La véritable vulgarité

A l’aéroport Ben Gourion, le 1er novembre 2018, l’occupant israélien refuse l’entrée en Palestine à Susan Abulhawa, l’empêchant de participer au festival de littérature palestinienne Kalimat (3-7 novembre) où elle est invitée.  Le 4 novembre, à son retour à Philadelphie où elle vit, l’écrivaine s’adresse au Festival. Voici l’essentiel de sa déclaration[1]:

“Les Matins de Jénine” (2006) est le premier roman de Susan Abulhawa. Sa vocation littéraire s’est imposée à elle lors d’une mission d’observateur à Jénine suite au massacre dans le camp de réfugiés. “Les horreurs que j’y ai vues m’ont poussée à écrire cette histoire de toute urgence” écrit-elle dans la préface.

Son second roman, “Le bleu entre le ciel et la mer”, paraît en 2015.

Elle est la fondatrice de l’ong “Playgrounds for Palestine” qui fait valoir le droit des enfants au jeu par la construction de terrains de jeux et l’organisation d’activités récréatives en Palestine et dans des camps de réfugiés.

 

Elle est aussi membre de l’USACBI, la campagne américaine de boycott des institutions académiques et culturelles israéliennes.

 

 

«   (…) Depuis mon expulsion, je lis que les autorités israéliennes ont indiqué que j’étais requise de « coordonner » mon voyage avec elles par avance. C’est un mensonge. En fait, à mon arrivée à l’aéroport on m’a dit que j’aurais dû demander un visa avec mon passeport américain et que cette demande ne serait pas satisfaite avant 2020, soit au moins cinq ans après la première fois qu’ils m’ont refusé l’entrée. Ils ont dit qu’il était de ma responsabilité de le savoir alors même que je n’ai jamais été informée que j’étais interdite d’entrée. Puis ils ont dit que ma première expulsion en 2015 était due à mon refus de leur donner les raisons de ma visite. Cela aussi est un mensonge. Voici les faits :

En 2015 je suis venue en Palestine pour la construction de terrains de jeux dans plusieurs villages et pour des cérémonies d’inauguration de terrains de jeux que nous avions déjà construits dans les mois précédents. Une autre membre de notre organisation voyageait avec moi. Il se trouve qu’elle était juive et ils l’ont laissée entrer. Plusieurs interrogateurs israéliens m’ont posé les mêmes questions de différentes façons pendant à peu près 7 heures et demie. J’ai répondu à toutes ces questions, comme le doivent les Palestiniens si nous voulons avoir une chance d’aller chez nous, y compris comme visiteurs. Mais je n’ai pas été suffisamment respectueuse et je n’en étais pas capable à ce moment-là. Mais j’étais certainement calme et – ce qui est exigé de tous les gens maltraités – « civique ». J’ai finalement été accusée de ne pas coopérer parce que je ne savais pas combien j’ai de cousins et comment ils s’appellent tous, eux et leurs épouses. C’est seulement après qu’on m’ait dit que mon entrée était refusée que j’ai élevé la voix et refusé de partir tranquillement. J’ai crié et je maintiens tout ce que j’ai crié. D’après Haaretz, Israël a dit que je me suis « comportée avec colère, grossièreté et vulgarité » en 2015 au Pont Allenby.

Ce que j’ai dit en 2015 à mes interrogateurs et qui a aussi été rapporté par Haaretz à ce moment-là, c’est qu’ils devraient être ceux qui partent, pas moi ; que je suis une fille de cette terre et que rien ne le changera ; que ma propre histoire est ancrée dans la terre et qu’il n’y a pas moyen qu’ils l’en extirpent ; qu’avec les contes de fées mythologiques sionistes qu’ils invoquent, ils ne pourront jamais prétendre à autant de lignages familiaux personnels qu’ils le voudraient.

Je suppose que cela semble vulgaire à des oreilles sionistes. D’être confronté à l’authenticité de l’indigénité palestinienne malgré l’exil, face à des narrations coloniales apocryphes et toujours changeantes.

Mon manque de respect en 2015 et mon choix de ne pas accepter tranquillement la décision arbitraire d’un gardien illégitime à la porte de mon pays ont apparemment été attachés à mon nom et signalés cette fois à mon arrivée le 1er novembre, pour une expulsion immédiate.

La véritable vulgarité est que plusieurs millions d’Européens et d’autres étrangers vivent maintenant en Palestine alors que la population indigène vit soit en exil soit sous les bottes cruelles de l’occupation israélienne ; la véritable vulgarité est dans les rangs des tireurs d’élite qui surplombent Gaza, qui visent soigneusement et tirent sur des êtres humains qui n’ont pas vraiment de moyen de se défendre en osant manifester contre leur enfermement collectif et contre la misère qui leur est imposée ; la véritable vulgarité c’est de voir notre jeunesse en sang à terre, jetée dans les prisons israéliennes, avoir faim d’éducation, de voyages, d’apprentissage ou d’une chance d’être pleinement dans le monde ; la véritable vulgarité c’est la façon dont ils ont pris et continuent à nous prendre tout, comment ils ont creusé nos cœurs, volé tout de nous, occupé notre histoire, et pilonné nos voix et notre art.

