
Bulletin n°76
Les visées israéliennes dans la bande de Gaza (voir : Gaza vue par Israël) semblent se réaliser. Elles sont illustrées quotidiennement.
Par Marianne Blume
Dé-développer
En 1967, certains avaient jugé qu’il fallait annexer Gaza. Si ce plan ne s’est pas réalisé, il y eut néanmoins de factoune annexion économique. Comme l’a analysé Sarah Roy (Gaza Strip. The Political Economy of Dedevelopment), la politique israélienne a consisté à dé-développer la bande de Gaza à son profit: pas de développement industriel sauf dans la sous-traitance, limitation de l’activité agricole (31% des terres volées en 1983 notamment pour les colonies, restrictions sur l’eau), sous-investissement dans les infrastructures, captation d’une bonne part de la main-d’œuvre, exclue du syndicat israélien. De plus, après la guerre de 1967, Israël a électrifié la bande de Gaza mais en l’intégrant dans son système, comme il l’a aussi incorporée pour la distribution d’eau au réseau national israélien. Le port de Gaza a été fermé, les liens avec l’Egypte coupés, la production d’agrumes dirigée vers Israël ou les pays arabes et les banques fermées. En bref, même si la bande de Gaza n’a pas été annexée, elle est devenue captive d’Israël.
Sans doute, les travailleurs gazaouis en Israël ont fait vivre leurs famille et les gros propriétaires terriens ont pu s’enrichir mais, dans l’ensemble, la bande de Gaza s’appauvrissait et sa dépendance à Israël a été rendue de fait vitale.
Vider de ses habitants
Par ailleurs, l’idée de vider Gaza ou de réduire (thinning out) sa population de réfugiés (75% de la population) n’a pas été tout à fait oubliée : en 1967, entre 6000 et 20 000 Palestiniens ont été chassés dans le Sinaï (Haaretz, Document reveals Israel expelled Gazans after Six Day War, 15/04/2017). D’autres ont été encouragés à partir (en Egypte, en Jordanie ou en Cisjordanie) quand Dayan a ouvert les portes de Gaza pour se débarrasser de sa population : de 450 000 en juin 1967, la population était descendue à 346 000 en décembre 1967. Par ailleurs, à partir de 1971, Israël avait décidé de casser la résistance en détruisant les maisons dans les camps (Sharon) et d’en évacuer les réfugiés : des milliers de Gazaouis (15 000) ont été envoyés dans le Sinaï, en Cisjordanie ou relogés dans d’autres camps de la bande de Gaza. Evidemment, outre la volonté de vider Gaza, Israël visait aussi la liquidation du problème des réfugiés.
Aujourd’hui, à la suite du blocus et des agressions meurtrières contre Gaza, de plus en plus de jeunes et de moins jeunes quittent Gaza pour trouver la sécurité et un avenir : les conditions invivables imposées par Israël les forcent à quitter leur patrie.
Isoler/enfermer
Après 67, les Palestiniens pouvaient circuler (avec difficulté) en Israël et en Cisjordanie. La 1eIntifada débuta dans la bande de Gaza qui fut vite considérée comme un noyau dur de la résistance. La bande de Gaza étant intégrée dans l’économie et le marché israéliens, les gouvernements en place ont décidé de l’isoler par une clôture électronique (1996). Les accords d’Oslo entérinent cette clôture même s’il est précisé que la frontière ainsi démarquée ne fait autorité que pour l’objectif des accords. Par ailleurs, cinq passages furent prévus : deux pour le transit des personnes et trois pour celui des marchandises, tous contrôlés par Israël.
Dès lors, la bande de Gaza se retrouve plus isolée qu’avant les accords d’Oslo. Tout est soumis à permis de la part de l’autorité militaire israélienne, de la mobilité des personnes au trafic des marchandises. En effet, depuis 2000, les permis de travail ont été supprimés et il suffit d’examiner les statistiques d’OCHA ou de Gisha pour observer la chute vertigineuse du nombre de personnes ou de camions de marchandises admis à entrer ou sortir. Les biens essentiels sont importés d’Israël suivant son bon vouloir …
La dépendance en matière d’électricité, de carburants et d’eau n’a pas changé : Israël s’en sert pour punir Gaza : actuellement, de 3 à 4 heures d’électricité par jour… quand il y en a.
