L’avenir ne peut être imaginé sans remodeler les perceptions du présent et de ses racines historiques. Ceci requiert en premier lieu de reconnaître les racines coloniales de la réalité palestinienne.
Par Mariam Barghouti
Mariam Barghouti est une écrivaine et chercheuse palestinienne basée à Ramallah. Elle produit actuellement des recherches et des analyses pour diverses organisations de la région sur le genre, les inégalités socio-économiques, l’aide humanitaire et les réalités politiques. |
La question palestinienne a été considérée comme compliquée par la communauté internationale. Pendant des décennies, elle a été et continue d’être présentée comme une réalité complexe et insoluble. Tous les présidents américains, ainsi que les dirigeants politiques arabes, européens et autres ambitieux, s’efforcent de prendre le cas palestinien comme un défi pour démontrer leurs compétences en matière de direction politique, leurs capacités à établir un ordre mondial et la paix. Pourtant, 72 ans après la déclaration d’Israël en tant qu’État, la demande palestinienne de justice et de libération continue d’être noyée au milieu de discours politiques qui refusent de reconnaître les racines coloniales de notre réalité actuelle.
Actuellement, le buzz autour de l’appel du Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, à annexer officiellement la Cisjordanie est déjà en voie d’extinction. Le battage médiatique, les lettres de condamnation et les menaces de politiciens du monde entier et d’autres acteurs internationaux de couper les liens avec Israël ne sont plus que des échos lointains. En Palestine, cependant, l’appel à l’annexion est en fait plus bruyant, plus visible, tangible, violent. Je vois déjà s’étendre de nouvelles routes pour les colonies israéliennes illégales. Je vois s’allonger les détours pour entraver les mouvements des Palestiniens. Je vois des colons israéliens armés enhardis, de nouveaux postes militaires improvisés avec de jeunes soldats israéliens surarmés, leur doigt toujours sur la gâchette de leurs armes. Ils les pointent toujours vers tous ceux qui passent, des gens comme moi, ma famille, jeunes ou vieux, et mes amis. L’état alarmant d’hyper-vigilance à laquelle ces soldats sont entraînés est également la raison du taux alarmant d’exécutions extrajudiciaires de Palestiniens.
Ahmad Erekat, 27 ans, a été tué de sang-froid et son corps est toujours détenu par les autorités israéliennes. Quelques semaines seulement après Erekat, Ibrahim Abou Yacoub, 29 ans, a également été tué par les forces israéliennes. Mon propre cousin, Nour Barghouti, tout juste 23 ans, est décédé dans les prisons israéliennes en avril. Ce sont trois noms dans une longue liste de milliers de Palestiniens qui ont été exécutés par les forces israéliennes, ou lentement tués par le système d’oppression. Vieux, jeunes, adultes, enfants, hommes, femmes, garçons, filles. Puis vient la situation présente. Chaque jour, je me réveille la main pressée sur le cœur, craignant qu’un autre nom ne devienne un souvenir, qu’une autre maison ne soit démolie et une famille ne se retrouve sans abri, qu’un nouveau plan décrive comment un autre village sera accaparé par Israël.
Les conditions dans lesquelles vivent les Palestiniens sont des conditions qui englobent un système d’apartheid, un système de suprématie raciale, un système d’abus patriarcaux, un système d’exploitation économique et un système qui nous prive tous de notre capacité à vivre. Je dis tous, car la réalité palestinienne n’est pas de notre ressort. Ce sont les soldats et les colons israéliens qui nourrissent leur violence en concevant notre existence d’autochtone comme criminelle. Ce sont les acteurs internationaux qui nourrissent leurs conceptions floues de la justice sous prétexte d’approches diplomatiques et d’échanges économiques. C’est toute personne qui choisit d’ignorer la réalité. Au lieu de considérer les sources du cycle de la violence, ce sont les Palestiniens qui finissent par être blâmés chaque fois qu’ils essaient de riposter. C’est cela le message, que la protestation palestinienne est une riposte. Les Palestiniens ne se contentent pas de réagir à la dernière pratique d’oppression israélienne, qu’il s’agisse d’une démolition de maisons, d’une escalade des frappes militaires sur Gaza ou de l’arrestation de Palestiniens. C’est l’éruption du j’en ai assez. En effet, nous en avons assez. L’avenir semble sombre, car le déséquilibre des pouvoirs impose le fait qu’Israël est en mesure de continuer à prendre toujours plus de terres, plus de ressources et plus de vies palestiniennes.
Quel est notre futur ?
On nous demande constamment, en tant que Palestiniens, comment nous voyons l’avenir. La direction que nous voyons prendre à la lutte palestinienne , c’est une réalité dictée par le présent. Même si Israël parvient à s’emparer de toute la Palestine, reléguant ceux d’entre nous qui survivent au rang de citoyens de deuxième et troisième zones (comme les Palestiniens qui ont la citoyenneté israélienne), il restera alors toujours la possibilité que les Palestiniens se soulèvent et ripostent. Les États-Unis en sont un bon exemple. Les siècles ont passé et c’est toujours un Etat de chaos, d’oppression et de violence. La suprématie raciale aux États-Unis, le refus de s’attaquer aux racines coloniales et de laisser les nations autochtones énoncer ce qu’elles considèrent comme une solution juste pour tout ce qu’elles ont enduré et continuent de subir dans le nettoyage ethnique colonial, signifie que les États-Unis ne verront probablement jamais la paix. .
