Bulletin n°76
Durant plus de six semaines, les Palestiniens de Gaza ont manifesté le long de la barrière qui les sépare d’Israël. L’armée israélienne a réprimé ces mobilisations, pourtant pacifiques, par des tirs à balles réelles. Le bilan est lourd : 107 morts et près de 7000 blessés. La question centrale est donc: pourquoi les Palestiniens de Gaza ont-ils donc manifesté au péril de leur vie ? Par Nathalie Janne d’Othée
Photo 11 mai 2018, la marche du Retour – manifestant lors des affrontements avec l’armée israélienne ©Nidal Alwaheidi
Large mobilisation palestinienne
Le 30 mars dernier, les Palestiniens de Gaza ont initié la « Marche du Grand Retour ». L’idée du mouvement était d’installer des tentes à proximité de la frontière, mais hors de la « no-go zone » de 500 mètres unilatéralement imposée par Israël et ce, du 30 mars, Journée de la Terre, au 15 mai. La mobilisation a été ponctuée par des manifestations plus massives chaque vendredi, ainsi que les 14 et 15 mai, dates commémorant respectivement la création de l’Etat d’Israël et la Nakba, littéralement « la catastrophe » en arabe, l’impossibilité du retour des exilés palestiniens décrétée en 1948. Le déplacement de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem le 14 mai a lui aussi contribué au succès de foule de ces manifestations, mais également au bilan très lourd de 57 morts payé ce jour-là par les Palestiniens.
Contrairement à ce qu’ont relayé la plupart des médias occidentaux, la Marche du Grand Retour n’était pas due à l’initiative du Hamas mais d’une vingtaine d’organisations de la société civile, dont deux seulement sont affiliées au Hamas.
Réactions israéliennes et internationales
Face à des manifestations restées pacifiques et essuyant tout au plus des jets de pierre, durant les six semaines de mobilisation, l’armée israélienne a tiré à balles réelles, faisant 107 morts, dont 11 enfants, 2 journalistes et 4 personnes handicapées. Le nombre des blessés s’élève, quant à lui, à 6938 personnes, dont 1244 enfants, 253 femmes, 42 agents paramédicaux et 59 journalistes.
L’organisation de défense des droits humains Human Rights Watch a soulignédès le départ que ces morts étaient prévisibles non seulement parce que des responsables politiques israéliens, dont le ministre de la Défense lui-même, avaient répété à l’envi que l’armée tirerait sur tous les « instigateurs » de violences et sur ceux qui s’approcheraient de la frontière, mais aussi parce qu’il règne au sein de l’armée israélienne une culture de l’’impunité.
La propagande israélienne a martelé qu’il s’agissait d’« émeutes violentes » dirigées par le Hamas, les assimilant à du terrorisme. Le 5 avril, veille du deuxième vendredi de mobilisation, les autorités israéliennes ont encore poussé le bouchon un peu plus loin en invoquant le danger que représentent pour l’environnement les fumées toxiques causées par les pneus brûlés par les Palestiniens. L’argument est osé au vu des dégâts environnementaux causés par le blocus imposé et les attaques israéliennes répétées sur Gaza.
Les réactions de la communauté internationale ont, quant à elles, été diverses, certaines suivant sans nuances le narratif israélien, comme les Etats-Unis, d’autres critiquant dès le départ le caractère disproportionné de la réaction israélienne. C’est le cas de la Haute représentante de l’Union européenne, Federica Mogherini, et du Secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, qui ont tous deux demandé une enquête indépendante sur les faits dès le premier vendredi de mobilisation. La Procureure de la CPI Fatou Bensouda a également mis Israël en gardesur le fait que l’usage de tirs à balles réelles contre des civils non armés pouvait constituer un crime au regard du Statut de Rome et que la situation en Palestine faisait l’objet d’un examen préliminaire par son bureau. Mais Israël a rejeté toutes ces requêtes et a affirmé qu’il ne collaborerait avec aucune enquête internationale. Le nombre élevé de Palestiniens tués lors de la manifestation du 14 mai a enfin amené le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies à décider la mise en place d’une commission d’enquête. En tant que membre du Conseil, la Belgique a voté en faveur de la mesure.
