Entreprises privées et colonies : à quand une prise de responsabilité des États ?

La participation directe et indirecte des entreprises à l’économie des colonies en territoire palestinien occupé contribue au développement de ces dernières et donc à la poursuite de l’entreprise de dépossession du peuple palestinien. Ce constat n’exonère cependant en rien les gouvernements de leur responsabilité première dans cette situation.

Par Zoé Dubois

Orange, Sodastream, GSK…Les décisions d’entreprises de renoncer à faire des affaires avec ou dans les colonies israéliennes se sont multipliées ces dernières années. Si la volonté de préserver leur image y est pour beaucoup, on peut également lire cette décision sous l’angle de l’obligation, pour les entreprises, de respecter dorénavant les droits humains et de ne pas prêter aide ou assistance à des violations du droit international humanitaire. Les liens d’affaires entre des sociétés privées et la politique criminelle d’Israël en territoire occupé ne sont en effet pas sans danger juridique pour ces dernières.

La question de la responsabilité juridique des sociétés se rendant complices de l’occupation a d’ailleurs trouvé le chemin des tribunaux à plusieurs reprises1. Si ces affaires n’ont pas eu les suites escomptées, aucune entreprise n’ayant été à ce jour condamnée pour ses agissements en lien avec l’occupation du territoire palestinien, elles n’en sont pas pour autant sans conséquences.

Relativement marginale, cette tendance témoigne d’une intégration croissante, par les entreprises, de leurs obligations à respecter les droits humains et le droit international humanitaire, comme le préconisent notamment les principes directeurs des Nations Unies. Si l’on peut se féliciter des récentes prises de positions de sociétés commerciales, l’apathie des États, notamment européens, laisse quant à elle perplexe.

Des États hagards face à un État israélien en roue libre

Dès 2004, la Cour internationale de justice rappelait les obligations des États tiers de faire respecter le droit international humanitaire et de mettre tout en œuvre afin de ne pas prêter aide ou assistance à la colonisation du territoire palestinien occupé. Dix-sept ans après, force est de constater que les « mesures » prises par les États restent extrêmement faibles, voire inexistantes, et font écho aux réactions extrêmement timorées face à la poursuite de la colonisation, au blocus de Gaza ou a la perpétration de crimes de guerres par Israël.

L’implication de sociétés privées dans l’expansion des colonies israéliennes impose pourtant aux États d’origine de ces entreprises de réguler leurs activités afin de s’assurer qu’elles respectent les droits humains et ne se rendent pas complices des crimes commis par Israël. Or, et c’est bien là que le bât blesse, les États tiers rechignent manifestement à prendre des mesures concrètes, notamment vis-à-vis des sociétés sises ou actives sur leur territoire. Ce serait pourtant un moyen pour les États de remplir leurs obligations telles qu’énoncées par la Cour internationale de justice en 2004.

L’émergence d’une obligation des États de réguler le comportement de leurs entreprises au-delà de leurs frontières

Traditionnellement, les obligations des États de réguler les comportements d’acteurs privés se limitent à leurs frontières nationales, à l’exception des cas d’occupation et de contrôle effectif des personnes par des agents de l’État. Toutefois, cette vision classique tend à évoluer vers une extension de cette obligation au-delà des frontières, notamment en raison de la transnationalisation des activités économiques. L’obligation des États d’origine d’entreprises privées de réguler leur comportement se fraie en effet un chemin, certes encore hésitant, tant dans la jurisprudence des cours nationales que dans les rapports des organes des traités2.

S’il est sans doute prématuré, en l’état actuel du droit, de parler d’obligation générale des États de réguler le comportement des entreprises qui ont leur nationalité, y compris au-delà de leurs frontières, ce qui fait encore l’objet de controverses, il existe des zones grises où une telle obligation reflète bien l’état du droit international. Et le cas du territoire palestinien occupé présente certaines caractéristiques à même d’induire une telle obligation.

La responsabilité de l’État de prévenir de telles violations dépendra du degré d’influence qu’il exerçait ou était en mesure d’exercer sur l’entreprise mais également du caractère prévisible et de la gravité du risque de violation3. Ces obligations sont par ailleurs renforcées en cas de conflit, l’article 1er commun aux 4 Convention de Genève imposant aux États de mettre tout en œuvre pour faire respecter le droit international humanitaire par toutes les parties à un conflit, en ce compris les sociétés privées.

Le territoire palestinien occupé : un cas exemplaire

Si on applique ces principes aux cas des sociétés impliquées dans la colonisation, il apparaît que les États d’origine de ces entreprises ont bien l’obligation d’agir pour mettre fin à cette complicité, à tout le moins dans certaines circonstances.

Tout d’abord, il semble aujourd’hui difficile pour un État de prétendre ignorer le risque que des entreprises collaborent avec l’occupation. L’assistance d’entreprises privées, notamment européennes, à la politique de colonisation israélienne est en effet largement documentée. Elle a d’ailleurs fait l’objet, non sans atermoiements ni difficultés, d’une base de données émanant des Nations Unies qui a précisé les formes que prenait cette collaboration. Elles peuvent être schématisées comme suit : les entreprises qui livrent des biens et services nécessaires à l’expansion, au développement et à la sécurité des colonies, les entreprises qui sont implantées dans les colonies et enfin, celles qui commercialisent des biens et ressources issus des territoires occupés. Les États ont donc non seulement la connaissance de l’aide apportée à Israël par des compagnies privées mais également de la forme que prend cette dernière. Par ailleurs, le caractère continu et la nature des normes violées par Israël en territoire occupé présentent un degré de gravité largement admis. Les premiers éléments propres à enclencher la responsabilité des États sont donc bien remplis.

