Risque de génocide à Gaza et silence assourdissant de la communauté internationale

Alors que des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dénoncer un risque de génocide en cours à Gaza, le silence des États est assourdissant. Ces derniers ont pourtant l’obligation de prévenir, par tous les moyens possibles en leur possession, la survenance d’un tel crime.

Par Zoé Dubois

« Stop, stop génocide ». Depuis plus de deux mois, ce slogan résonne à l’unisson dans les rues du monde entier. Un nombre considérable d’experts et de représentants d’organisations internationales ont alerté sur le risque imminent qu’un crime de génocide soit perpétré contre les Palestiniens de Gaza. Qualifier juridiquement des évènements en cours est un exercice délicat qui peut s’avérer périlleux. Toutefois, sans prétendre épuiser la question, il est possible de se pencher sur ce que dit le droit afin d’identifier les éléments témoignant – le terme est important – d’un risque de génocide.

Le crime de génocide a été codifié dans la Convention sur la prévention et la répression contre le crime de génocide de 1948. Il y est défini en son article II comme : « […] l’un […] des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel. » Ces actes incluent notamment le meurtre de membres du groupe, les atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe ou encore la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle.

Depuis le début de l’actuelle opération « Glaive de fer » sur Gaza, l’armée israélienne mène des bombardements aveugles sur les populations civiles, les hôpitaux et les écoles, faisant des dizaines de milliers de morts et de blessés. Ces faits constituent des meurtres et des atteintes graves à l’intégrité physique et mentale des gazaouis. À ces bombardements, s’ajoute le siège total de Gaza, qui empêche la nourriture, l’eau, l’électricité et l’aide humanitaire d’arriver dans l’enclave palestinienne. Or les seize années de blocus imposées à Gaza ont rendu le territoire totalement dépendant de l’aide extérieure. Le siège actuel et la destruction des hôpitaux, des écoles et des maisons réduit les Gazaouis à des conditions d’existence pouvant entraîner de facto leur destruction.

La question de l’intentionnalité

La question de l’intention génocidaire est cependant centrale dans la définition du crime de génocide et est extrêmement difficile à prouver. Elle peut cependant se déduire des déclarations de responsables politiques. En l’espèce, plusieurs responsables israéliens ont tenu des discours déshumanisants envers les Palestiniens. « Nous avons affaire à des animaux humains et nous agissons en conséquence », affirmait ainsi le 9 octobre le ministre de la Défense Yoav Gallant pour justifier le siège total de Gaza et la fin de l’approvisionnement en eau, nourriture, électricité et carburant. « C’est tout un peuple qui est responsable », expliquait, quant à lui, le 14 octobre le Président Isaac Herzog, interrogé sur les risques que comporte l’offensive israélienne pour les populations civiles, considérées ainsi comme une cible légitime. Le 28 octobre, le Premier ministre Benjamin Netanyahou légitimait la campagne militaire en cours en appelant à prendre exemple sur l’épisode biblique de l’extermination du peuple Amalécite. De nombreux ministres et membres moins en vue de la majorité au pouvoir en Israël ont, quant à eux, exprimé l’idée d’une extermination collective des Palestiniens de Gaza, par exemple, lorsque le ministre de l’Héritage Amichay Eliyahu suggérait le 5 novembre de larguer une bombe nucléaire sur l’enclave côtière.

De fait, ces discours s’inscrivent en continuité d’une longue politique de criminalisation et de déshumanisation des Palestiniens. En témoigne le recours massif à la détention administrative qui permet d’incarcérer les Palestiniens sans procès et pour une durée indéterminée[1]. Dans le même sens, le régime de recours à la force létale par l’armée a été considérablement assoupli ces dernières années. Il équivaut à considérer tout Palestinien proche d’une zone de combat comme un combattant et donc à retirer aux civils palestiniens la protection que leur offre le droit international humanitaire. Ces récentes évolutions se sont d’ailleurs accompagnées, bien avant les attaques du Hamas du 7 octobre, d’un déchaînement de violence à l’égard des Palestiniens en territoires occupés, qui s’est accentué depuis (lire article pages 14-17).

C’est à l’aune de ce contexte de déshumanisation rampante et des déclarations récentes de hauts fonctionnaires israéliens que les experts ont analysé les violences aveugles et disproportionnées à l’égard des Palestiniens comme constitutives d’un risque de génocide. Le terme fait cependant débat, certains préférant les qualifier de crimes de guerre.

