En Israël et dans les territoires occupés, le plus grand danger est la routine

Bulletin N°67

Par Gideon Levy

Il n’y a pas d’autre façon de décrire la politique d’Israël vis-à-vis des agresseurs présumés que comme des exécutions sommaires extrajudiciaires.

Le plus grand ennemi de la lutte contre l’occupation israélienne est la routine. Ce danger de la routine n’apparaît que rétrospectivement, en regardant l’occupation dans le rétroviseur au fil du temps. Ce qui était inacceptable hier, et même inimaginable, devient la routine d’aujourd’hui et la norme de demain. Ainsi, l’occupation roule d’une phase à l’autre, mais une chose ne change jamais : l’occupation reste l’occupation et ses multiples aspects sont cachés à la vue de tous.

La résistance à l’occupation, également présente et ne changeant que par son apparence et les moyens employés pour l’exprimer, montre depuis environ trois mois un nouveau visage, celui d’une « Intifada des couteaux » ou d’une « Rébellion des loups solitaires », ou de tout autre nom qu’on veuille bien lui attribuer. Sans personne pour l’organiser, sans infrastructure ni main paternelle, sans organisations militantes ni quartier général militaire et presque sans armes ni explosifs, une nouvelle forme de résistance violente a émergé. Des Palestiniens, principalement des jeunes mais pas seulement, principalement des hommes mais pas seulement, se lèvent un matin et décident d’agir. Leur instrument est généralement un couteau ou une paire de ciseaux, ou encore une voiture privée.

Ils savent que leurs chances de survie sont minces et comprennent que l’impact sera négligeable le cas échéant ; pourtant, ils décident de prendre leur destin en main et d’exprimer leur résistance, violemment, en poignardant ou en renversant des Juifs, principalement des soldats, mais aussi des civils, en général dans les Territoires occupés.

Au cours des trois derniers mois, 27 Israéliens et 135 Palestiniens ont été tués dans près de 100 incidents de cette nature. Quelques-uns de ces Palestiniens ont été tués lors de manifestations, mais la plupart ont perdu la vie dans des tentatives d’attaques terroristes, ou ce que les autorités israéliennes ont désigné comme étant des tentatives d’attaques terroristes. Rares sont les jours sans qu’un de ces incidents ne se passe. Ils sont devenus routiniers.

Dans le même temps, la réponse israélienne à ces incidents est également devenue routinière. Dans la plupart des cas, ces réponses finissent par une exécution sommaire sans possibilité de procès. Il n’y a pas d’autre façon de décrire précisément la réponse israélienne à ces attaques au couteau et à la voiture. Les soldats, policiers et citoyens ordinaires ont reçu un permis de tuer, ou ils l’ont pris, dans chaque cas en premier recours, presque invariablement.

Les jeunes Palestiniens, hommes et femmes, garçons et filles, qui brandissaient simplement une paire de ciseaux, ont été condamnés à mort sur place. Les Palestiniens dont la conduite était suspecte ont été condamnés à mort par des tirs à balles réelles. Seulement un petit nombre de personnes exécutées ont été tuées alors qu’elles mettaient réellement en danger la vie de soldats ou de civils israéliens. Une majorité écrasante de ces personnes auraient pu être neutralisées sans être tuées. Mais toutes ont reçu la même sentence : la mort.

Les caméras de sécurité n’ont cessé de montrer que le simple fait de transporter un couteau ou une paire de ciseaux était suffisant pour que tout le monde aux alentours tire pour tuer. Dans les cas les plus extrêmes, il aurait également été possible de tirer pour blesser plutôt que pour tuer ; cependant, toutes les réglementations existantes en matière d’emploi d’armes à feu ont été oubliées, comme si elles n’avaient jamais existé. Le permis consiste à tirer pour tuer. En réalité, les autorités ont encouragé ce comportement du côté des forces armées en uniforme et des civils et ont complimenté ceux qui ont répondu de cette manière. Un tel comportement est devenu non seulement légitime, mais aussi normatif, comme si aucune autre réponse n’était possible.

