Israël et l’extrême droite européenne, les dessous d’une lune de miel

Bulletin n°76

En quête d’alliés sur le Vieux Continent, le pouvoir israélien poursuit son rapprochement feutré avec l’extrême droite, dont il partage la haine de l’islam et de la gauche. Éclairage sur des convergences moins étonnantes qu’il n’y paraît.

Photo :  Le député israélien ultra-orthodoxe du Likoud Yehuda Glick ( à droite) et le chef de fil du parti d’extrême droite autrichien FPÖ  ©Uri BANK

Par Gregory Mauzé

Manifestez trop ouvertement votre soutien à la cause palestinienne et vous serez recalé. Montrez patte blanche et tout vous sera pardonné. C’est, en substance, le message que cherche à transmettre aux élus européens le gouvernement israélien au travers de sa politique d’accès au territoire.  En novembre 2017, une délégation de sept députés français de gauche radicale se voyait refuser l’entrée en Terre sainte. La raison invoquée ? Sa volonté de rencontrer Marouane Barghouti, figure de la résistance contre l’occupation, détenu depuis 2002. Voilà pourtant plus d’une décennie que des mandataires d’extrême droite multiplient les allers-retours à Tel Aviv à l’invitation d’élus locaux. Et tant pis si nombre d’entre eux proviennent de partis au lourd passif judéophobe…

Depuis plusieurs années, les forces nationalistes du Vieux Continent manifestent un intérêt croissant pour Israël. Si l’antisémitisme persistant de certaines prend parfois la forme de l’antisionisme[1], la majorité d’entre elles se sont ralliées à l’idée commune selon laquelle il représenterait l’avant-garde de l’Occident contre ses ennemis : le panarabisme socialisant naguère, le fondamentalisme islamiste, voire l’islam tout court, aujourd’hui. Cette nouvelle donne n’a pas échappé aux cercles du pouvoir israélien.

« Nous espérons que l’aile droite triomphe en Europe », expliquait sans détour en octobre 2010 le général à la retraite Eliezer Cohen, du partiultranationaliste Israël Beiteinou d’Avidgor Lieberman, alors ministre de la Défense. Ce dernier entretient une relation privilégiée avec Geert Wilders, président du très islamophobe Parti néerlandais de la liberté (PVV) et fervent soutien du lobby des colons. Habitué des lieux, M. Wilders avait contribué, en décembre 2010, à la venue de 35 parlementaires européens d’extrême droite en Israël, dont le Belge Filip Dewinter (Vlaams Belang). Le vice-ministre israélien Ayoub Kara avait alors exprimé sa joiede rencontrer « ces amoureux d’Israël, que nous devons renforcer ».

 

Répartition des rôles

Se dirige-t-on vers un soutien israélien aux nationalistes du Vieux Continent, sur le modèle de celui que leur apporte la Russie de Vladimir Poutine ? Si Tel Aviv se garde de franchir certaines lignes rouges, le glissement au fil des ans est manifeste. En 1999, son gouvernement avait vertement dénoncé la formation, en Autriche, d’un exécutif associant jusqu’en 2006 les conservateurs au Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ), fondé par d’anciens nazis. Le Premier ministre travailliste Ehoud Barak avait alors qualifié l’attelage de « pacte avec le Diable », et rappelé son ambassadeur à Vienne. Après la reconduction à l’issue des élections générales d’octobre 2017 de la coalition « noire-bleue », Benjamin Netanyahou s’est contenté de suspendre provisoirement les contacts avec les ministres d’extrême droite, tout en félicitant chaleureusement le leader conservateur, Sebastian Kurz, sans même mentionner l’alliance avec le FPÖ.

Il faut dire que son président Heinz-Christian Strache manifeste, comme Geert Wilders, son soutien inconditionnel aux options politiques défendues par M. Netanyahou. Favorable au déplacement de l’ambassade autrichienne à Jérusalem, au droit inaliénable à la colonisation et qualifiant le mouvement BDS d’antisémite, il dispose d’importants relais au sein du Likoud, le parti de droite qui domine les coalitions depuis 2009. Non concerné par la ligne gouvernementale officielle consistant à refuser tout contact avec les forces au rapport trouble à l’antisémitisme, le parti l’avait invité en 2016 à participer à une rencontre sur l’antiterrorisme à Ramat Gan, à l’Est de Tel Aviv. M. Strache se serait alors discrètement entretenu avec plusieurs ministres. Le député ultraorthodoxe Yehuda Glick se rendit quant à lui personnellement à Vienne en février 2018, pour assurer le désormais vice-chancelier de son engagement à défendre auprès de la diplomatie israélienne la normalisation des relations avec le FPÖ. Gouvernement préservant les apparences de moralité; élus de la majorité travaillant au rapprochement : la répartition des rôles semble claire.