 

Rappeler l’obligation de prévention qui incombe aux États

Lorsqu’on évoque la question israélo-palestinienne, l’opportunité de certains concepts a souvent été questionnée. Ainsi, la référence à l’apartheid suscite fréquemment le malaise et est parfois balayée. L’évocation du crime de génocide, aujourd’hui, fait également l’objet d’une certaine défiance voire se vit comme un outrage. Il règne ainsi une certaine confusion entre la comparaison, extrêmement douteuse, entre des évènements actuels et passés et la qualification juridique des évènements en cours. Si l’on comprend aisément le risque de raviver ainsi une mémoire collective particulièrement douloureuse, ce concept renvoie cependant à des catégories juridiques dont l’objet est avant tout de prévenir la résurgence de telles atrocités.

Pendant ce temps, les bombes continuent de s’abattre sur l’enclave palestinienne et l’aide humanitaire peine toujours à pénétrer dans cette prison à ciel ouvert. Aussi, ce débat sémantique détourne-t-il, à notre sens, l’attention de la question cruciale aujourd’hui, à savoir l’absolue nécessité de prévenir la survenance d’un tel crime et celle de la commission de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Or telle est bien l’obligation des États : mettre tout en œuvre pour faire respecter le droit international humanitaire et prévenir le crime de génocide. L’obligation de prévention ne dépend pas de la survenance du crime, mais de sa seule potentialité. Les faits montrent qu’un tel risque existe bel et bien.

 

Démission internationale

La Cour internationale de justice a clairement établi que les États avaient l’obligation de prévenir le crime de génocide, y compris hors de leur propre territoire. Nous le mentionnons ci-avant, l’obligation de prévenir le génocide ne nécessite pas que le crime soit consommé, ni qu’il soit démontré qu’il soit en cours. L’obligation naît dès que l’État prend connaissance, ou aurait dû prendre connaissance, du fait que le crime de génocide risque d’être perpétré. L’ampleur de l’obligation d’agir dépendra toutefois de la capacité d’influence des États sur la situation[2]. Cette capacité d’influence dépend notamment de la proximité géographique ou des liens géopolitiques qui unissent les États aux auteurs du crime.

Les États membres de l’UE apparaissent bien en position d’influencer Israël, notamment en prenant des sanctions et en interdisant le transfert ou le transit d’armes sur leurs territoires. On cherchera en vain une telle réaction appropriée de leur part. Au contraire, plusieurs dirigeants européens ont ouvertement soutenu Israël et continuent à le soutenir malgré l’explosion de la violence à Gaza et dans le reste des territoires palestiniens occupés et ce, en dépit – nous l’avons vu plus haut – des déclarations sans équivoque de certains dirigeants israéliens, nourissant leur impunité.

Le Vieux Continent porte à ce titre une grande responsabilité dans ce qui se produit aujourd’hui sous nos regards impuissants. Aussi, débattre de l’opportunité d’user du terme de génocide nous éloigne de l’enjeu fondamental aujourd’hui : la responsabilité des États tiers de prendre des mesures pour prévenir ce crime. En ce sens, les slogans des manifestant·es, loin de galvauder ou d’instrumentaliser le terme de génocide, ne peuvent être interprétés que comme un rappel urgent et légitime aux États pour qu’ils respectent leurs obligations morales et juridiques.

Plainte à la CPI pour crime de génocide

Trois organisations palestiniennes ont saisi la Cour pénale internationale (CPI) pour crime de génocide et d’apartheid. Al Haq, Al Mezan et le Centre palestinien pour les droits humains ont également demandé que des mandats d’arrêts soient lancés contre le président israélien Isaac Herzog, le Premier ministre Benyamin Netanyahou et le ministre de la Défense Yoav Gallant.

 

L’ABP, parmi d’autres organisations de soutien au peuple palestinien, s’est jointe à cette plainte. Rappelons qu’une enquête est ouverte depuis trois ans par la Cour internationale, sans qu’aucun mandat n’ait été délivré jusqu’ici. Cette requête a donc pour objet d’inciter le Procureur auprès de la CPI, Karim Khan, pour qu’il enquête sur les crimes commis à Gaza et dans l’ensemble des territoires palestiniens occupés. Les États devraient eux aussi et conformément à leurs obligations, soutenir la plainte, afin de poursuivre les auteurs de crimes internationaux.

 

 

 

[1] Voir le dossier du trimestriel Palestine n°96 consacré aux prisonniers palestiniens.

[2] C.I.J., Application de la convention pour la prévention et la répressiondu crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, para. 429-431.

 

Article paru dans le numéro 98 de Palestine, 4ème trimestriel 2023.

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