kosovo d’en faire de même après avoir reconnu Israël.
2Selon une enquête publiée le 24 avril 2019 par le Pew Research Center, 61% des électeurs républicains percevaient positivement le gouvernement israélien, contre seulement 26% des démocrates.
3Le triple non à la paix avec Israël, à la reconnaissance d’Israël, et à toute négociation avec Israël du sommet de Khartoum de la Ligue arabe de 1967.
4 “Ashkenazi loue les dirigeants des EAU et appelle les Palestiniens à les imiter”, 15 septembre 2020, fr.timesofisrael.com
5 Anjuman Rahman, “Saudi activists accused of launching hashtag ‘Palestine is not my cause”, 23 avril 2020, Middleeastmonitor.com
6 Noa Landau, “With Annexation Suspended, EU States Propose Reinstating Israel Association Council After Eight Years”, 28 août 2020, Haaretz.com
7 “Hausse des destructions par Israël durant la pandémie”, 11 septembre 2020, tdg.ch