 Onction israélienne

Pour l’extrême droite, ce nouvel amour proclamé pour Israël tient à une réorientation de son logiciel de pensée.  « Ce qui fonde l’extrême droite est la mobilisation d’un « peuple éternel », d’un Nous, contre un ennemi intérieur (immigré, minorité religieuse ou nationale) et extérieur (judaïsme conquérant, sionisme comploteur, impérialisme surpuissant) », analyse René Monzat, chercheur à la Fondation Copernic. « Dans ces conditions, l’antisémitisme et l’islamophobie ne sont pas des réalités immuables, mais sont mobilisés selon les contextes ».

Longtemps structurante dans l’idéologie des partis d’extrême droite de nations comme la France, l’Allemagne, l’Autriche ou la Flandre, l’hostilité à l’égard des Juifs va progressivement perdre de son importance. Les référents antisémites demeurent certes vivaces au sein de leur électorat[2], et sont ponctuellement réactivés par leurs dirigeants, de manière plus ou moins subtile[3]. Ils sont en revanche inopérants dans les partis qui espèrent briser un certain plafond de verre. En 2005, 8% des Français considéraient que les Juifs de l’Hexagone n’étaient « pas aussi français que les autres », contre21% pour les Musulmans, proportion qui grimpera à 33% en 2016.

Aussi l’immigré musulman va-t-il peu à peu cristalliser cette figure de l’Autre contre lequel se construit la vision idyllique du « Peuple éternel », en particulier à partir des attentats du 11 septembre 2001. De bouc émissaire, la figure du Juif est désormais associée de manière opportuniste au destin d’un Occident prétendument menacé. Le philosophe Ivan Segré qualifie ce phénomène –  qui dépasse largement le spectre de l’extrême droite – de « réaction philosémite »,           soit  « sous le déguisement d’une lutte contre l’antisémitisme, une agression idéologique contre les fils d’immigrés, principalement arabes ou noirs, et les intellectuels, principalement progressistes».

Voulant à la fois conforter son image de respectabilité et donner du poids à sa croisade contre l’islam, l’extrême droite aspirant à gouverner va chercher une onction israélienne. Certaines mettront en scène la rupture avec leur héritage judéophobe ou hostile à Israël – lequel se manifestait notamment par le soutien apporté par des partis comme le Front national (FN) ou le FPÖ au très antisioniste dictateur irakien Saddam Hussein. D’autres formations nées sur le racisme antimusulman sans passer par la case antisémite, comme le PVV, lieront d’emblée leur destin à celui d’Israël, en s’alignant sur la ligne dure de son gouvernement.

Choc des civilisations

Parallèlement, Israël saura tirer parti de l’idéologie ambiante du « choc des civilisations », notamment durant la seconde Intifada. Il légitimera ainsi sa politique de répression du mouvement national palestinien en l’inscrivant dans le cadre de la lutte globale contre le terrorisme islamique. Ce nouveau discours fondé sur une prétendue civilisation judéo-chrétienne menacée par l’obscurantisme sert également un objectif fondamental du sionisme : l’émigration des Juifs d’Europe en Israël. Alors que la bataille pour la suprématie démographiquesemble plus importante dans un contexte où s’éloigne toute perspective de solution à deux États, renforcer la psychose contre l’islam est perçu comme le meilleur moyen de favoriser l’alya.

Ainsi M. Netanyahou profite-t-il de chaque attentat terroriste islamiste sur le Vieux Continent pour inciter les Juifs au départ. Dans le même esprit, il est allé jusqu’à réécrire l’histoireen faisant du Palestinien Mohammed Amin al-Husseini, Grand Mufti de Jérusalem allié à l’Allemagne nazie, le véritable instigateur de la « Solution finale ». Sans pousser l’outrance aussi loin, nombre de ses relais à l’étranger se sont évertués à instiller l’idée selon laquelle la défense des Juifs se confondrait avec la mise au pas de l’Islam. Membre du Bureau national de l’Union juive française pour la paix (UJFP), Maxime Benatouil craint les conséquences de ce nouveau climat dans un pays comme la France, qui rassemble la majorité des Juifs du Vieux Continent.« En pointant l’antisémitisme supposé des Musulmans, on fait mine d’oublier que la Shoah est née au cœur de l’Europe. On permet ainsi aux formations d’extrême droite de se payer le luxe de ne pas faire le ménage dans leurs rangs tout en gagnant en respectabilité ». Dans ce contexte, la présidente du FN, Marine Le Pen, a beau jeu de se présenter comme  le « meilleur bouclier des Français juifs […] face au seul vrai ennemi, le fondamentalisme islamiste ».