Pourquoi à Gaza ?
Rares ont été les médias à s’attarder sur les raisons qui ont pu pousser des milliers de Palestiniens, dont des femmes et des enfants, à prendre le risque de manifester si près de la frontière avec Israël. Les organisateurs de la marche étaient conscients du risque d’une réaction disproportionnée d’Israël, comme le souligne Hassan al Kurd dans +972 : « Bien sûr que c’est une possibilité, malheureusement. Mais quelles autres options avons-nous ? La situation à Gaza est devenue insupportable et nous ne pouvons absolument plus vivre à Gaza – c’est ce qui nous a poussés à planifier cette marche et c’est pourquoi nous prévoyions qu’autant de gens participeraient à la manifestation« .
En effet, après bientôt onze ans de blocus imposé par Israël, les conditions de vie à Gaza sont insupportables : 80% de la population dépendent de l’aide humanitaire et 45% vivent sous le seuil de pauvreté. Le taux de chômage s’élève à 42% et à 58% chez les jeunes. En juin 2017, de nouvelles mesures prises par l’Autorité palestinienne pour faire plier le Hamas ont restreint l’approvisionnement en électricité, déjà rare du fait du blocus, à un maximum de quatre heures par jour. Les Nations Unies rappellent régulièrement la situation dramatique et la nécessité d’une solution politique à la crise à Gazaafin d’éviter une détérioration extrême des conditions de vie dans le territoire.
L’ampleur du mouvement de la « Marche du Grand Retour » s’explique en outre par le fait que 70% de la population de Gaza sont des réfugiés, dont la famille a dû fuir son lieu de vie au moment de la création de l’Etat d’Israël.
Le droit au retour et les réfugiés
La « Marche du Grand Retour » a en effet pour but principal de rappeler au monde le droit des Palestiniens au retour. Le 10 décembre 1948, dans sa résolution n°194, l’Assemblée générale des Nations Unies a en effet décidé« qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers. »
En 1948, ils étaient 750 000 à avoir été chassés de leurs foyers. Aujourd’hui, les réfugiés palestiniens sont au nombre de 7,5 millions si on prend en compte toute la diaspora, 5,2 millions lorsqu’on ne comptabilise que les réfugiés enregistrés auprès de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA). Lorsqu’il fut créé en 1949, l’UNRWA a été pensé comme un organisme provisoire chargé de la gestion et de l’assistance aux camps de réfugiés palestiniens situés dans les pays limitrophes de la Palestine et financé volontairement par les Etats.
La Nakba a 70 ans… et elle continue
Le 15 mai, les Palestiniens ont commémoré les septante ans de la Nakba. Cette catastrophe est celle des milliers – désormais millions – de Palestiniens forcés à l’exil en 1948et empêchés de revenir sur leurs terres ensuite. Les historiens palestiniens ont apporté des preuves que cet exil avait été causé par la peur des violences commises par les milices juives contre les Arabes de Palestine et non pour suivre les mots d’ordre de chefs militaires arabes comme le prétendaient les historiens israéliens. Dans les années 2000, les « nouveaux historiens » israéliens ont confirmé cette lecture de l’histoire, osant démentir l’historiographie israélienne et mettant en lumière l’objectif de « nettoyage ethnique » poursuivi par Israël (cf. le titre de l’ouvrage d’Ilan Pappéparu en 2008).
Aujourd’hui, la Nakba continue, à Gaza où les conditions de vie sont inhumaines, mais aussi à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, où l’expansion des colonies se traduit par la destruction de maisons et d’infrastructures palestiniennes et le déplacement forcé des populations hors de leurs terres et de leurs lieux et modes de vie.