Le second élément nécessaire à l’enclenchement de cette obligation, soit la capacité de contrôle ou d’influence de l’État, peut cependant s’avérer plus difficile à déterminer. Les entreprises multinationales, sous les auspices de la globalisation, ont en effet des structures de plus en plus complexes, sont parfois enregistrées dans un État x mais possèdent tous leurs avoirs dans un État y, ce qui rend la détermination de l’État responsable de réguler leurs activités parfois difficile et, surtout, amoindrit considérablement la capacité de contrôle des États sur ces entités. Cette difficulté n’est cependant pas insurmontable. Si des États acceptent de conférer leur nationalité à des sociétés, celles-ci devraient assumer les obligations qui en découlent. Aussi, si l’on s’en tient au droit international, déterminer l’État d’origine d’une entreprise ne pose pas de difficulté particulière : il s’agit de l’État sous les lois duquel l’entreprise a été constituée, dans lequel elle est enregistrée ou dans lequel se trouve son siège social et son centre d’activités.

Il est donc temps que les États prennent leurs responsabilités et se donnent les moyens de réguler l’activité de ces sociétés, ce qui constituerait une première étape vers la fin de l’impunité tant de ces compagnies que de l’État israélien. L’Union européenne s’est déjà montrée beaucoup moins frileuse lorsqu’il s’est agi de réguler certains secteurs d’activité, comme l’ont illustré les sanctions qu’elle a prises à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie. Un point frappant, c’est que les activités visées par ces sanctions étaient similaires à celles identifiées par les Nations Unies en ce qui concerne l’occupation israélienne4.

Droit international ou loi du plus fort ?

Si la décision d’entreprises privées de rompre leurs relations commerciales avec les colonies israéliennes est un pas vers plus de respect du droit international en territoire occupé, il est également indispensable que les États prennent leurs responsabilités par rapport à une situation illégale et des violations continues des droits fondamentaux des Palestiniens. Le chemin vers la fin de l’impunité d’Israël est encore long et la simple bonne volonté d’une poignée d’acteurs privés n’y suffira pas à elle seule.

Laisser la réponse à une question aussi fondamentale aux seuls acteurs commerciaux fait courir le risque d’engagements isolés, au gré de l’actualité internationale et en fonction de l’intensité de la lumière projetée sur la situation en territoire palestinien occupé. Les récents désengagements des colonies, notamment celui de Ben&Jerry’s, s’inscrivent en effet dans un contexte particulier : les bombardements de Gaza couplés à l’exacerbation des tensions en territoire occupé ainsi qu’un regain d’attention pour la cause palestinienne dans une certaine frange du camp progressiste étasunien (lire l’article pages 20 à 23). Si la société civile a su mettre à l’agenda les enjeux de la colonisation, le cessez-le-feu à Gaza a fait baisser la pression et donc la prégnance de la question palestinienne.

En l’absence de régulations fortes de la part des États, plusieurs acteurs pourraient décider de poursuivre leurs activités dans les colonies. Il n’est en effet pas toujours confortable de prendre position sur le conflit israélo-palestinien5 et compter sur la sensibilité fluctuante des entreprises équivaut à renvoyer la résolution du problème des colonies aux Calendes grecques.

Des réglementations relatives au devoir de vigilance des entreprises (lire l’article pages 12 à 15) sont en cours de négociation au niveau international, européen et belge. De telles législations, à condition d’être ambitieuses et de prendre en compte le cas particulier des zones de conflit et des territoires occupés, constitueraient une première étape vers un plus grand respect du droit international en général et des droits des Palestiniens en particulier.

En l’attente de l’adoption de telles normes, le droit international humanitaire et le droit international des droits de l’Homme imposent déjà aux États de prendre des mesures vis-à-vis des sociétés qui ont leur nationalité et qui participent à l’expansion des colonies. Le respect de ces obligations permettrait, enfin, d’exercer une pression nécessaire sur un État israélien en roue libre pour lequel seule compte la loi du plus fort.

1

Tribunal de Grande Instance de Paris, S.A.S.OPM France c. AFPS, 23 janvier 2014 ; Superior Court of Quebec, Bil’in (Village Council) v. Green Park International Ltd., 18 septembre 2009.

2

Voir notamment : Comité des droits de l’Homme, Observations finales concernant le 6e rapport périodique de l’Allemagne, CCPR/C/DEU/CO/6, 13 novembre 2012 ; UN Human Rights Committee, ‘Concluding observations: Canada’ (13 August 2015) UN Doc CCPR/C/CAN/CO/6, § 6 ;

3

Voir les commentaires du CICR des Articles 1er communs aux 4 Conventions de Genève de 1949 : https://ihl-databases.icrc.org/dih/full/CGI-commentaire-Art1.

4

Décision 2014/145/PESC du Conseil du 17 mars 2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.

5

Voir notamment le cas de l’entreprise Airbnb qui, après avoir annoncé retirer ses offres de logements dans le territoire palestinien occupé, est revenue sur sa décision quelques mois plus tard, après avoir subi d’importantes pressions, notamment aux États-Unis et en Israël. (voir : https://www.cncd.be/deactivate-airbnb-palestine-israel-colonisation )

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