Le premier commandement de l’armée israélienne : protéger les colonies et les colons

Plus d’une dizaine d’enfants ont été tués par l’armée israélienne depuis le début de l’année en Cisjordanie, souvent sans qu’ils aient mis personne en danger. Présenter ces meurtres comme de simples bavures conduit cependant à avaliser le récit qu’en donne l’occupant.

Par Amira Haas

Arrêtez de dire “Les soldats ont tiré sans raison” ou “un garçon palestinien a été tué sans raison”. D’abord, parce qu’il y a une raison, et ensuite, parce que ce genre de formulation ne fait qu’entériner la représentation de la réalité que le gouvernement veut faire adopter aux gens.

Commençons par le deuxième point. Quand on dit “les soldats ont tiré sans raison” sur la voiture dans laquelle se trouvaient Muayad al-Alami et ses enfants Mohammed, Anan et Ahmed, cela revient à dire que tout est normal et qu’il n’y a aucun problème à ce que des soldats étrangers armés soient stationnés 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 au cœur d’une population civile.

C’est ce que les Forces de défense israéliennes et le gouvernement veulent nous faire croire, c’est ce que les patrouilles de colons nous disent et c’est ce que les Israéliens juifs qui font un saut pour une visite rapide à Yesha-stan en viennent à penser. L’expression “a tiré sur/a été tué(e) sans raison” contient en elle la prémisse que c’est le comportement d’un certain Palestinien ou de la population palestinienne dans son ensemble qui doit être scruté, car ce sont certainement eux qui ont dévié des règles que les soldats attendent d’eux. Et pour chaque nouveau peloton militaire, les Palestiniens sont comme de nouvelles recrues qui ont été amenées dans une installation militaire israélienne et qui doivent en apprendre les règles.

Cette prémisse signifie que si Mohammed, âgé de moins de 12 ans, n’a pas donné aux soldats une raison de le tuer, son père Muayad a dû leur en donner une. Comment a-t-il eu l’audace de conduire en marche arrière sous le regard des soldats ? Et lorsqu’il s’avère également que la marche arrière n’est pas une raison suffisante pour tuer un enfant, il reste toutes les autres personnes tuées avec toutes les raisons qu’elles ont données aux soldats de les tuer, et qui permettent au peuple israélien d’approuver leur meurtre : les habitants de Beita qui protestent contre le vol de leurs terres ; les habitants de Gaza qui protestent contre leur emprisonnement à vie ; les agriculteurs qui ont le culot de vivre pendant des décennies à côté d’avant-postes flambant neufs et de résister à la violence des voyous qui y vivent.

Mais il n’y a rien de normal à ce qu’une force d’occupation militaire contrôle une population civile depuis 54 ans et plus. Il est donc regrettable que, sans même s’en rendre compte, B’Tselem et le site d’information Siha Mekomit aient normalisé la présence de l’armée en écrivant que les images des caméras de surveillance prouvent que “les coups de feu” qui ont tué Mohammed al-Alami n’avaient aucune raison d’être. Les mots induisent une perception de la réalité et façonnent également la façon dont les gens voient la réalité. Des gens de gauche profondément conscients et cohérents ne devraient pas utiliser des mots et des formulations qui participent à la distorsion de la réalité.

Et maintenant, revenons au premier point. Les soldats et la police de Cisjordanie (y compris à Jérusalem-Est) ont une raison rémanente de tirer sur et de tuer des Palestiniens, qui découle de leur fonction de protecteurs du bien-être des colonies. C’est le premier (et le seul) commandement qui leur a été donné lors de leur enrôlement. Le moindre mouvement – susceptible de perturber l’accaparement et la prise de contrôle continus de la terre et des sources d’eau – est une raison de tirer. Chaque Palestinien, homme ou femme, qui mène sa vie sur sa terre et dans sa maison, est donc jugé coupable dès le départ, jusqu’à ce qu’il soit prouvé qu’il n’avait pas l’intention de faire du mal à un colon. Ou au soldat qui le protège.

La raison pour laquelle les soldats ont tiré sur les trois enfants Al-Alami et leur père est que la fonction première des soldats est de défendre la colonie de Karmei Tzur au sud et la colonie de Beit Bracha au nord, et de s’assurer qu’elles continuent à prospérer aux dépens de Beit-Umar et Al-Arub. La mission des soldats consiste à protéger les banlieues chics et les routes qui les relient, qui incarnent le succès de la politique israélienne de fragmentation et de dissolution de la géographie palestinienne.

En protégeant les colonies et les colons, conformément au premier et unique commandement, les FDI s’assurent que davantage de Juifs s’installeront en Cisjordanie, en violation du droit international, et augmenteront ainsi le nombre de personnes directement impliquées dans le vol public et privé. Plus le nombre de voleurs est important, plus la légitimité est forte, pensent-ils, pour continuer à entasser les Palestiniens dans des enclaves cachées et exiguës, en quête désespérée de terre et d’eau.

Les soldats ont tiré sur une camionnette transportant un père et ses trois enfants qui se rendaient à un pique-nique parce que leurs commandants, leurs enseignants et leurs parents les ont formés à considérer la vie des Palestiniens comme une note de bas de page du récit de la réussite exemplaire du colonialisme juif.

Article original paru sur Haaretz.com le 9 août 2021

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