Désinvestissement : les leçons de l’affaire Ben&Jerry’s

Le 19 juillet dernier, Ben&Jerry’s annonçait son intention de cesser de distribuer ses célèbres glaces dans les colonies israéliennes situées en territoire palestinien occupé, jugeant cette pratique incompatible avec ses valeurs. Il n’en fallut pas plus pour déclencher un torrent d’indignation dans les cercles pro-israéliens, charriant comme souvent son lot d’outrances, l’accusation infondée d’antisémitisme au premier chef. Qu’importe si les deux fondateurs de l’entreprise, Bennett Cohen et Jerry Greenfeld, revendiquent fièrement leur judéité tout en soutenant pleinement cette décision.

Prévisible, cette séquence n’en comporte pas moins sa part d’enseignements.

Par Gregory Mauzé

La délégitimation des colonies progresse

Longtemps, la conscience sociale dont aime se targuer Ben&Jerry’s, engagée en faveur de causes comme la lutte contre le changement climatique ou contre le racisme, s’est arrêtée aux frontières de la Palestine. Installée en 1987, son usine israélienne, la première hors de son État d’origine, le Vermont, est certes située sur le territoire internationalement reconnu d’Israël, mais ses productions sont largement distribuées dans les colonies à travers les supermarchés Shufersal. Depuis 2013, près de 250 organisations et des milliers de citoyens réclament ainsi que l’entreprise mette fin à cette contradiction évidente entre ses valeurs autoproclamées et ses actes.

La ferveur militante de la base n’explique pas à elle seule le revirement de la marque, initialement sourde à ces appels – au point d’être ciblée en 2015 par le mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS). Depuis plusieurs années, la solidarité avec le peuple palestinien connaît une popularité exponentielle dans les secteurs progressistes de la société étatsunienne, le régime discriminatoire auquel il fait face évoquant de plus en plus l’oppression des Afro-Américains, notamment dans la foulée de Black Lives Matters. La dérive extrême-droitière du paysage politique israélien a également contribué à éroder la sympathie dont bénéficiait Israël jusque-là par delà les fractures partisanes. Plus particulièrement, les velléités d’annexion des colonies ont mis en exergue la volonté israélienne de maintenir sur le long terme le système ségrégationniste en place dans le territoire occupé. Difficile, dans ces conditions, de continuer à commercer avec celles-ci pour quiconque prétend se soucier des droits humains.

L’arsenal anti-BDS est désormais bien rôdé

La décision de Ben&Jerry’s est d’autant plus remarquable au regard des risques qu’elle encourt. Outre les habituelles campagnes de dénigrement, voire de harcèlement contre toute tentative d’alerter sur la situation des Palestiniens, la marque s’expose en effet à de longues batailles juridiques. Depuis plusieurs années, Israël s’active tous azimuts pour faire adopter aux gouvernements, collectivités et entreprises des législations interdisant tout lien avec des entités qui boycotteraient Israël. Aux États-Unis, plus de 35 États fédérés sur 50 se sont exécutés. La diplomatie israélienne et ses relais locaux n’ont pas tardé à enjoindre les gouverneurs de ces États à appliquer ces lois à la décision de Ben&Jerry’s et à Unilever, sa maison-mère.

Le choix de se retirer des colonies en territoire occupé n’a pourtant rien d’un boycott. Si le Comité national palestinien de la campagne BDS a salué l’initiative de Ben&Jerry’s, il l’a également exhortée à aller plus loin et à cesser toute activité commerciale en Israël. L’entreprise s’est en outre largement expliquée sur ses motivations et s’est fermement dissociée de la campagne. Le fait de chercher à lui appliquer malgré tout ces législations, juridiquement bancales en soi, en dit long sur leur véritable fonction : intimider quiconque remettrait en cause la politique israélienne, y compris lorsqu’il s’agit simplement de se conformer au droit international.

L’écrasante majorité politique en Israël soutient les colonies

Si des voix en Israël se sont fait entendre pour saluer la décision de Ben&Jerry’s, notamment dans les colonnes de Haaretz, beaucoup plus nombreuses sont celles à s’en être indignées. La surenchère fut loin de provenir de la seule droite nationaliste. Dans une lettre ouverte initiée par une élue centriste, 90 élus sur les 120 que compte la Knesset, le parlement israélien, se sont insurgés contre ce choix qui consisterait à « boycotter des villes en Israël », considérant de fait les colonies comme partie intégrante du territoire national.

Signataires de ce texte avant de s’en distancier, les élus de la gauche sioniste ne sont pas en reste. L’un d’entre eux, Yair Golan (membre du parti pacifiste Meretz) a ainsi refusé d’utiliser le terme « occupation » pour pour décrire le contrôle militaire israélien en Cisjordanie et qualifié la potentielle évacuation de la « Judée et Samarie » (noms bibliques du territoire) de « décision terrible »2 . Fraîchement élu président d’Israël, l’ancien chef de file travailliste, Isaac Herzog, a quant à lui caractérisé la décision de Ben&Jerry’s de « terrorisme économique », rien de moins. Les partisans autoproclamés d’une solution à deux États devraient pourtant applaudir toute tentative de distinguer Israël de ses colonies situées en territoire occupé…

La communauté internationale doit refuser le double discours d’Israël

Si besoin en était, ces réactions en Israël mettent en lumière le double discours de ce dernier. Officiellement établies en « territoire disputé » au statut provisoire, que le pays accepte d’exclure des accords économiques internationaux (notamment avec l’UE), les colonies ne sont dans la pratique pas distinguées des localités situées en Israël. Les citoyens israéliens vont et viennent, travaillent, ou s’installent dans l’une ou l’autre de manière indifférente. L’économie des colonies est parfaitement intégrée au reste du territoire, au point que l’identification des produits qui en sont issus constitue un véritable défi. Un demi-siècle après le début de la colonisation de peuplement du territoire occupé, l’existence des colonies est considérée en Israël comme définitive, et nul ne songerait à contester frontalement ce fait accompli sous peine de se condamner à la marginalité politique.

Dans ces conditions, continuer à traiter Israël comme un partenaire épris de paix ne peut qu’éroder la crédibilité des États à défendre un ordre international fondé sur le droit. Il apparaît en effet difficilement compréhensible de prétendre établir, comme le font les Européens, une différenciation inexistante dans les faits entre son territoire reconnu et celui qu’il occupe. Un changement radical d’attitude envers Israël s’impose dès lors si l’Union entend contribuer à la matérialisation de ses positions de principe que sont la non-reconnaissance des colonies et la promotion d’une solution à deux États sur base des frontières d’avant 1967. Faute de quoi l’hypocrisie de Bruxelles continuera à faire écho à celle de Tel-Aviv.

Crédit photo : Hossam Abuyousef

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