De même en Palestine, il y aura toujours une injustice si les causes premières ne sont pas prises en compte, même si cela signifie que toute la Palestine devienne Israël. Si nous ne pouvons pas prédire de manière pleinement perspicace ces réalités alors que nous abordons le cas palestinien, alors toutes les solutions que nous proposons aujourd’hui sont des sparadraps sur des blessures par balle. Plutôt que d’attendre la prochaine vague de violence flagrante, nous pouvons rechercher des approches préventives. Pour les Palestiniens, la violence est un événement quotidien, pas seulement un titre médiatique. C’est se réveiller et passer devant tous les villages et villes dans lesquels vous ne pouvez pas entrer car un soldat armé est stationné à l’entrée. C’est ne rêver de la mer que pour se rendre compte quand on y est qu’elle est tellement étrangère, avec une langue étrangère autour de soi, la honte de ses propres pratiques culturelles et religieuses, et la peur que nous avons en pesant chaque mot que nous prononçons parce que nous sommes tellement surveillés et pouvons être arrêtés à tout moment.
Je ne peux pas imaginer les détails de l’avenir, mais je peux voir clairement à quel point il sera laid s’il persiste dans le chemin tracé aujourd’hui. Je pourrais peut-être pardonner le manque de mobilisation internationale sur la responsabilité d’Israël si le monde ne savait pas. Mais aujourd’hui, Israël est si explicite, si enhardi, et ses violations sont si bien documentées qu’il ne peut pas y avoir de je ne sais pas. Si les motions de condamnation des gouvernements et organisations montrent quelque chose, c’est bien la preuve qu’eux et vous savez. Il est temps de faire quelque chose avec ce savoir, quelque chose d’enraciné dans l’action pour la justice.
Je dis tout cela, en reconnaissant qu’il y a un aspect émotionnel à l’incitation constante des acteurs internationaux à simplement faire ce qui est juste. Cela draine notre énergie en tant que Palestiniens. Plutôt que d’investir dans notre propre bien-être, nous devons investir en exhortant, encourageant et renforçant les membres de la communauté internationale à faire le strict minimum – arrêter l’oppression. Les Palestiniens ne veulent pas être sauvés par la communauté internationale, mais notre lutte a été essentiellement créée par les empires coloniaux du XXe siècle. Nous disons simplement, aidez-nous à nettoyer vos dégâts.
Jusqu’à ce qu’il y ait une communauté assez courageuse pour reconnaître son rôle dans la perpétuation de l’oppression, j’imagine un avenir fait de populations épuisées, luttant pour survivre au quotidien plutôt que d’avoir la possibilité de vivre, de faire progresser la civilisation afin que nous puissions nous transformer en communautés plus équitables construites sur le respect mutuel. J’imagine une peur constante qui nous bloque alors que nous continuons à nous enfoncer dans une réalité dystopique. J’imagine une Palestine qui n’est pas différente du reste du monde, car je sais aussi que la raison pour laquelle nous continuons de souffrir est que le monde dans son ensemble est dans un état de chaos. La répression brutale par l’administration Trump des rébellions contre la suprématie raciale, l’oppression brutale de la population autochtone du Guatemala, l’occupation indienne du Cachemire. Tout cela est très similaire, même si les détails sont évidemment différents.
Tant que la responsabilité restera une simple formule juridique, tant que la protestation palestinienne contre le fait d’être lentement tué sera considérée comme une « escalade de la violence » et des « émeutes », et tant que nous ne pourrons pas braquer les projecteurs sur Israël quant à ses pratiques en matière de droits de l’homme, peu importe à quoi ressembleront les détails de l’avenir. L’essentiel est que ce sera à la fois violent et laid. Ce qui le rendra différent d’aujourd’hui, c’est que ce sera une autre forme d’étranglement qui sera différente de celle d’aujourd’hui. Un étranglement tout de même.
Pourtant, j’imagine que les Palestiniens persisteront, qu’ils continueront à apprendre, à rêver, à imaginer et à ré-imaginer de nouvelles réalités dans lesquelles vivre. Je le sais parce que j’imagine que notre inévitable volonté de vivre continuera de fâcher Israël, alors que la communauté internationale continuera de sombrer dans la frustration et l’anxiété face à son incapacité à « résoudre le conflit ». Mais la santé d’un arbre ne peut lui être rendue en coupant ses branches. C’est plutôt en nourrissant ses racines, le sol, et en lui donnant toute l’eau et la lumière du soleil dont il a besoin. Pas plus, pas moins, juste assez pour vivre et porter des fruits.
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