Peut-on comparer le sort des réfugiés palestiniens à celui des Juifs des pays arabes installés en Israël ? Pour l’universitaire israélien Yehouda Shenhav, cette équation est immorale et déshonore les Juifs orientaux.
Depuis trois ans, une campagne intensive est menée pour que les Juifs originaires des pays arabes se voient reconnaître le statut politique et juridique de réfugiés. Cette campagne tente d’établir une équation entre réfugiés palestiniens et Juifs orientaux, et de les présenter comme deux groupes également victimes de la guerre d’indépendance de 1948 [lors de la création de l’Etat d’Israël]. Le but est d’empêcher l’exercice du “droit au retour” [des Palestiniens] et de réduire le montant des compensations qu’Israël est susceptible de payer en contrepartie des biens palestiniens en Israël.
Cette équation repose sur une lecture erronée de l’Histoire, une ligne politique inconséquente et une injustice morale. C’est Bill Clinton, immédiatement relayé par Ehoud Barak, qui lança cette campagne en juillet 2000, lorsque, dans une interview à la télévision israélienne, il affirma qu’un accord avait été finalisé à Camp David pour reconnaître les Juifs des pays arabes comme réfugiés.
Pourtant, les précédents gouvernements israéliens s’étaient abstenus de telles déclarations. Premièrement, ils craignaient que cela souligne tout ce qu’Israël avait toujours voulu refouler : la revendication palestinienne du retour. Deuxièmement, une telle ligne risquait d’encourager les Juifs à revendiquer des compensations pour leurs biens abandonnés dans les pays arabes et d’aboutir à ce que, en contrepartie, les Palestiniens fassent de même. Troisièmement, cela aurait obligé Israël à réviser ses manuels scolaires et son discours officiel, c’est-à-dire à présenter les Juifs orientaux comme étant venus en Israël sous la contrainte, et non par aspiration sioniste.
Les juifs orientaux victimes d’un “nettoyage ethnique”
Le 20 juillet dernier, Avi Becker, secrétaire général du Congrès juif mondial, publiait dans Ha’Aretz un article intitulé : “Respect pour les Juifs des pays arabes”. Or cet article ne témoigne pas d’un réel respect pour les Juifs orientaux, mais insulte plutôt leur dignité. A ce jour, cette campagne n’a obtenu que de maigres résultats, et son initiative, “Justice pour les Juifs des Etats arabes”, suscite beaucoup de méfiance en Israël et outre-mer. Et pour cause ! Cette campagne a un précédent lamentable qui mérite d’être rappelé.
En 1975 fut fondée une Organisation mondiale des Juifs des pays arabes (WOJAC), faisant naître chez le ministre des Affaires étrangères Yigal Allon l’inquiétude qu’elle ne devienne le foyer d’une “mobilisation ethnique”. Pourtant, la WOJAC n’avait pas pour mission d’aider les Juifs orientaux, mais celle de contrecarrer les revendications du mouvement national palestinien de compensations financières et de droit au retour. Au premier abord, l’usage du terme “réfugiés” pour qualifier les Juifs orientaux n’était pas absurde. Après tout, depuis la Seconde Guerre mondiale, ce terme occupait une place centrale dans le discours international.
La WOJAC développait une thèse hardie selon laquelle les Juifs avaient été expulsés de pays arabes agissant en coordination avec les dirigeants palestiniens, politique qualifiée de “nettoyage ethnique”. L’organisation affirmait que si le mouvement sioniste avait usé de termes romantiques pour baptiser les vagues d’immigration des Juifs orientaux (“Tapis magique”, “Opération Esdras et Néhémie”, etc.), c’était pour masquer le fait que cette immigration était le résultat d’une “politique arabe d’expulsion”. La WOJAC alla jusqu’à prétendre que, dans les années 50, les immigrants juifs orientaux avaient vécu dans des camps de réfugiés (c’est-à-dire les camps de transit), tout comme les réfugiés palestiniens.
A peine créée, la WOJAC provoqua la colère des nombreux Israéliens orientaux qui se revendiquaient du sionisme. Le porte-parole de la Knesset, Israël Yeshayahou [un travailliste d’origine yéménite], déclara : “Nous ne sommes pas des réfugiés. Certains d’entre nous sont venus dans ce pays bien avant la naissance de l’Etat. Nous avions des aspirations messianiques.” Chlomo Hillel, ministre et ancien militant sioniste irakien, s’opposa également à cette équation en ces termes : “Je ne puis considérer les Juifs des pays arabes comme des réfugiés. Ceux qui sont venus ici l’ont fait volontairement, en tant que sionistes.” Quant à Ran Cohen [député du Meretz d’origine irakienne], il réagit avec emphase. “Je n’ai qu’une chose à dire : je ne suis pas un réfugié. Je suis venu ici selon le commandement du sionisme, par attrait pour ce pays et pour l’idéal de la rédemption. Je dénie à quiconque le droit de me traiter de réfugié.”
