Khan Al Ahmar, la guerre des nerfs

Bulletin N°78
Par Flora Bergman
Photo : NRC

Le 20 octobre dernier, Benjamin Netanyahou a créé la surprise générale en annonçant le report – ‘jusqu’à nouvel ordre’- de l’évacuation du village palestinien emblématique de Khan Al Ahmar, en périphérie de Jérusalem-Est. Victoire diplomatique ou sursis temporaire, Khan Al Ahmar cristallise nombre des enjeux du processus de paix au Moyen-Orient.

Malgré une actualité mouvementée en Palestine et notamment à Gaza, c’est sur un petit village palestinien de quelque 190 âmes que les projecteurs diplomatiques se sont focalisés depuis le printemps 2018. A première vue, Khan Al Ahmar, c’est une communauté bédouine comme beaucoup d’autres en Cisjordanie : un paysage lunaire, des abris de tôle montés de bric et de broc, et une école primaire bâtie à l’aide de pneus usés. Mais avec sa bataille légale longue de près d’une décennie et son emplacement stratégique sur le tracé d’expansion de la colonie de Ma’ale Adummim, le village incarne – parfois malgré lui – la résistance des communautés bédouines de Cisjordanie face à la politique annexionniste israélienne. L’Autorité palestinienne et certains Etats tiers y voient le dernier bastion de la solution à deux Etats, tandis que la droite israélienne,  enhardie par la nouvelle administration américaine,  en fait un bras de fer politique contre l’ingérence européenne. C’est aussi, enfin, un test décisif pour l’Europe et sa crédibilité à protéger les normes du droit international. 

Symbole des communautés prises en étau

La destruction de Khan Al Ahmar risque d’ouvrir une brèche menant au déplacement forcé de quelque 46 autres communautés pastorales au profit des colonies illégales. Plus de 300 000 Palestiniens résident dans la ‘zone C’de Cisjordanie, où ils sont aux prises avec ce que l’ONU appelle un environnement coercitif, soit un ensemble de pratiques et de politiques – plan d’aménagement du territoire restrictif, démolitions en masse, accès aux services de base restreint, violence des colons – qui, mises bout à bout, rendent la vie des communautés si intenable qu’elles n’ont parfois plus d’autre choix que de partir. Parmi eux, 8000 Bédouins, organisés en 46 communautés, qui résident pour la plupart d’entre eux sur le tracé de l’expansion coloniale et font face à une pression accrue, l’armée prévoyant de les relocaliser dans des townships urbains. Khan Al Ahmar, par exemple, se trouve sur la voie du plan « E1 » – un projet de construction de milliers de nouvelles unités qui créera un bâti continu entre la colonie de Ma’ale Adummim et Jérusalem. Une fois mis en œuvre, « E1 » compromettra la présence palestinienne dans la zone et déconnectera davantage Jérusalem-Est du reste de la Cisjordanie en en rompant la contiguïté territoriale.  Les démolitions s’accélèrent. Selon l’ONU, depuis 2016, près de 70% des démolitions administratives de structures palestiniennes ont eu lieu dans les communautés bédouines, avec près de 500 structures – abris, écoles, panneaux solaires, latrines- démantelées, dont près de la moitié étaient financées par l’aide humanitaire internationale. 

Bataille juridique et diplomatie préventive

Dans la zone C, ou l’armée israélienne impose un régime de planification urbain restrictif, 2% seulement en moyenne des demandes de permis de bâtir provenant de Palestiniens sont acceptés. Ainsi, les communautés qui font face à des risques d’expulsion n’ont que peu d’alternatives, hormis le recours juridique devant les instances israéliennes. C’est donc au terme d’une bataille en justice commencée en 2009, que la Cour Suprême israélienne a autorisé en septembre dernier le démantèlement de la totalité des 250 structures que compte le village, levant ainsi la protection temporaire qui avait permis aux habitants de rester sur leurs terres jusqu’alors. 