Convergences illibérales

L’inexorable dérive idéologique de la société israélienne facilite également ces convergences. Les extrémistes de droite sont parvenus à imprimer durablement leur marque, rapprochant toujours plus l’État des canons illibéraux. Dans ce contexte,  l’extrême droite européenne incarne le « miroir de la culture politique d’Israël, antidémocratique, raciste, populiste, virulemment islamophobe et intolérante », estime Natacha Roth, du magasine israélien +972. Symétriquement, la lutte implacable du gouvernement israélien contre ses « ennemis intérieurs » (Palestiniens, militants de gauche et migrants) à travers sa politique antiterroristes ou de contrôle aux frontières ne peut que séduire les partisans de la restriction des droits et libertés.

 Par ailleurs, la participation de plus en plus fréquente au pouvoir de populistes de droite acquis à sa cause représente une aubaine pour Israël, en particulier dans une Union européenne (UE) qu’il juge outrageusement pro-palestinienne. L’Autriche que co-gouverne le FPÖ est ainsi l’un des rares pays européens à avoir assisté le 14 mai dernier à la cérémonie d’inauguration de l’ambassade américaine à Jérusalem. Elle pourrait représenter une précieuse alliée, alors que la république alpine assure depuis le 1ejuillet 2018 la présidence tournante du Conseil de l’UE. L’arrivée aux commandes de l’Italie de la Ligue, fondée sur le rejet de l’immigration, est un autre motif de réjouissance pour Tel Aviv. Son président, l’actuel ministre de l’Intérieur Matteo Salvini, se définit comme un « ami et un frère d’Israël ». Il a d’ores et déjà annoncé vouloir changer la politique de la péninsule à son égard.

 L’antisémitisme comme variable d’ajustement

Ces larges fissures dans la digue qui sépare l’État autoproclamé des Juifs des formations politiques qui se réclament, pour partie, des forces qui portent la mémoire de leur extermination sont loin de faire l’unanimité. En Israël, certains reprochent à M. Netanyahou son manque de fermetévis-à-vis de ses proches ouverts au dialogue avec l’extrême droite européenne.  « Les prises de position pro-israéliennes de ces partis ne peuvent pas effacer leur idéologie qui rappelle celle des heures les plus sombres de l’Histoire », estimait notamment en 2016 le président israélien Reuven Rivlin, pourtant lui aussi membre du Likoud.

Mais les critiques les plus acerbes  proviennent, dans les pays où ces partis prospèrent, des Juifs résidents. Ceux-ci sont en effet bien placés pour constater que le positionnement favorable à Israël est loin de prémunir contre l’antisémitisme. En Autriche, la posture du FPÖ présentant l’islam comme la principale menace ne résiste pas à l’analyse des faits : depuis 2014, 24 % des actes antisémites sont imputés directement à des militants d’extrême droite, contre 10 % à des islamistes.En Allemagne, les élus de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) sont à la fois les plus fervents soutiens de la politique israélienne et ceux qui s’opposent le plus à l’enseignement de la Shoahaux jeunes générations.

Le tropisme pro-israélien du populiste de droite Victor Orban au pouvoir en Hongrie ne l’a pas empêché de mener une campagne contre le milliardaire George Soros aux forts accents antisémites. Dans un discours prononcé le 15 mars 2017, le dirigeant avait notamment vilipendé le philanthrope d’origine juive pour son soutien aux associations de défense des droits de l’Homme, en réactivant le cliché du Juif apatride, spéculateur et dominateur. Ignorant les mises en garde des organisations juives locales et de son ambassadeur à Budapest, M. Netanyahou s’était alors rangé du côté de M. Orbanen s’en prenant lui-même à Soros, coupable, selon lui, de « porter atteinte aux gouvernements israéliens démocratiquement élus en finançant des organisations qui diffament l’Etat juif et cherchent à lui nier le droit à se défendre ».

En cultivant un rapport ambigu aux tendances réactionnaires et xénophobes étrangères, le gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël illustre sa duplicité à l’égard de l’antisémitisme, tour à tour dénoncé ou ignoré selon les bénéfices escomptés. Une stratégie sans doute susceptible de renforcer les soutiens externes à sa politique de domination coloniale. Mais qui montre une nouvelle fois à quel point la défense des Juifs ne se confond pas avec les intérêts de l’establishment israélien.

[1]                Cette tendance s’incarne en France autour de la figure d’Alain Soral, membre du comité central du Front National de 2007 à 2009, dont la critique d’Israël est intrinsèquement liée aux clichés associés aux juifs. En Autriche, l’eurodéputé Andreas Mölzer accusait en 2008l’armée israélienne d’agir à Gaza “dans l’esprit d’annihilation talmudique”.

[2]                Un sondageréalisé en 2016 révélait ainsi que 42% des sympathisants du Front National partagent au moins 3 affirmations antisémites, contre 24 % de l’ensemble de la population.

[3]                Voir notamment la déclaration de Marine Le Pen niant la responsabilitéde l’Etat français dans la rafle du Vél’ d’Hiv’), ou encore celles du vice-président de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) louant les performances de l’armée allemande durant la seconde guerre mondiale

 

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