Au total, Israël m’a détenue pendant environ 36 heures. Nous n’avons eu droit à aucun appareil électronique, plume ou crayon dans les cellules de prison, mais j’ai trouvé moyen d’en avoir – parce que nous les Palestiniens sommes pleins de ressources, astucieux et nous trouvons notre voie vers la liberté et la dignité par tous les moyens possibles. J’ai des photos et des vidéos de l’intérieur de ce terrible centre de détention, que j’ai prises avec un second téléphone caché sur moi et je leur ai laissé quelques messages au mur à côté du lit sale sur lequel j’ai dû m’allonger. Je suppose qu’ils trouveront vulgaire ce qu’ils liront : « Palestine Libre, Israël est un État d’apartheid » ou « Susan Abulhawa était là et elle a introduit illégalement ce crayon dans sa cellule de prison ».

Mais la partie la plus mémorable de ce calvaire furent les livres. J’avais deux livres dans mon bagage quand je suis arrivée à la prison et j’ai eu le droit de les garder. J’ai tour à tour lu chacun d’eux, dormi et réfléchi.

Le premier livre était un texte très recherché de l’historien Nur Masalha, “Palestine : A Four Thousand Year History”, (Zed Books, 2018). Je devais interviewer Nur sur scène sur sa revue épique de l’histoire millénaire de la Palestine qui est racontée non pas à partir des narratifs à motivation politique, mais de narratifs archéologiques et médico-légaux. C’est une histoire du peuple, qui couvre les couches multiples et en désordre des identités de la population indigène palestinienne depuis l’âge de bronze jusqu’à aujourd’hui. Dans une cellule de détention israélienne, avec cinq autres femmes – toutes d’Europe de l’Est et chacune dans sa propre souffrance, les chapitres du livre de Nur Masalha m’ont emmenée dans le passé pluraliste, multiculturel et multi religieux de la Palestine, déformé et essentialisé par des inventions modernes sur le passé antique. (…)

Il me vint à l’esprit, aussi, que tous les Palestiniens – quelles que soient nos conditions, idéologies, ou lieux d’emprisonnement ou d’exil – sont liés pour toujours par une histoire commune qui commence avec nous et voyage vers le passé antique vers un espace sur la terre, comme les nombreuses feuilles et branches d’un arbre qui mènent à un tronc. Et nous sommes aussi liés ensemble par la souffrance collective née de la vue de ces gens venus du monde entier qui colonisent non seulement l’espace physique de notre existence, mais les scènes spirituelles, familiales, et culturelles de notre existence. Je pense que nous trouvons aussi du pouvoir dans cette blessure sans fin, sans soulagement. C’est de là que nous écrivons nos histoires. Que nous chantons nos chants et notre dabke là aussi. Nous faisons de l’art de ces douleurs. Nous nous saisissons de fusils et de crayons, de caméras et de pinceaux dans cet espace, nous lançons des pierres, faisons voler des cerfs-volants et y brandissons des poings de victoire et de pouvoir.

L’autre livre que je lisais était le roman acclamé et envoûtant de Colson Whitehead, “Underground Railroad”, (Albin Michel, 2017). C’est l’histoire de Cora, la fille née en esclavage de Mabel qui fut la première esclave à s’enfuir de la plantation Randal. Dans cette fiction, Cora s’échappe de la plantation avec son ami César, Ridgeway, leur captureur d’esclaves à leurs trousses dans le chemin de fer souterrain – une métaphore de la vie réelle transposée dans un chemin de fer réel dans le roman. Le traumatisme générationnel de l’inconcevable asservissement est d’autant plus dévastateur dans ce roman qu’il est donné de façon neutre, du point de vue du captif. Une autre blessure collective d’un peuple, non soulagée, mise à nu, un puissant passé commun insoutenable, un lieu de leur pouvoir aussi, une source de leurs histoires et de leurs chants.

Je suis rentrée chez moi maintenant, auprès de ma fille et de nos chiens et chats aimés, mais mon cœur ne quitte jamais la Palestine. Aussi, je suis là-bas et nous continuerons à nous rencontrer dans les paysages de notre littérature, de notre art, de notre cuisine et de toutes les richesses de notre culture partagée. (…)

Je veux vous laisser avec une pensée encore, que j’aie eue dans cette cellule de prison et la voici : Israël est spirituellement, émotionnellement et culturellement petit malgré les gros fusils qu’ils pointent vers nous, ou peut-être précisément à cause d’eux. C’est à leur propre détriment qu’ils ne peuvent accepter notre présence dans notre patrie, parce que notre humanité reste intacte et notre art est beau et il affirme la vie et nous n’irons nulle part ailleurs que chez nous. »

[1] L’intégralité de la déclaration a été publiée le 4 novembre 2018 par l’AURDIP, l’Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine.

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