
Si l’influence des groupes d’intérêt visant à préserver le soutien dont jouit Israël auprès des États-Unis est de notoriété publique, moins connue est l’activité de ces réseaux sur le Vieux Continent. Depuis le début des années 2000, ces derniers s’emploient pourtant à asseoir leurs bonnes relations avec l’Union européenne (UE) et ses États membres.
Par Gregory Mauzé
Si les bonnes grâces de Bruxelles ne revêtent pas pour Tel-Aviv le même intérêt vital que celles de Washington, elles n’en sont pas moins stratégiques. Première partenaire commerciale, l’UE a progressivement octroyé à Israël un statut d’allié privilégié dans des domaines cruciaux tels que la recherche scientifique, l’innovation ou le renseignement.
Le lobby israélien a connu sa première implantation substantielle en Europe dans la foulée de la seconde Intifada qui éclate en septembre 2001. « Prenant acte de son image désastreuse en raison de la répression de la résistance palestinienne, le gouvernement israélien va tenter de compenser le déficit de légitimité dont il souffre à cause de sa politique coloniale en cherchant à soigner son image auprès des élites européennes », explique David Cronin, journaliste irlandais, auteur, avec les chercheurs Sarah Marusek et David Miller, d’une vaste étude sur le sujet. Quinze ans plus tard, la greffe semble avoir remarquablement pris, et Israël dispose d’un réseau d’influence quasiment sans pareil pour un groupe de pression étatique.
Le lobby a pu compter sur le soutien du grand frère états-unien. Certaines de ses composantes en sont l’émanation directe, comme le Transatlantic Institute, créé par l’American Jewish Committee (AJC), ou le B’nai B’rith Europe. D’autres structures, sans avoir de liens organiques avec les bureaux de Washington, s’inspirent de leurs méthodes, à l’instar des European Friends of Israel (EFI), fondé en 2006, ou de l’Europe Israel Public Affairs (EIPA), dont le fonctionnement n’est pas sans rappeler celui du puissant American Israel Public Affairs Committee (AIPAC). Outre le rôle de courroie de transmission des positions gouvernementales, certaines sont assignées à une mission spécifique, comme NGO Monitor [lire article page 10 ]. (…)
VISER LES CENTRES DE POUVOIR
Domaine particulièrement scruté par ces organisations, la politique étrangère et de sécurité commune de l’UE est fixée par les États, selon la règle de l’unanimité. Une part importante de l’action du lobby se déploie dès lors aux niveaux nationaux, s’appuyant notamment sur le consensus pro-israélien qui prévaut en Allemagne et en Europe centrale et orientale. Si les ambassades sont souvent à la manœuvre, des groupes de pression locaux y sont parfois établis de longue date, comme au Royaume-Uni.
L’influence exercée sur la Commission européenne, qui dispose du monopole de l’initiative législative, met en œuvre les décisions européennes et gère l’assistance financière aux pays tiers et les programmes de coopération, revêt un intérêt fondamental. Certaines directions générales (DG) sont particulièrement scrutées, comme la DG Commerce, la DG Fiscalité et union douanière (Taxud) chargée du suivi de la délicate question des produits des colonies, ainsi que la DG Recherche et innovation (RTD) qui finance notamment le programme européen Horizon 2020 auquel participe Israël. Le lobby bénéficie de l’oreille attentive de ces administrations. La nomination de la commissaire au commerce Cecilia Malmström en 2014, a été saluée par l’EFI. Le commissaire à la recherche, à l’innovation et à la science pour la législature 2014-2019, Carlos Moedas, s’est montré particulièrement actif dans la promotion de la participation d’Israël à la recherche européenne.
LES DROITES EXTRÊMES COURTISÉES
Le lobby a également cultivé de puissants relais au Parlement européen. Ils proviennent essentiellement des groupes des conservateurs et réformistes européens (Conservatives and Reformists Group, CRE) et du Parti populaire européen (PPE). (…) Comme l’essentiel des autres organisations du lobby, celle-ci ne se contente pas de promouvoir les liens avec Israël, mais soutient également avec ferveur les positions maximalistes de son gouvernement (…).
Israël peut enfin compter sur ceux qui voient en lui le bastion avancé de l’Occident contre l’islam. Ils se recrutent dans les rangs conservateurs, mais aussi dans les droites radicales ou extrêmes avec lesquelles Israël a entamé un rapprochement, malgré le rapport trouble que certaines entretiennent avec l’antisémitisme. Six des treize membres fondateurs des Amis de la Judée et la Samarie au Parlement européen appartiennent à cette tendance. Créé en 2017, ce groupe entend favoriser le commerce avec les colonies en Cisjordanie, pourtant illégal pour le droit international.
LES CHARMES DISCRETS DE LA « START-UP NATION »
L’efficacité du lobby ne peut s’expliquer uniquement par la complaisance européenne. (…) Si l’opinion publique européenne perçoit toujours négativement l’influence d’Israël dans le monde, une partie du patronat est séduite par les opportunités d’affaires de la « start-up nation ». Le niveau de recherche et développement (4,25 % du PIB en 2016, le plus élevé de l’OCDE), en fait un partenaire scientifique de choix, et de nombreuses entreprises européennes et israéliennes sont étroitement connectées. (…)
Les groupes de pression l’ont bien compris, et exploitent les contradictions entre les intérêts de l’élite européenne et son attachement proclamé au droit. Un arbitrage défavorable peut en effet se révéler désastreux pour Israël. En 2009, le gel du processus de rehaussement des relations bilatérales suite à l’offensive meurtrière sur Gaza avait conduit à une baisse de 20,8 % des échanges avec l’UE.
