70 ans de lois ségrégationnistes

Pour certains, le vote de la loi dite de l’Etat-nation marquerait la première étape du passage à une logique d’apartheid formalisée, officialisée, légalisée. Ce serait ignorer délibérément les dizaines de lois édictées depuis la création de l’Etat, et même avant, qui organisent la séparation et la discrimination, pavant le chemin qui a fait le lit de l’extrême droite et de cette loi fondamentale.

{Texte tiré d’une présentation faite par Michèle Sibony lors du débat du Festival des libertés, elle-même tirée de l’ouvrage de Mazen Masri « The Dynamics of Exclusionary Constitutionalism : Israel as a Jewish and democratic state }

Dans un article intitulé « Le sionisme, l’État d’Israël et le régime israélien » [3] Ariella Azoulay et Adi Ofir rappellent qu’ « à la fin des années 1940, il était encore possible d’être sioniste tout en s’opposant à l’établissement d’un État-nation juif. Ce n’est qu’au milieu des années 1930 que l’idée étatiste devint dominante, et uniquement à la convention de Biltmore en 1942 que la création d’un État juif fut déclarée comme le moyen ultime de la lutte sioniste, et peu après, comme son objectif fondamental. »

L’identification du sionisme au régime et à l’Etat israéliens, expliquent les auteurs, doit se faire en tenant compte du « système de contrôle » israélien tout entier. Le contrôle des territoires palestiniens, occupés en 1967, et l’assujettissement de leur population – 3,5millions de Palestiniens– à la loi israélienne durent depuis assez de temps pour être aujourd’hui interprétés comme des éléments constitutifs du régime israélien.

Ils décrivent le régime israélien comme une matrice générant un mécanisme de « séparation » selon trois principes distincts : l’un fondé sur la nation, entre Arabes et Juifs ; le deuxième sur la citoyenneté, entre citoyen et non-citoyen ; et le troisième territorial, entre les différents statuts qui se sont multipliés depuis la naissance du pays.

Ainsi, les Juifs peuvent se déplacer librement dans la plupart des régions. A de rares exceptions, il n’existe pour eux aucune restriction sur l’achat de terres, et à peine quelques limitations imposées sur la construction de maisons. « Il importe peu qu’ils soient citoyens ou non d’Israël, pouvant toujours le devenir s’ils le souhaitent. Leur lieu de naissance importe encore moins, et ils peuvent devenir résidents partout où ils le souhaitent, à l’exception des zones urbaines classées zone A par les Accords d’Oslo. »

Les Palestiniens, en revanche, peuvent se déplacer librement dans moins de zones et souffrent de restrictions plus ou moins sévères en matière d’achat de terres. Qu’ils soient citoyens ou non est d’une grande importance. S’ils ne le sont pas, les limitations sont beaucoup plus sévères. Leur lieu de naissance, très important, détermine leur liberté de mouvement tout comme leur droit de résidence.

Les Juifs non citoyens sont gouvernés comme des citoyens, protégés par la loi et ils peuvent jouir des services de l’État.

Les Palestiniens non citoyens sont abandonnés par la loi ; ils ne bénéficient qu’à peine des services fournis par l’État. Ils sont soumis à un régime militaire et sont exposés à des menaces ou à des arrestations et subissent violence quasi quotidienne et dépossession de leurs terres. « En ce qui concerne les citoyens, la violence est généralement conçue comme le dernier recours, mais lorsqu’il s’agit de citoyens palestiniens, les autorités étatiques usent fréquemment, généreusement et donc sans hésitation de violence. »

Régime de séparation

Ofir et Azoulay nomment ce régime : régime de séparation, mishtar hafrada en hébreu, ou régime d’apartheid. Ils soulignent d’ailleurs que ce terme est connoté positivement par les Israéliens qui soutiennent la construction du mur et souhaitent que l’espace israélien soit purifié autant que possible de toute présence arabe.

En réalité, la séparation, autrement dit l’apartheid, est structurelle et systémique. Elle commence avant même la création de l’Etat, lorsque, par exemple, le sionisme met en place au début des années 20 la nécessité du seul travail juif, et que les militants du syndicat sioniste de la Histadrout s’emploieront à détruire les marchandises vendues par des Palestiniens sur les marchés afin de faire toute la place à celles des Juifs.

On peut facilement comparer la situation des Palestiniens au cas des Noirs d’Afrique du Sud.  Les travailleurs blancs étaient incapables de faire face à la concurrence du travail africain et indien, abondant et peu coûteux. Ils s’étaient donc organisés et avaient utilisé leur prépondérance politique pour assurer l’imposition d’une “barre de couleur” qui excluait les non-Blancs des emplois de supervision, qualifiés et bien payés. La seule voie pour sortir de ce même dilemme pour le mouvement sioniste est donc, selon lui, de consacrer ses ressources et énergies à développer un secteur économique séparé, exclusivement juif, de salaires et de productivité élevés qui coexisterait avec un secteur arabe improductif et à salaires bas durant les décennies à venir. [4]

Lois ségrégatives

La banque de données de ‘Adalah dénombre 65 lois ségrégatives, c’est-à-dire de séparation, depuis la création de l’État et toutes toujours en vigueur, sans même parler des lois d’exception édictées sous le mandat britannique. Ces lois relèvent grosso modo de trois catégories : lois d’appropriation de la terre, lois sur la citoyenneté et lois sur les droits nationaux, même si elles se recoupent souvent.