Israël contrôlant aussi les infrastructures de télécommunication et l’espace magnétique, il contrôle l’information entre Gaza et le monde extérieur. Lors des agressions, les télécommunications sont souvent coupées.
La mer est aussi sous contrôle israélien. Si les accords d’Oslo accordaient 20 milles marins à Gaza, l’espace accessible aux pêcheurs a toujours été réduit jusqu’à trois, soit 85% des eaux de pêche inaccessibles (UNCTAD, 2017). C’est aussi une autre frontière gardée par la marine israélienne qui n’hésite pas à tirer sur les pêcheurs, à leur confisquer leurs bateaux et à les emprisonner. Et on sait ce qu’il advint des navires étrangers décidés à briser le blocus !
Après 2007, enfermés dans cet étau renforcé par l’Egypte, les habitants se sont repliés sur les tunnels, seul poumon d’oxygène pour accéder à des produits importés en trop petites quantités ou refusés par Israël. La guerre contre ces tunnels, qui servaient aussi à des opérations de résistance, a commencé. Israël a alors construit sur son territoire un mur souterrain pour détecter les tunnels (débuté en 2016) et l’Egypte en a fait de même (2010) à sa frontière. Et pour finir ( ?), Israël a entamé en 2018 la construction d’un mur maritime (trois couches superposées : une en-dessous du niveau de la mer, une en béton armé et une en barbelés) dont on ne connaît ni la longueur ni l’emplacement et qui devrait être achevée en 2019 !
Précisons que l’Accord de 2005 sur les déplacements et l’accès de et vers Gaza (AgreementonMovementand Access from and to Gaza) qui prévoyait que le passage de personnes et de marchandises soit facilité, qu’un port soit construit à Gaza (fondations détruites à plusieurs reprise par Israël) et qu’un passage soit ouvert entre Gaza et la Cisjordanie (il a duré 6 mois) n’a jamais été appliqué.
Bref, le blocus total imposé par Israël en 2007 achève de faire de Gaza une camp de concentration. L’isolation est complète… sans que l’occupation ait disparu.
Affamer
En 2005, quand Sharon a décidé du démantèlement des colonies de la bande de Gaza, le gouvernement israélien a déclaré qu’il n’occupait plus Gaza et que donc il n’était plus soumis aux obligations d’une puissance occupante définies par la IVe Convention de Genève. On allait donc mettre Gaza à la diète (Dov Weissglass).
Et c’est le COGAT, l’administration dite civile mais en fait militaire des territoires occupés, qui allait mettre en œuvre le « régime » … sans la moindre transparence.
Avec le blocus, les restrictions sur les marchandises (et la mobilité des personnes) s’accentuent encore. Grâce à une ONG israélienne (Gisha), le COGAT est contraint de publier les « lignes rouges pour consommation alimentaire à Gaza ». (Amira HASS, 2279 calories per person. How Israel made sure Gaza didn’t starve, Haaretz, 17/10/2012). Le document, daté de 2008 et élaboré avec l’aide du ministère de la Santé israélien, calcule le nombre de calories nécessaires, par âge et par genre, pour éviter une crise humanitaire. Ce calcul est basé sur les besoins des consommateurs israéliens et « adapté à la culture et l’expérience » à Gaza (!!!). A partir de là, sont fixés la quantité de biens et le nombre de camions nécessaires. A côté de ces calculs, le COGAT établit de manière régulière une liste des biens permis et interdits d’importation. L’arbitraire le plus complet et la prise en considération des surplus de production en Israël sont de mise : pâtes et coriandre interdits, humus pur permis mais humus avec pignons interdit, etc.