En 2012, EFI joua un rôle déterminant dans la ratification par le Parlement européen de l’Accord d’évaluation de la conformité et l’acceptation des produits industriels (ACAA) bloqué depuis 2010. Le lobby a en effet entrepris un intense travail de sensibilisation en direction du groupe des libéraux européens, tiraillé entre attachement aux droits humains et intérêts économiques. Ces derniers ont finalement consenti à rouvrir la discussion, permettant à une majorité favorable à l’accord d’émerger. (…)
L’ARME FATALE DE L’ACCUSATION D’ANTISÉMITISME
Le lobby israélien est par ailleurs devenu le fer de lance de la croisade du gouvernement israélien contre ce qu’il nomme les « réseaux de la délégitimation ». En ligne de mire, la campagne internationale Boycott, désinvestissement, sanction (BDS) (…). Cette initiative issue de la société civile palestinienne est désormais érigée au rang de « menace stratégique », moins pour son impact économique qu’en raison de ses répercussions sur l’image du pays. (…
Ne se satisfaisant pas de la position officielle de l’UE, opposée à la campagne BDS mais attachée à la liberté d’expression, le lobby s’échine à la criminaliser. Sur un continent encore marqué par la mémoire du judéocide, l’accusation d’antisémitisme s’est révélée d’une efficacité redoutable. Depuis 2016, il cherche à faire adopter la « définition de travail » de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’holocauste (International Holocaust Remembrance Alliance, IHRA), qui repose sur des exemples, amalgamant la critique d’Israël au racisme antijuif(bulletin 82, page 27). Au Royaume-Uni et dans certains États américains où de telles définitions ont déjà fait l’objet d’une loi, des dizaines d’événements de solidarité avec la Palestine ont été annulées en raison de leur référence au boycott.
Trompant la vigilance des élus en contournant la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE), des organes pro-israéliens ont réussi à faire voter une résolution en séance plénière en juin 2017 appelant les États membres et les organismes de l’Union à adopter la définition de l’IHRA. Le Conseil Justice et affaires intérieures l’a voté le 6 décembre 2018, invitant les États membres à aller dans le même sens, sans reprendre les exemples controversés, qui ne furent toutefois pas explicitement écartés. À cette occasion, le Conseil invita également les États membres à suivre son exemple, les réseaux de Tel-Aviv cherchant, quant à eux, à leur faire adopter la définition dans son intégralité. (…)
DES RELAIS ASSIDUS
Le lobby peut compter sur la coordinatrice de la Commission pour la lutte contre l’antisémitisme, l’Allemande Katharina von Schnurbein, dont la création de la fonction en 2015 répondait notamment à l’appel de l’AJC. Proche des principaux groupes d’intérêt pro-israéliens, elle relaie assidûment leur communication, y compris les accusations d’antisémitisme contre le BDS. En février 2018, elle a participé à la salve du lobby contre l’eurodéputée socialiste portugaise Ana Gomes, qui avait organisé un séminaire avec Omar Barghouti, l’initiateur de la campagne. Accusée par l’élue d’avoir enfreint le code de bonne conduite du personnel administratif du Parlement, elle sera soutenue par la Commission.
En novembre 2018, à l’occasion d’une conférence à Bruxelles sur BDS, l’EJA et l’EIPA ont annoncé qu’ils interpelleraient l’ensemble des partis politiques européens pour les inviter à « rejeter les activités de boycott comme fondamentalement antisémites ». L’initiative ne fait toutefois pas l’unanimité dans la communauté juive. « Le fait de considérer que la focalisation spécifique sur Israël plutôt que sur un autre État puisse relever de l’antisémitisme est très étrange : quel autre pays conduit pareille politique de colonisation et d’oppression ? », interrogeait Arthur Goodman du groupe britannique European Jews for Justice for Palestinians (EJJP), lors d’une conférence de presse organisée en réaction à cet événement.
RETOUR DE BÂTON ?
L’efficacité des relais étrangers du gouvernement de Benyamin Nétanyahou à assurer le soutien états-unien et la passivité européenne pourraient-elles se retourner contre lui ? Sûr de son impunité, ce dernier avance désormais à visage découvert, en relançant la colonisation, en renforçant la nature ethnique de l’État et en consolidant ses alliances avec les régimes illibéraux, ce qui écorne encore davantage l’image d’Israël, y compris parmi les communautés juives.
L’approfondissement du fossé qui le sépare de l’opinion publique européenne pourrait à l’avenir compliquer le travail du lobby. En février 2017, le directeur de l’EIPA s’était ému du vote par le parlement israélien d’un projet de loi permettant la légalisation a posteriori du vol de terres aux Palestiniens. « Lorsque de telles choses se produisent, cela annule une grande partie de notre bon travail visant à présenter Israël sous son meilleur jour dans les institutions de l’UE », expliquait-il sur son blog.
Comme aux États-Unis, le lobby israélien en Europe se trouve ainsi dans la situation paradoxale de n’avoir jamais été tout à la fois aussi influent auprès des élites et déconnecté de la société civile. Une sorte de miroir inversé du mouvement de solidarité avec les Palestiniens, dont le succès des initiatives de terrain tranche avec son extrême difficulté à convaincre les dirigeants de privilégier le droit à la realpolitik.
Article original paru dans sa version longue le 31 janvier 2019 sur OrientXXI.