La première loi ségrégative de l’État est constituée par la déclaration d’indépendance de l’État [5] du 15 mai 1948.

…« C’est de plus, le droit naturel du peuple juif d’être une nation comme les autres nations et de devenir maître de son destin dans son propre État souverain. En conséquence, nous, membres du conseil national représentant le peuple juif du pays d’Israël et le mouvement sioniste mondial, réunis aujourd’hui, jour de l’expiration du mandat britannique, en assemblée solennelle, et en vertu des droits naturels et historiques du peuple juif, (…) proclamons la fondation de l’Etat juif dans le pays d’Israël, qui portera le nom d’Israël. »

Cette déclaration dit clairement qui constitue la nation et transforme la société coloniale juive en collectif national ; elle en exclut les Palestiniens.

« L’Etat d’Israël sera ouvert à l’immigration juive et aux Juifs venant de tous les pays de leur Dispersion ; il veillera au développement du pays pour le bénéfice de tous ses habitants ; il sera fondé sur la liberté, la justice et la paix selon l’idéal des prophètes d’Israël. » La déclaration n’ouvre l’immigration qu’aux seuls Juifs, alors que des milliers de Palestiniens chassés sont déjà en exil.

La loi du retour, publiée deux ans plus tard, revient sur la question de l’immigration en précisant qui peut immigrer et donc qui est juif.

La loi sur la citoyenneté de 1952 [6] donne automatiquement aux Juifs la citoyenneté par la loi du retour de 1950 et inclut sans conditions les Juifs résidents nés en Palestine. Pour les non-Juifs, principalement les Palestiniens, l’acquisition en est prévue, sous un certain nombre de conditions. Ces conditions excluent 80 à 85% de la population palestinienne chassée et devenue réfugiée hors des frontières.

Quant aux Palestiniens restés sur le territoire devenu Israël en 1948, beaucoup n’étaient pas enregistrés, beaucoup ne purent justifier des 4 ans de résidence continue requis. Ainsi, sur les 175 000 restés sur le territoire devenu celui d’Israël, 143 000 seulement devinrent citoyens. Les 32 000 restants durent se faire naturaliser pour cela dans leur propre pays.

La loi de 1950 sur les absents définit les personnes chassées, ayant fui la région ou quitté le pays principalement à cause de la guerre, ainsi que leurs biens meubles et immeubles comme « absents » ; tous leurs biens sont placés sous le contrôle de l’Etat. Cette loi fut le principal outil d’appropriation de la terre appartenant à des réfugiés internes ou externes.

La loi sur la réunification familiale est une autre loi profondément ségrégative qui révèle la volonté législative de maximaliser l’impossibilité du retour des réfugiés ; elle interdit formellement la réunification d’un conjoint des territoires occupés avec un citoyen palestinien d’Israël. Son champ d’application a été élargi à la Syrie, au Liban, à l’Irak, à l’Iran. Les conséquences de cet amendement ont été très dures pour des couples obligés de choisir entre l’illégalité et l’exil.

Les deux appels contre cette loi devant la Cour suprême ont tous deux été rejetés car « il n’y a pas de violation du droit à une vie familiale, parce qu’il n’y a pas d’obligation que cette vie familiale se déroule en Israël » (sic !).

Les règlements de sécurité sous l’état d’urgence, toujours en vigueur depuis 1945, autorisent un commandement militaire à déclarer toute zone de l’Etat fermée, et donc à en interdire l’entrée à quiconque. En pratique, ces règlements, appliqués uniquement aux villages palestiniens vidés de leurs habitants, interdisent en fait le retour de leurs résidents chassés depuis 48.

En 1953, deux lois sur l’acquisition des terres achèvent la dépossession massive de 1950 par l’expropriation de 349 villes et villages, plus celle des zones bâties de 68 villages qui ne figuraient pas dans les ordres d’expropriation.

La loi de 1953 confère au Fonds national juif autorité gouvernementale et lui accorde des avantages financiers, dont des exemptions de taxes pour l’acquisition de terres. Ce dispositif est complété par une loi de 1960 qui crée un organisme complémentaire ILA (Israel Land Administration). La moitié des sièges est pourvue par le gouvernement et l’autre par le FNJ (KKL en hébreu), ce qui garantit à cet organisme discriminant un rôle majeur dans la politique israélienne de la terre.

En 1960 aussi, la loi fondamentale sur la terre vient préciser que la propriété des terres d’État ne peut en aucune manière être transférée. On parle aujourd’hui de 93 % des terres détenues par l’Etat et le KKL, contre 3 à 3,5 % appartenant encore aux Palestiniens.