Le ministère des Affaires étrangères priva finalement la WOJAC de son maigre financement, arguant de ce qu’elle constituait une arme à double tranchant. Israël avait toujours cultivé une certaine ambiguïté sur ce dossier complexe. En 1949, l’Etat d’Israël avait ainsi rejeté une proposition anglo-irakienne d’échange de populations [Juifs irakiens contre réfugiés palestiniens]. En effet, Israël était effrayé par la perspective de devoir réinstaller les “réfugiés surnuméraires” [palestiniens] sur son territoire. [Le départ des 160 000 Juifs irakiens étant compensé par l’arrivée en Irak de 160 000 réfugiés palestiniens, Israël craignait devoir recueillir les quelque 550 000 réfugiés palestiniens restants.] Bref, la WOJAC était arrivée à l’effet exactement inverse de celui recherché en développant une position inintelligible et en provoquant la colère de nombreux Orientaux.
Affamées d’une solution magique à la question des réfugiés, les organisations juives internationales n’ont, semble-t-il, tiré aucune leçon du piteux précédent de la WOJAC. Or toute personne sensée doit pourtant reconnaître que cette équation est sans fondement. Les réfugiés palestiniens ne voulaient pas quitter la Palestine. Beaucoup de collectivités palestiniennes ont été détruites en 1948 et plus de 700 000 Palestiniens ont été expulsés ou ont fui contre leur gré. A l’inverse, les Juifs des pays arabes sont venus dans ce pays à l’initiative de l’Etat d’Israël et d’organisations juives. Certains sont venus de leur plein gré, d’autres non. Selon les pays arabes, certains vivaient dans des conditions convenables et sûres, tandis que d’autres subissaient la peur et l’oppression. Beaucoup de nouveaux arrivants [juifs en Israël] ont perdu des biens considérables et se voient toujours refuser par Israël le droit de demander des compensations à titre individuel aux Etats arabes. L’histoire de l’immigration orientale est complexe et ne peut se résumer à une explication simpliste.
Reconnaissance israélienne des souffrances passées
L’équation infondée et immorale entre réfugiés palestiniens et immigrants orientaux risque d’embarquer inutilement les membres des deux communautés dans un nouveau conflit, de déshonorer les Juifs orientaux et de saper toute perspective de réconciliation judéo-arabe sincère. Les craintes que la question de 1948 suscite parmi les Juifs sont compréhensibles. Pourtant, tout accord de paix devra impliquer une solution au problème des réfugiés fondée sur la constitution d’un fonds international destiné à dédommager les Palestiniens pour les souffrances causées par la création de l’Etat d’Israël, tandis que ce dernier se verra demander de contribuer généreusement à la constitution de ce fonds. Dans cette perspective, il est évidemment tentant d’alléger les obligations financières d’Israël en faisant des immigrants orientaux des réfugiés. Ce serait pourtant une erreur que de procéder à une telle manipulation comptable dans l’espoir de se soustraire à des revendications palestiniennes politiquement et moralement recevables. Cela ne ferait qu’ajouter l’insulte à l’infamie et creuser davantage le gouffre psychologique entre Juifs et Palestiniens. Il se peut, comme l’affirme le Dr Khalil Shiqaqi [voir CI n° 664, du 24 juillet 2003], qu’une majorité de Palestiniens renoncent à la réalisation pratique du droit au retour, mais pas au prix d’une manipulation comptable. Tout accord de paix devra être sanctionné par une reconnaissance israélienne des erreurs et souffrances passées, et par l’élaboration d’une solution équitable. La manipulation comptable à laquelle on nous invite ferait d’Israël un maquignon dépourvu de stature politique et morale.
Yehouda SHENHAV*
Traduit de l’hébreu par Pascal Fenaux. Paru originellement en hébreu dans Ha’Aretz le 15 août 2003 sous le titre ‘Al marvad ha-plitim. Republié en français dans Courrier International N°668 du 21 août 2003, Paris.
* Professeur de Sociologie et d’Anthropologie à l’Université de Tel-Aviv, Yehouda Shenhav est également [en tant que Juif irakien] directeur de Theory and Criticism, périodique socioculturel édité par le Kedem (Arc-en-Ciel démocratique oriental).