On estime que plus de 800 000 Palestiniens sont passés par les geôles israéliennes et ce, depuis 1967. Aussi, loin d’être une question purement individuelle et sécuritaire, la question des incarcérations est radicalement politique. Depuis la deuxième Intifada, Israël instrumentalise ainsi le régime des détentions administratives, ordonnées sans charge ni procès, afin d’assoir sa politique d’apartheid.
Par Zoé Dubois
Pour comprendre la gravité de la question, il est essentiel de s’intéresser aux accords qui ont fondé les relations israélo-palestiniennes, tels qu’on les connaît aujourd’hui. Tout accord de paix s’accompagne généralement de la libération des prisonniers politiques ayant été incarcérés durant le conflit. Les accords d’Oslo, eux, restèrent muets sur cet enjeu pourtant crucial. En acceptant de reléguer la libération des prisonniers à des lendemains chantants, l’Autorité palestinienne a implicitement accepté la lecture sécuritaire d’Israël. Les conséquences de cette erreur stratégique pèsent encore lourdement sur l’ensemble des Palestiniens. En effet, tant les détenus pré-Oslo que les prisonniers ayant été arrêtés depuis se sont ainsi vus privés de leur statut de prisonniers politiques de facto. Israël, conscient de sa position dominante dans le rapport de force, use et abuse de la détention des Palestiniens au mépris de leurs droits humains les plus fondamentaux1. Ceci afin de briser toute forme de résistance. Il dispose dans ce cadre d’une arme de taille: la détention administrative.
La détention administrative : un héritage des Britanniques au service de l’occupation
La détention administrative, cela a été dit, signifie donc détenir une personne sans charge et sans que celle-ci ait été jugée. En Israël, trois lois distinctes permettent aujourd’hui de détenir des personnes dans ce cadre juridique, et ce suivant qu’elles résident en Cisjordanie, à Gaza ou en Israël. Ces peines de prison sont en principe prononcées pour une durée de six mois et prolongeables indéfiniment. Dans certains cas, des prisonniers ont vu leur enfermement prolongé jusqu’à douze ans sans qu’ils aient été jugés ni inculpés.
Ce type de détention, tel qu’on le trouve aujourd’hui dans le droit israélien, trouve son origine dans les « Defence (emergency) Regulations 1945 », adoptées par les Britanniques, alors puissance coloniale en Palestine. Officiellement, ces dispositions avaient pour objet de garantir le maintien de l’ordre public, dans un contexte de soulèvement des populations palestiniennes contre le pouvoir colonisateur. Dans les faits, elles instaurent la loi martiale et permettent d’écraser toute forme de contestation.
Après la déclaration de son indépendance, Israël a incorporé ces dispositions dans son droit national et les a utilisées principalement contre les Palestiniens dès 1967. Formellement, l’objet de ces réglementations est de maintenir l’ordre public et la sécurité dont Israël, en tant que puissance occupante, a la responsabilité dans les territoires qu’il administre. Toutefois, l’occupant ne définissant nullement dans ces lois ce que constitue un « motif sécuritaire », interprète cette notion très largement et l’instrumentalise au service de l’expansion de la colonisation. La simple participation à une manifestation peut ainsi être considérée comme une menace à la sécurité nationale. La logique adoptée par Israël reste la même que celle des Britanniques : sous couvert d’arguments sécuritaires, il s’agit bien de criminaliser toute forme de résistance palestinienne.
Principalement utilisée contre les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, la détention administrative touche de plus en plus de Palestiniens citoyens d’Israël, signe patent de l’aggravation du caractère discriminatoire et arbitraire de ces arrestations. Les arrestations administratives de Palestiniens, qui n’ont cessé d’augmenter ces dernières années, explosent à chaque mouvement de protestation contre l’occupation. Au 8 juin 2023, Israël détenait administrativement 10 084 Palestiniens. A travers ces arrestations individuelles, c’est bien l’ensemble du peuple palestinien et la lutte qu’il mène pour son autodétermination qui sont visés. C’est aussi une façon particulièrement violente de rappeler aux Palestiniens qu’Israël dispose à sa guise de leur liberté et de leurs corps et que tant qu’ils résisteront à l’occupation, leur propre territoire leur demeurera hostile.