Cette version soudainement transformée des règles est déjà devenue la nouvelle routine, dont personne ne remet en cause la légitimité actuellement en Israël. Les Israéliens n’ont jamais eu la gâchette aussi facile tandis que l’indifférence du public israélien n’a jamais été aussi totale. Et dans bien des cas, comme cela arrive inévitablement lorsque le doigt caresse ainsi la gâchette, il y a eu des erreurs : des personnes n’ayant aucune intention de blesser quiconque ont été abattues lors d’assassinats criminels devenus banals.

Il est difficile de croire que Mahdiyya Hammad, de 40 ans, mère de quatre enfants, avait l’intention de renverser des policiers postés sur la route de son village, à Silwad. Elle rentrait chez elle pour allaiter son nourrisson. Ils ont tiré plusieurs dizaines de coups et ont continué de tirer, même alors qu’elle était déjà morte.

La police a également tiré par erreur sur une voiture de la famille Abdallah, originaire d’Amuriya, un village reculé de Cisjordanie, et tué Samah Abdallah, une étudiante en cosmétologie de 18 ans ; son père était venu spécialement la chercher à l’école afin qu’elle puisse éviter le trajet risqué en transports en commun jusqu’à chez elle en ces jours dangereux sur les routes.

Les soldats ont reconnu l’avoir abattue « par erreur ». Peut-être que les soldats ont également abattu « par erreur » Nashat Asfour, de 35 ans, père de trois enfants originaire du village de Sinjil. Ils ont tiré sur lui d’une distance de 150 mètres, alors qu’il rentrait d’un mariage. Ashraqat Qatanani ne devait pas non plus être tuée. Cette jeune fille âgée de 16 ans a sorti de sa poche une paire de ciseaux. Est-ce que tuer était le seul moyen de contrôler une fille de 16 ans en uniforme scolaire ? Avec des balles réelles, en tirant dans le but de tuer ? Sans avertissement ? Le groupe de soldats autour d’elle n’aurait-il pas pu la retenir et l’empêcher d’agir? Ou du moins lui tirer dans les jambes ? Mais non, ils l’ont tuée, elle aussi, comme tant d’autres, comme si c’était leur réponse préférée et leur seul choix.

Comme je l’ai indiqué, ces choses sont désormais devenues routinières. Lorsque le ministre suédois des Affaires étrangères a qualifié cela d’exécutions sommaires, Israël était furieux. Mais il n’y a pas d’autre façon de désigner ces pratiques que comme des « exécutions sommaires extrajudiciaires ».

En Israël, on n’a pas encore commencé à discuter les implications de ces comportements dangereux pour la société israélienne elle-même. Aujourd’hui dans les Territoires occupés, demain à Tel-Aviv. Aujourd’hui contre les Palestiniens brandissant une paire de ciseaux, demain contre les contrevenants de la circulation. Officiellement, Israël n’a pas de texte sur la peine de mort, sauf pour les nazis et ceux qui leur viennent en aide. Aujourd’hui, Israël a fait un pas en avant, ou peut-être en arrière : celui de la peine de mort sans procès.

Quand un permis de tuer est accordé, et ce d’une manière aussi générale, et quand la vie a si peu de valeur, cette détérioration progressive est difficile à arrêter. En réalité, elle est déjà devenue routinière.

Gideon Levy est chroniqueur et membre du comité de rédaction du journal Haaretz. Il a rejoint Haaretz en 1982 et a passé quatre ans au poste de rédacteur en chef adjoint du journal. Lauréat du prix Olof Palme en 2015, il a obtenu le prix Euro-Méditerranée des Journalistes en 2008, le prix de la presse pour la liberté de Leipzig en 2001, le prix de l’Union des journalistes israéliens en 1997 et le prix de l’Association des droits de l’homme en Israël en 1996. Son nouveau livre, The Punishment of Gaza, vient d’être publié par Verso.

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.Informations

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