Les recours légaux épuisés, la décision réelle quant à si et quand l’éviction sera mise en œuvre est désormais du seul ressort du gouvernement, soulignant l’importance de la pression internationale comme dernier garde-fou. La démolition du village et le transfert forcé de ses résidents ont d’ailleurs été établis depuis longtemps comme une « ligne rouge » diplomatique pour la plupart des Etats européens, ainsi que pour l’administration américaine précédente qui y lisent un coup grave porté à la solution des deux Etats, à l’intégrité territoriale de la Cisjordanie et aux perspectives de paix. En l’espace de quelques mois, l’UE et ses Etats membres ont exhorté les autorités israéliennes à s’abstenir de démolir le village tant par le biais de 20 communiqués publics que de démarches diplomatiques. En octobre dernier, c’est la procureure générale de la Cour pénale internationale (CPI), Fatou Bensouda, qui a rappelé que la démolition de biens sans nécessité militaire et le transfert forcé de populations dans les territoires occupés constituaient des crimes de guerre et qu’elle « n’hésitera pas à prendre les mesures qui s’imposent ».

Sursis temporaire

Trois jours après le communiqué de la CPI, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a créé la surprise générale en annonçant le report – ‘jusqu’à nouvel ordre’ de l’évacuation du village pour ‘poursuivre les négociations avec ses résidents et examiner les propositions alternatives’, démantelant au passage le site de relocation. Mais si l’offensive diplomatique a réussi à repousser l’expulsion de la communauté, le Premier ministre israélien continue de faire face à une pression vive à sa droite de ceux qui ont fait de Khan Al Ahmar un test de la détermination israélienne face à l’ingérence européenne. Les relocalisations de communautés bédouines sont présentées dans le discours national comme des « compromis » en faveur des colons pour compenser par exemple l’évacuation de l’avant-poste illégal d’Amona en février 2017, et les campagnes des lobbies pro-colonies gagnent du terrain, notamment auprès des membres de la Knesset israélienne. Répondant aux critiques du ministre de l’Education Bennett, sur l’incapacité du gouvernement israélien à démolir Khan al Ahmar, Netanyahou a d’ailleurs confirmé mi-novembre à son parti, le Likoud, que Khan al Ahmar serait démoli « très bientôt ». 

Test ultime pour l’Europe et ses Etats membres 

Jusqu’à présent, et malgré une impunité peu égalée, peu de mesures ont été prises pour conditionner efficacement les relations UE-Israël au respect strict des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Le cas de Khan Al Ahmar est aussi une épreuve décisive pour la crédibilité de l’Union européenne et de ses Etats membres quant à leur capacité à défendre leurs positions et les normes du droit international.   

Politiquement d’abord, si l’Europe peut se targuer d’avoir contribué à obtenir un sursis, elle doit néanmoins examiner les mesures diplomatiques qu’elle devra prendre, une fois la « ligne rouge » franchie, pour conserver son pouvoir de dissuasion, sous peine d’être réduite à un tigre de papier. Le Parlement européen a d’ailleurs appelé, dans sa résolution de septembre 2018, à ce que la réaction de l’UE à la démolition et aux expulsions de Khan Al Ahmar soit « à la mesure de la gravité du développement ». Au vu des divergences politiques croissantes sur le conflit entre les Etats européens, qui pourraient paralyser l’Europe,  une réaction d’un groupe volontaire d’Etats parait la plus probable. En termes de responsabilité en matière de reddition des comptes ensuite, la destruction de la communauté de Khan Al Ahmar impliquerait aussi directement la démolition d’infrastructures financées à hauteur de 315 000 € par les programmes humanitaires de l’Union européenne et de dix États membres, en plus de la Norvège, l’Islande, la Suisse et la Turquie ; il s’agira alors au minimum pour ces Etats de demander des réparations pour les dommages infligés à des communautés vulnérables. En termes de préservation des normes de droit internationalenfin, l’Europe et ses Etats devront aussi surveiller de près et réagir fermement à l’accélération des tendances à l’annexion, en tant que violation ultime du droit international – conformément aux directives de l’UE sur la promotion du respect du droit international humanitaire (DIH). 

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