Des simulacres de procès et des conditions de détentions inhumaines
La violence de ce régime punitif est d’autant plus forte que les conditions de détention auxquelles sont soumis les Palestiniens sont extrêmement difficiles. Tout d’abord, les prisonniers palestiniens sont incarcérés en Israël, ce qui est illégal au regard du droit international. En effet, le droit international humanitaire interdit la déportation des détenus issus de territoires occupés dans le territoire de l’occupant. Ce transfert en territoire israélien a évidemment des conséquences sur les droits des prisonniers. Il est ainsi extrêmement difficile pour eux, voire parfois impossible, de bénéficier de visites de leurs familles et de pouvoir consulter leur avocat. Ensuite, les prisons israéliennes connaissent un important problème de surpopulation, ce qui à nouveau influe sur le bien-être relatif des détenus. Les cellules y font souvent moins de 3m2, ce qui est bien en deçà des standards internationaux en la matière. Loin de rougir devant ces données honteuses, le gouvernement israélien y voit, non sans cynisme, un excellent moyen d’obtenir des informations de la part des personnes incarcérées. Et la situation promet d’empirer sous le nouveau gouvernement. Itamar Ben-Gvir, le ministre fraîchement émoulu de la Sécurité nationale, a affirmé vouloir s’assurer que les conditions de détention des Palestiniens ne s’améliorent pas. Ces déclarations, outre leur caractère discriminatoire et ouvertement raciste, s’inscrivent dans la droite ligne d’une politique pénale destinée à punir collectivement les Palestiniens.
Cette situation est d’autant plus préoccupante que les prisonniers incarcérés sous le régime de la détention administrative, qui représentent 15% des détenus en Israël2, n’ont aucun moyen de recours contre leur incarcération. En effet, les détentions administratives prononcées à l’égard des résidents de Cisjordanie et de Gaza, si elles doivent être confirmées par un juge militaire, se fondent sur des éléments tenus secrets. Pour les résidents d’Israël et de Jérusalem-Est, les détentions administratives doivent être confirmées par le ministre de la Défense, dans la même opacité. On imagine aisément l’impossibilité pour les avocats de défendre leurs clients, dans ce qui constitut des parodies de procès, sans accès au dossier à charge (inexistant) de ces derniers. Si ces derniers peuvent toujours intenter un recours devant la Cour Suprême israélienne, il n’aboutit jamais. Seul un cas d’aboutissement a été recensé jusqu’ici, une exception qui confirme la règle donc.
Ces dernières années, les détenus palestiniens ont lancé plusieurs campagnes de boycott des cours et tribunaux israéliens afin de dénoncer le caractère arbitraire de leur détention et l’absence de recours équitables devant la justice israélienne. Les détenus palestiniens ont également mené de nombreuses grèves de la faim afin de protester contre leurs conditions de détention. La dernière en date a connu une fin tragique avec le décès de Khader Adnan.
Une arme contre la résistance
Le recours massif aux détentions administratives est d’autant plus inquiétant qu’il s’inscrit dans un contexte particulièrement délétère pour les Palestiniens. D’une part, l’extrême-droitisation du gouvernement israélien a entraîné une augmentation de la violence à l’égard de ces derniers. D’autre part, l’assouplissement récent des règles de recours à la force létale a également entraîné une explosion du nombre de morts du côté palestinien.
Cette criminalisation de la résistance s’étend à l’ensemble de la société civile palestinienne. Ainsi, six ONG de défense des droits humains ont été classées comme organisations terroristes par Israël en 2021, ceci afin d’éliminer les derniers garde-fous face à l’impunité de l’occupant. Face à ces violations flagrantes du droit international, les États se contentent, au mieux, de répéter à l’envi leur « grave préoccupation », tout en s’empressant de regarder ailleurs. Ils paraissent ainsi ignorer qu’ils disposent de biens d’autres moyens que leur seule parole pour faire respecter les droits humains.