En 2011, une loi légalise les comités d’admission dans des centaines de petites villes communautaires qui se créent ou se développent en Galilée et dans le Néguev. La loi confère à ces comités toute latitude pour sélectionner les candidats qui recevront terres et unités constructibles. Ils servent à filtrer les candidatures et à écarter celles des Arabes et autres groupes marginalisés « non appropriés à la vie sociale de la communauté » ou « au tissu social et culturel de la ville. »

On le voit, les lois excluant les Palestiniens de la nationalité et de la citoyenneté ou de tout droit à la propriété sont permanentes, de la création de l’État d’Israël à nos jours. Il s’agit de discriminations légales majeures, persistantes et renforcées dans le temps, ciblant un groupe national précis et inscrites dans les lois de façon directe ou indirecte. Il n’est par exemple dit nulle part que les Palestiniens sont exclus de la terre, mais il est dit partout et de multiples façons que la terre « nationale » est la propriété du peuple juif.

La dernière loi fondamentale dite loi État-nation [8] prétend déterminer l’identité constitutionnelle du peuple.

C’est tout d’abord et surtout une loi fondamentale : elle fait en effet partie des lois qui forment ensemble la constitution israélienne, une « méta-loi » si l’on peut dire, qui affectera toutes les autres lois.

Certains mot manquent dans cette loi : Palestinien/Arabe- minorité – égalité. Dans toute constitution démocratique,  on définit qui est le peuple qui détient la souveraineté, c’est ce que l’on appelle le « principe du demos ». Cette loi dit qui sont les citoyens vivant sur le territoire, qui bénéficieront de droits égaux et détiennent la souveraineté. La plupart des constitutions modernes présentent, dans leur préambule, une définition de la communauté politique qui inclut les différents groupes ethniques vivant sur le territoire. La constitution sud-africaine, par exemple, qui énonce que l’État est celui de tous ses habitants noirs et blancs, est le modèle de ce type de constitution.

La loi sur l’Etat-nation ne définit pas qui est citoyen, ne fait aucune référence à la population arabe et dit que c’est le peuple juif, qui constitue le demos, qui détient la souveraineté nationale.

Les normes du droit international en matière de droits humains reconnaissent la réalisation de l’autodétermination sous deux conditions : égalité de traitement pour tous les citoyens et dans le cas de différents groupes ethniques, égale reconnaissance de leurs droits collectifs avec l’égalité civique. Cette autodétermination nationale garantit l’interdiction des discriminations entre les citoyens/ résidents et les différencie principalement des étrangers, ceux qui vivent à l’extérieur. La loi fondamentale israélienne délimite, quant à elle, les sphères d’identité et d’appartenance internes et externes sur une base ethnique et raciste: l’égalité doit s’appliquer à tous les Juifs qui constituent le peuple souverain, in et hors du territoire, et les non-Juifs en sont exclus sans égard à leur affiliation territoriale ; leur discrimination est donc justifiée. La loi ne mentionne pas le terme d’égalité. Les Palestiniens sont donc, de par cette loi, des étrangers dans leur propre patrie.

L’Article 7 promeut la judaïsation de l’espace : « l’Etat considère le développement des colonies juives comme une valeur nationale et agira pour encourager et promouvoir leur création et leur renforcement. » Cet article fonde la discrimination individuelle et collective des Palestiniens en accord avec les espaces ethniques préalablement dessinés dans l’intérêt de la population juive et gérés par le principe raciste de « séparés mais non égaux » devant le logement, la terre et la citoyenneté, selon les principes de la loi du retour et celles de la citoyenneté et de la naturalisation.

Cette loi énonce ses intentions pour la réalisation de ses objectifs et transforme des pratiques illégitimes en expression de la loi. Elle est l’expression d’un régime colonial qui impose une identité constitutionnelle de suprématie juive sans consentement ni coopération des indigènes palestiniens, et dénie à ces derniers, citoyens et résidents, toute connexion à leur patrie.

En conclusion

Il n’y a jamais eu de droits égaux entre citoyens palestiniens d’Israël et Juifs israéliens dans la démocratie israélienne. Peut-on concevoir une démocratie réservée aux seuls hommes dans notre société mixte ?

Alors, à quelle définition de la démocratie peut correspondre un tel régime ? N’est-il pas grand temps d’appeler ce régime ce qu’il est : un régime de séparation, un mishtar hafrada, un régime d’apartheid ? Et par voie directe de conséquence, pour tous les timorés des sanctions, les gênés du désinvestissement, les intimidés du boycott, n’est-il pas grand temps d’assumer le BDS comme la seule réponse légitime de la société civile à ce type de régime qu’elle a déjà fait tomber par le passé, de la même manière, ailleurs dans le monde ?

De plus, ne devrions-nous pas tous faire attention à l’effet retour de l’exceptionnalité israélienne, qui se transforme progressivement en norme des pseudo-démocraties occidentales ? Ne voit-on pas aujourd’hui le parallèle entre le développement d’un souverainisme identitaire partout en Europe et la dernière loi nation israélienne ? Ne voit-on pas le même parallèle à l’œuvre entre la sordide comptabilité démographique israélienne et la théorie du grand remplacement qui progresse en Europe ? Entre le suprémacisme juif en Israël et le suprémacisme blanc en Occident ?

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