La solidarité internationale, un rempart contre la désespérance morale et politique

Bulletin  N°67

Propos recueillis par Katarzyna Lemanska

Entretien avec Samah Jabr, psychiatre palestinienne

Le Dr Samah Jabr est intervenue le 28 novembre dans le cadre des 40 ans de l’Association belgo-palestinienne dans le panel « vivre sous occupation ». Nous l’avons rencontrée pour aborder avec elle son travail et son engagement.

Pourquoi la psychiatrie ?

Née à Jérusalem, Samah Jabr sort d’une des premières promotions de la faculté de médecine de l’Université d’Al Quds. Durant ses études, elle prend conscience que la souffrance psychologique envoie de nombreux Palestiniens chez des médecins généralistes qui se focalisent sur une description physique de problèmes dont la cause est souvent psychique : « J’ai vu par exemple une femme qui a complètement perdu la vue quand, à l’hôpital, elle a vu que son fils avait été touché à l’œil. J’ai constaté que les médecins qui ne sont pas psychiatres ne peuvent pas aider ces gens. Ils n’ont pas la formation adéquate. Mais nous n’avions personne d’autre vers qui les rediriger. Tout cela a influencé mon choix d’étudier la psychiatrie ». Samah part donc compléter ses étudies  de la psychiatrie à Paris, elle enchaine avec une formation en thérapie cognitive comportementale à Londres et termine avec trois années d’études à l’Institut israélien de psychothérapie psychanalytique.

Pratiquer la psychiatrie en Palestine

Forte de cette formation, Samah est rapidement confrontée à la nécessité de pratiquer sa discipline dans le contexte propre à la Palestine. Selon elle, « on ne peut pas appliquer des méthodes, des interventions ou des diagnostics développés dans un contexte occidental aux Palestiniens qui vivent dans un contexte d’occupation où l’élément pathogène le plus important ce sont les conditions politiques ». Le fait de donner des noms tels que « syndrome de stress post-traumatique » à des pathologies en Palestine n’est selon elle pas approprié. En Palestine, le trauma est continu, constant, répétitif. On ne peut donc pas parler de post-trauma. Ainsi, le terme arabe sumud est mieux adapté au contexte palestinien que le terme « résilience » utilisé depuis une vingtaine d’années dans la psychologie positive occidentale. : « Le mot sumud est utilisé depuis le mandat britannique. Il ressemble à la résilience mais ce n’est pas que ça. La résilience est la capacité de faire face au stress et aux difficultés. C’est un état d’être. Le sumud va plus loin et renvoie au fait d’agir contre les difficultés, le stress et l’oppression. Il ne s’agit pas seulement de survivre aux difficultés mais de s’y opposer, d’y résister ».

Des conditions d’oppression totale

Les Palestiniens vivent dans ce que Samah Jabr appelle des conditions d’oppression totale : occupation par la force militaire, déstructuration de la cellule familiale, réduction à l’état de sous-contractants pour faire le sale boulot pour les Israéliens, réponse systématiquement violente aux actions de résistance non violentes, asphyxie de l’économie palestinienne et enfin, dé-développement. Samah Jabr insiste particulièrement sur ce dernier aspect en rappelant que, lors de la dernière attaque contre Gaza, les entreprises, les hôpitaux et les écoles ont été clairement ciblés. Elle pointe la responsabilité de la communauté internationale, qui reste sans réactions face aux violations répétées des droits de l’Homme commises par Israël. Elle pointe également les financements occidentaux octroyés à l’Autorité palestinienne, qui créent « une réalité pour les Palestiniens dans laquelle des personnes qui sont moins performantes et moins capables atteignent le haut de la hiérarchie. Cela a détruit le système de valeurs des Palestiniens. La réalité de terrain leur a en effet appris que pour survivre professionnellement, il faut appartenir à un certain parti politique, il ne faut pas protester contre la corruption, il faut accepter le fait qu’un ministre ramène les membres de sa famille dans son ministère. Ceux qui protestent risquent leur place ». Selon Samah Jabr, « cela diminue l’estime de soi, les aspirations, l’ambition, ce qui s’ajoute au phénomène d’intériorisation de l’oppression ».

Intériorisation de l’oppression

Samah Jabr explique que ce phénomène d’intériorisation de l’oppression a un impact sur les relations intra-palestiniennes : « pour corriger l’image de vaincus qu’ils ont d’eux-mêmes, certains cherchent une victime plus faible ». Les cas de violence domestique ou de comportements agressifs au volant augmentent. Lorsque les Palestiniens mettent leur résistance de côté et acceptent les conditions d’oppression totale dans lesquelles ils vivent, la violence intra-palestinienne s’accentue. Le manque d’opportunités met les Palestiniens en concurrence les uns avec les autres, les rend envieux les uns des autres. Samah Jabr observe ces phénomènes et essaie de rendre les Palestiniens conscients des moyens utilisés par l’occupation israélienne pour casser leur volonté.

