En Allemagne, le climat anti-BDS s’impose

Les attaques croissantes contre le mouvement BDS en Allemagne, qui ont récemment entraîné la démission du directeur du Musée juif de Berlin, sont le signe dangereux que les détracteurs de la politique israélienne doivent craindre pour leur avenir.

Mairav Zonszein

Le Bundestag (parlement allemand) a adopté au mois de mai une résolution symbolique mais non contraignante désignant le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions) comme antisémite. La décision a déjà un impact négatif sur la carrière et la vie de gens.

En juin dernier, le directeur du Musée juif de Berlin, Peter Schäfer, un érudit très respecté en études juives qui avait pris ses fonctions en 2014, a remis sa démission suite à de fortes pressions des dirigeants de la communauté juive d’Allemagne et du gouvernement israélien, qui ont accusé le Musée de se livrer à ce qu’ils considèrent être des activités anti-israéliennes et anti-juives.

La démission forcée de Schäfer intervient à la suite d’un tweet du Musée le 6 juin dernier saluant un article du quotidien progressiste allemand Die Tageszeitung, qui évoquait une lettre signée par 240 scientifiques juifs et israéliens, spécialistes en antisémitisme et histoire de l’Holocauste, qui réfutent l’idée selon laquelle le BDS est assimilable à l’antisémitisme. Cette lettre a été adressée au gouvernement allemand suite à la résolution du Bundestag, l’invitant instamment à ne pas la mettre en œuvre officiellement; les chercheurs ont fait valoir que prétendre à cette assimilation ne soutient pas le combat contre l’antisémitisme mais le sape même:

« L’équation BDS = antisémitisme est avancée par le gouvernement israélien le plus à droite de l’histoire. Elle s’inscrit dans ses efforts persistants pour délégitimer tout discours sur les droits des Palestiniens et toute solidarité internationale avec les Palestiniens, victimes de l’occupation militaire et de discrimination grave. Nous vous exhortons à lutter contre l’antisémitisme et toutes les formes de racisme sans soutenir ces efforts pervers. Nous vous demandons de préserver la liberté d’expression et de protéger les espaces démocratiques en Allemagne plutôt que d’isoler et de réduire au silence ceux qui expriment leurs convictions politiques de manière non violente. »

Ni le Musée ni Schäfer n’ont jamais approuvé le BDS; en Allemagne, cela équivaudrait à un suicide professionnel. Mais de fervents adversaires du BDS en Allemagne, en Israël et aux États-Unis ont réussi à présenter cette désinformation comme un fait. Après le tweet du Musée, Werte Initiative, un lobby juif allemand ardent défenseur de la motion anti-BDS, a tweeté sa condamnation du Musée «anti-juif», terme utilisé pour la première fois par Gerald Steinberg, de l’ONG Monitor, lorsque le Musée juif a organisé une conférence de Judith Butler, philosophe et partisane de BDS, en 2012 (avant que Schäfer devienne directeur du Musée).

Benjamin Weinthal, membre de la Fondation pour la défense des démocraties (faucons néo-conservateurs) et correspondant pour les affaires européennes du Jerusalem Post, a publié un article au début du mois de juin intitulé « Un Musée « anti-juif » à Berlin critiqué pour son soutien au BDS ». Le bureau du Comité juif américain en Allemagne a également tweeté sa condamnation, tandis que l’ambassadeur d’Israël en Allemagne, Jeremy Issacharoff, en a rajouté une couche dans un tweet, insinuant que le Musée approuvait le BDS.

Depuis la démission de Schäfer, plusieurs efforts de riposte ont été tentés. Mais contrairement aux États-Unis, où des politiciens démocrates peuvent contester les manœuvres anti-BDS qui y prennent de l’ampleur, en Allemagne il n’y a guère d’espace pour critiquer Israël. Essayer de défendre le BDS en tant que tactique non violente légitime est pratiquement impossible.

Yossi Bartal, militant israélien anti-occupation du groupe juif allemand Voix juive pour une paix juste au Proche-Orient, et installé en Allemagne depuis 2006, a travaillé comme guide au Musée juif jusqu’en juin drenier; il a donné sa démission en signe de protestation. «Après la démission forcée de Peter Schäfer et l’ingérence manifeste d’hommes politiques dans le travail du Musée sous la pression d’un gouvernement d’extrême droite étranger et de leurs partisans dans ce pays, je ne me sens plus capable de travailler comme guide dans le Musée », a écrit Bartal dans sa lettre de démission adressée au Musée, qu’il a communiquée à +972.