Selon Gisha, ces « lignes rouges » n’ont pas été appliquées et les besoins de la population sont loin d’être comblés comme l’indiquent les rapports des Nations Unies et des organisations locales et internationales.
Par ailleurs, vu l’interdiction de cultiver les champs le long de la clôture sur une profondeur de 1,5 km depuis 2007 et les destructions régulières de champs (au total, 35% de la surface de la bande de Gaza, UNCTAD, 2017), vu la prohibition d’importation de semences et d’engrais, vu le manque d’eau et l’interdiction d’exporter, la production vivrière a dramatiquement baissé et ne peut pourvoir aux besoins des habitants.
De plus, à cause du blocus et des trois dernières attaques contre Gaza avec leurs destructions massives, de moins en moins de familles sont en mesure de se procurer une nourriture suffisante et adéquate. En 2017, le taux de chômage était de 44% (61,9% chez les jeunes de 15 à 29 ans), 80 % de la population de Gaza recevait une aide alimentaire et d’autres types de prestations sociales, plus de la moitié de la population était en situation d’insécurité alimentaire et 10 % seulement avaient accès à une source d’eau améliorée. (UNCTAD, 2017 et Btselem)
Tuer/détruire/massacrer
On peut tuer doucement en affamant et on peut tuer avec des balles. Que ce soit en 56, en 67, lors de la 1eIntifada, lors de la 2eIntifada ou dans l’intervalle, tuer des Palestiniens n’a jamais posé problème à Israël. En moins de 10 ans, voici les chiffres (Btselem). De 2000 à 2008 : 3002 Gazaouis tués, dont 635 enfants ; de 2005 à 2012, rien que dans la zone de sécurité : 212 tués ; de 2008 à 2009, opération « Plomb durci » : 1391 tués, dont 344 enfants ; en 2012, opération « Pilier de défense » : 174 tués ; en 2014 : opération « Nuage protecteur » : 2202 tués, dont 547 enfants ; en mars-juin 2018, Marche du retour : 131 tués, dont 15 enfants (OCHA, 7 juin 2018). Et comme « il n’y a pas d’innocents à Gaza » (Lieberman, ministre de la Défense, avril 2018), tout est permis. Les destructions énormes dues aux trois dernières attaques contre Gaza, la démographie croissante ainsi que l’état de délabrement économique et environnemental dû à l’occupation ont amené l’ONU à déclarer en 2012 que la bande de Gaza serait inhabitable d’ici 2020. En 2017, elle précisait que la situation se détériorait encore plus vite que prévu…
Les chiffres parlent d’eux-mêmes (UNCTAD, 2015). Rien que de 2008 à 2014, ont été détruits : 642 981 maisons, 351 bâtiments gouvernementaux, d’éducation, de santé ou religieux, 1000 établissements industriels ou commerciaux, à quoi on ajoute les routes, les infrastructures de communication, les terres dévastées, etc. Et comme le COGAT refuse de laisser passer les matériaux jugés « à double usage » (civil et militaire), la reconstruction reste largement impossible.
« Essayez d’aimer la mort … parce que c’est la seule chose qui vous est garantie », écrit une jeune Gazaouie.
Déshumaniser
Quand on calcule le nombre de calories nécessaires pour qu’une population ne meure pas de faim, quand on l’enferme sans lui laisser d’issue, quand on détruit son territoire et ses moyens de produire, d’éduquer, de soigner, quand on la massacre de façon indiscriminée, est-elle encore humaine? « Les Palestiniens de Gaza sont traités plus comme des animaux que comme des êtres humains. » (Jimmy Carter, ex-président des USA, 2012) Quand Avi Dichter, ministre de la Défense nationale, dit en 2012 qu’il faut « reformater » Gaza, ne voit-on pas dans ce vocabulaire que la bande de Gaza est une chose et pas une entité peuplée d’êtres humains ?
La mort lente de Gaza résulte bien d’une politique délibérée qui ne date pas de l’avènement du Hamas : la bande de Gaza est le lieu de la Palestine où Israël s’essaie à un palestinocide.