Se révolter contre l’occupation, un signe de santé mentale

Depuis septembre 2015, les actions violentes contre des Israéliens se multiplient, ce qui amène de nombreux observateurs à déclarer qu’une nouvelle Intifada a débuté. Samah Jabr attribue cela non seulement à l’oppression exercée par les Israéliens mais aussi au rejet des positions de l’Autorité palestinienne : « L’inaction et la complicité de l’Autorité poussent les jeunes à prendre leurs responsabilités, à refuser de vivre à genoux, et à tenir tête à l’occupant lorsque la direction politique se soumet. Ce n’est que si cette dernière propose un plan efficace pour sortir de l’occupation que le phénomène auquel nous assistons s’arrêtera ». Le soulèvement était inévitable : « C’est accepter l’occupation qui est pathologique. Se révolter contre elle est un signe de santé mentale ». Selon elle en revanche, ce soulèvement nécessite une direction politique si l’on veut qu’il aboutisse à des résultats. 

Le soulèvement actuel est particulier en ce qu’il implique de nombreux enfants et jeunes adolescents dans les affrontements avec les soldats. Samah Jabr explique comment l’occupation israélienne empêche les jeunes Palestiniens de vivre pleinement leur enfance et leur adolescence, et analyse les actes de ceux qui affrontent l’armée au péril de leur vie. « C’est la promesse d’une vie meilleure qui enseigne généralement aux adolescents l’aptitude à postposer leurs pulsions mais quand l’avenir se rétrécit à un point tel que le présent est la seule mesure, alors il n’y a plus de report envisageable et ils sont poussés dans l’immédiateté de l’agir ».  Les enfants assistent à de nombreuses scènes violentes ; comme ils ont un autre rapport à la parole que les adultes, le jeu post-traumatique leur permet d’assimiler autrement la réalité.

Les adultes ont, quant à eux, besoin de parler, de partager les expériences vécues. Or les autorités israéliennes limitent les possibilités d’expression, les assimilant souvent à des appels à la haine. « Le processus de traitement de la réalité est maintenant entravé. Lorsque les Palestiniens sont empêchés de monter des pièces de théâtre autour du conflit entre Israéliens et Palestiniens à l’école, lorsqu’ils sont empêchés d’écrire sur cette situation sur Facebook, les gens passent alors à l’acte. C’est ce que les Israéliens n’avaient pas anticipé. Opprimer les Palestiniens et les empêcher d’exprimer leurs expériences immédiates, les empêcher d’en parler, de mettre ces expériences en scène, en poésie,… cela contribue à libérer la violence ».

Les adolescents, plus instables au niveau émotionnel et plus impulsifs, confondent quant à eux fantasme et réalité : « Ils ne croient pas qu’ils peuvent mourir. Les tout jeunes, quand ils suivent un soldat avec un couteau, se projettent plus dans un jeu. Ils n’ont pas conscience de poser un acte réel ». Enfin, les enfants sont affectés plus durement par la déstructuration de la cellule familiale, ce qui les laisse sans repères. C’est ce qui se passe lorsqu’un membre de la famille est arrêté. « La torture, fréquente, laisse les détenus avec des cicatrices psychologiques et transforme certaines personnes en ombres de ce qu’elles étaient. Parfois, le petit enfant que le père a laissé derrière lui, remplit le vide et devient le chef de famille en l’absence du père. Lorsque le père sort de prison, il réalise que son rôle lui a été confisqué par son enfant. Ces expériences de torture et d’arrestation déstructurent les familles de manière subtile, mais systématique » souligne Samah.

La solidarité internationale cruciale

Pour le Dr Samah Jabr, la solidarité internationale a un effet thérapeutique. Elle permet de valider l’expérience douloureuse de la victime. Sans cette validation, par la communauté ou la solidarité internationales, le risque de radicalisation est grand : « Imaginez quelqu’un qui est passé par des expériences horribles et répétées, et dont personne ne reconnaît la souffrance. Ce manque de reconnaissance peut très profondément affecter son système de valeurs et de croyances fondamentales. Il peut perdre la foi dans le fait qu’il y ait du bien dans le monde. Et c’est ce qui se passe quand les personnes se radicalisent ». Pour le Dr Samah Jabr, il est donc très important de cultiver la solidarité internationale afin que les Palestiniens ne perdent pas leur croyance dans le fait qu’il y a du bien dans le monde et leur éviter ainsi de basculer dans la radicalisation.

 

En note en bas de page : Samah Jabr a co-rédigé l’appel pour l’engagement des professionnels de la santé mentale pour la Palestine, disponible sur le site du UK Palestine Mental Health Network : http://ukpalmhn.com/campaigns/mental-health-workers-pledge-for-palestine-french-version/.

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