«L’opposition aux efforts anti-BDS en Allemagne est rarement rendue publique et, le cas échéant, elle provient principalement de juifs», a déclaré Bartal. «En tant que juifs de gauche, nous n’avons pas le privilège de ne pas nous inquiéter de la politique israélienne. Nous ne pouvons pas rester silencieux comme la majorité de la gauche allemande. »

Amos Goldberg, professeur associé en études juives à l’Université hébraïque, spécialiste en études sur l’Holocauste et signataire de la lettre envoyée par les 240 personnalités, a déclaré à +972 que les organisations représentant les juifs en Allemagne prétendent détenir un monopole quant à ce qui est considéré comme de l’antisémitisme. «Pour nombre de leurs dirigeants, toute critique, et certainement une critique sévère, à propos d’Israël est de l’antisémitisme. Une fois qu’ils accusent quelqu’un d’antisémitisme, cela peut détruire sa carrière et sa réputation. C’est ce qui est arrivé à Peter Schäfer, et le fait qu’il ne soit pas juif rend sa défense encore plus difficile. »

Une autre pétition, signée par des chercheurs en études juives du monde entier, a circulé en soutien à Peter Schäfer et compte plus de 300 signatures. Lancée par la professeure Susannah Heschel, présidente du Département d’études juives de Dartmouth, elle dit: « De fausses accusations ont été portées quant au professeur Schäfer, et nous sommes consternés par le fait que la vérité soit bafouée et que la réputation d’un érudit dévoué au judaïsme soit publiquement salie. C’est scandaleux et nous protestons avec fermeté. »

Le nombre de militants du mouvement BDS en Allemagne est très faible ; plusieurs sources avec lesquelles je me suis entretenu estiment qu’il n’y a pas plus de quelques centaines de personnes dans tout le pays qui plaident ouvertement pour un boycott d’Israël. Comme aux États-Unis, où le mouvement compte bien plus de militants et une plus grande légitimité, le gouvernement allemand fait usage de moyens disproportionnés pour lutter contre le BDS comparé au nombre de personnes qui le défendent. En outre, tant en Allemagne qu’aux États-Unis, où l’on signale une recrudescence d’incidents antisémites et de crimes motivés par la haine, la grande majorité des auteurs de ce type de crime sont associés à l’extrême droite.

«En concentrant l’attention sur un phénomène marginal comme le BDS, le débat en Allemagne est détourné des problèmes réels et plus urgents: le racisme en général et l’islamophobie et l’antisémitisme en particulier. Cela crée également une division entre les divers groupes de victimes de menées racistes. Placer le BDS au centre de la scène oriente le débat vers Israël et la Palestine au lieu de le concentrer sur l’antisémitisme et le racisme locaux, y compris celui des communautés d’origine immigrée en Allemagne, ce qui devrait être le vrai souci s’il s’agissait réellement d’antisémitisme », a déclaré Riad Othman, qui travaille pour l’organisation de secours humanitaire et de défense des droits de l’homme Medico International.

Le Musée juif de Berlin est la cible de groupes résolument pro-israéliens puisqu’il s’agit de l’une des seules entités allemandes à s’être manifestées de manière critique vis-à-vis d’Israël. Les attaques contre le Musée se sont multipliées depuis le lancement, l’an dernier, d’une exposition intitulée «Jérusalem», condamnée par le gouvernement israélien pour avoir présenté un «récit islamo-palestinien de la ville». En décembre dernier, le Premier ministre Netanyahou a demandé à la chancelière allemande Angela Merkel de «repenser fondamentalement» son soutien à des dizaines d’organisations de défense des droits de l’homme en Israël, y compris le magazine +972.

Entre temps, la Voix juive pour une paix juste au Proche-Orient, qui rassemble principalement des expatriés israéliens, pourrait voir cette semaine fermer son compte auprès de la Bank für Sozialwirtschaft (Banque pour l’économie sociale) ; Iris Hefets, membre de la Voix juive, a déclaré à +972 que la banque menaçait de fermer le compte du groupe en raison de son soutien au BDS.

Le Musée juif a refusé de commenter, de même que Felix Klein, commissaire allemand à la lutte contre l’antisémitisme, qui a récemment recommandé aux juifs d’Allemagne de ne pas porter de kippa en public. La Bank für Sozialwirtschaft a également refusé de commenter.

La rédaction de cet article fut extrêmement difficile, car beaucoup de personnes craignent de parler et sont extrêmement prudentes dans leurs propos. J’ai parlé à plusieurs sources sur le terrain qui m’ont dit connaître des journalistes et des parlementaires allemands très critiques à l’égard de la politique israélienne, mais qui ne le diraient jamais à haute voix, de peur de perdre leur position. Il existe un véritable climat d’autocensure.

Amos Goldberg dépeint la période politique actuelle en disant que les fausses accusations d’antisémitisme lancées à l’encontre du BDS détournent l’attention du problème véritable: l’enracinement de l’occupation israélienne, avec toutes les graves violations des droits de l’homme et du droit international qui l’accompagnent. « Ces accusations changent tout le discours public », déclare Goldberg. « Israël devient l’accusateur, plus l’accusé … préparant le terrain pour un climat dans lequel, s’il va de l’avant et annexe la Cisjordanie, personne ne pourra rien dire de peur d’être traité d’antisémite. »

 

Article original paru sur +972mag.com le 20 juin 2019

Traduction : Thierry Bingen

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