Il y a deux ans, Gabi Laskyn, avocate basée à Tel Aviv, m’avait fait rater un bon scoop. Elle n’avait tout simplement pas pensé à appeler les journalistes et l’information ne m’était parvenue qu’après un long voyage. Elle était donc dépassée au niveau de l’actualité. Un juge militaire avait décidé d’acquitter l’un des accusés palestiniens que Lasky défendait. Le traducteur présent dans la salle du tribunal en fut troublé. Il regarda autour de lui tout en s’interrogeant à voix haute quant à la manière de traduire « innocent » en arabe.
Le traducteur au procès d’Ahmed Nafe’a, lui, ne fut pas troublé lorsque le 28 septembre le juge Amir Dahan annonça sa décision d’acquitter le professeur de 29 ans originaire de Ni’lin. Le juge n’avait en effet pas épargné ces critiques envers le procureur militaire et la police qui n’avaient pas réuni de preuves pour corroborer leurs accusations, si ce n’est le témoignage douteux d’une personne mentalement diminuée.
Nafe’a est resté dans la prison d’Ofer, au Sud-Est de Ramallah, durant neuf mois. En février, près de deux semaines après son arrestations, l’avocat Limor Goldstein – un associé du cabinet de Lasky – demande à Nafe’a s’il est intéressé par un « safqa », un deal, une négociation. En deux mots : des aveux et un arrangement quant à la peine d’emprisonnement demandée par le procureur. De cette manière, le tribunal évite les ennuis et les frais liés à la convocation des témoins qui incluraient des soldats et des interrogateurs du Shin Bet. L’accusé de son côté évite une période d’incarcération jusqu’à la fin de la procédure – qui peut parfois prendre deux années et qui peut s’avérer plus longue que la peine d’emprisonnement elle-même (le délit ayant été commis ou pas).
Ce qui suit correspond à un acte d’accusation habituel pour lequel il vaut mieux négocier : « L’accusé mentionné ci-dessus, dans la région (de Judée et Samarie) depuis 2007 jusqu’à sa date d’arrestation (25 janvier 2010) à Ni’lin ou un endroit en étant proche, pendant une manifestation de masse causant des troubles de l’ordre public, à de nombreuse occasions, et avec d’autres personnes, a jeté des pierres à des soldats israéliens ainsi qu’à des policiers israéliens.»
C’est le premier des quatre actes d’accusation à l’encontre de Nafe’a en date du 6 mai 2010. Ceux qui rédigent les réquisitoires militaires n’ont pas à mentionner le jour ou les jours précis où le délit a été commis, ou l’heure, ou la localisation exacte. La règle veut que ce soit au palestinien ou à la palestinienne de prouver son innocence.
Nafe’a est arrêté à Ni’lin lors d’un raid conjoint de l’armée et du Shin Bet. Le but de ce raid est de mettre fin aux manifestations contre le Mur. Les actes d’accusation reposent sur un unique témoin et concernent Nafe’a ainsi que 28 autres habitants de Ni’lin. Les 28 autres accusés et leurs avocats préféreront signer le deal. C’est plus facile, et ce n’est pas leur boulot que d’encourager les juges militaires d’agir conformément aux normes procédurières légales.
Nafe’a est cependant chanceux. Mustafa Amira, l’unique témoin, inventera deux autres délits bien « plus sérieux ». L’un d’eux équivaut à une bataille avec une patrouille israélienne. L’autre évoque des pierres qui roulent sur les voitures israéliennes, provoquant la chute de l’une d’entre elles dans le canal, avant que des pierres, cocktails Molotov, et bonbonnes de gaz soient jetés sur le véhicule ainsi piégé et autres véhicules venus à son secours. Et tout cela avec la participation du témoin lui-même.
Les détails de l’acte d’accusation suite à ce récit fantasmagorique impliquent : « l’intention de causer la mort ou de graves blessures ». Le procureur ne prend pas la peine de vérifier et d’appuyer les dires du témoin avec d’autres preuves – comme un rapport de situation rédigé par l’armée pour chaque évènement, le témoignage du conducteur « blessé », ou des soldats « attaqués avec des bonbonnes de gaz ».
Neri Ramati, un autre avocat associé à Lasky et Goldstein, commence alors un long voyage juridique de demande et de croisement des preuves. Le tribunal tient alors un nombre relativement important de sessions, à intervalles réguliers. Le 15 septembre, l’accusé obtient le droit de parler. Il est professeur de langue arabe et de littérature et prépare les étudiants du village de Shukba, au Nord de Ni’lin, à l’examen d’entrée à l’université. Chaque vendredi et samedi, il travaille au supermarché que lui et son frère ont ouvert afin de subvenir aux besoins familiaux. (Officiellement un professeur n’est pas autorisé à avoir un deuxième emploi, mais qui peut se le permettre lorsqu’un professeur avec six années d’expérience, comme Nafe’a, touche à peine 2 400 shekels [480 euros] ?)
Il entend aux nouvelles que des manifestations ont lieu à Ni’lin, mais « lorsqu’il s’agit de participation personnelle, je n’ai jamais été là et ma famille n’a pas de terre à Ni’lin », précise-t-il. « Je n’ai pas le temps d’aller et de participer aux manifestations de ce type et autres. » Il précise à Haaretz qu’il a rencontré en tête à tête, alors qu’il est en prison, le témoin qui l’avait incriminé. « Il nous a demandé pardon et nous a dit qu’il avait menti parce qu’il avait peur. Au tribunal, ils doivent répéter plusieurs fois les questions pour qu’il puisse comprendre les questions. Le malheureux. »
Durant son incarcération, Nafe’a profite de son temps pour enseigner aux prisonniers – aussi bien adultes que jeunes – qui ne savent pas lire ou écrire. Il s’inquiète pour ses élèves à l’école. « Mes étudiants sont pour moi comme mes enfants. Lorsque l’on commence un programme scolaire avec eux, et que celui-ci est interrompu, cela devient difficile et ils font moins d’efforts. »
Durant sa détention, il est par deux fois appelé par le Shin Bet. Les interrogateurs ne le frappent pas déclare-t-il à Haaretz. Ils le pressent psychologiquement, modérément, en lui disant qu’ils aimeraient bien le libérer afin qu’il puisse voir son fils – qui avait tout juste six mois lors de son arrestation. Sa femme est autorisée à venir le voir à seulement trois reprises durant ses neuf mois de prison. Lors du retour dans son foyer, fin septembre, son fils ne sait pas qui il est.
Mais qui s’en soucie, lorsque le système légal militaire, y compris les cours d’appel, avait tous les faits et chiffres avant même que l’acte d’accusation soit soumis, ces mêmes faits qui ont conduit à son acquittement ?
Amira Hass
Source : Haaretz, 1 novembre 2010
Traduction : NVC