Malgré le nettoyage ethnique que pratiquèrent les milices juives et puis l’armée israélienne en 47-48, plus de 150.000 Arabes palestiniens restèrent sur place et se retrouvèrent du jour au lendemain dans l’Etat d’Israël. Considérés comme « ennemis », ils furent soumis à un régime militaire. Ils constituent aujourd’hui 20% de la population d’Israël et continuent à être discriminés.
« ‘Ajami (quartier de Jaffa) sera désormais entouré de logements juifs de tous les côtés. Nous pouvons supposer qu’il n’y a aucune menace pour la sécurité dans la ville. Mais pour une raison ou pour une autre, ce n’était pas suffisant et maintenant ils sont sur le point d’encercler le quartier avec un barbelé qui séparera le quartier arabe et les projets de logements juifs. Cet arrangement donnera immédiatement à ‘Ajami la forme d’un ghetto, fermé et séparé. Il est difficile de se réconcilier avec une telle notion, qui évoque, par association, l’horreur. » (Moshe Erem, directeur général du ministère israélien des Minorités, Archives de l’armée israélienne, 11 août 1948, 1860 / 1950-1)
Ashkelon, 2004
Décidée à acheter des chaussures, je me rends avec une amie dans le centre commercial d’Ashkelon. Je vois des sandales qui me plaisent dans une vitrine et nous voilà aussitôt entrées dans la boutique. Le commerçant ne parle qu’hébreu et les tractations s’annoncent difficiles. Je regarde bien le vendeur et, prise d’une inspiration subite, je m’adresse à lui en arabe, sans prendre garde au regard médusé de mon amie. Aussitôt le visage de l’homme s’illumine et il nous raconte qu’il est juif irakien, qu’il est heureux de parler sa langue, qu’il est arrivé en 1949, qu’il regrette d’être venu et que, s’il n’avait pas d’enfants, il retournerait en Irak. Je lui demande alors doucement comment c’était quand il est arrivé. Et là, ce fut le choc. L’homme nous dit que, nostalgique de sa langue, de la musique arabe, de la nourriture orientale, il allait avec ses amis dans le ghetto arabe. Parlant mal l’arabe, je demande à mon amie dont c’est la langue maternelle de reformuler la question et de demander ce qu’était ce ghetto. Il décrit alors un quartier d’Ashkelon (en fait, Al Majdal avant la conquête) où sont enfermés des Palestiniens qui ne peuvent en sortir qu’avec une autorisation spéciale. Dans ses yeux, beaucoup de tendresse et de tristesse à l’évocation de ces souvenirs. Mon amie et moi sortons abattues mais aussi étonnées : jamais nous n’avions entendu parler de ghetto arabe.
1948-1966 : les Palestiniens sous régime militaire
Alors même qu’ils ont reçu la citoyenneté israélienne, les Palestiniens restés sur le territoire devenu Israël sont soumis à un régime militaire. Considérés comme ennemis, ils sont cantonnés dans certaines régions, dans certains quartiers et jusqu’en 1963, ne peuvent en sortir que s’ils obtiennent un laissez-passer, accordé pour un temps limité. Ce n’est qu’en 1966 qu’il fut supprimé. « Dans ces zones de sécurité, qui concernaient tous les espaces où vivaient les Palestiniens d’Israël, tout était quadrillé par des barrages et des systèmes de surveillance régulant l’accès à toutes les villes et à tous les villages ; et, bien sûr, la moindre forme de résistance ou de contestation aboutissait à des arrestations arbitraires et à des détentions sans jugement. Un des instruments répressifs les plus utilisés fut l’instauration d’interminables couvre-feux qui condamnaient toute la population d’une ville ou d’un village à rester cloîtrée chez elle vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour des périodes indéterminées. » (J-P CHAGNOLLAUD, Les Palestiniens d’Israël, sur le site de l’AFPS)
C’est ainsi qu’en 1956, à Kafr Qassem, quarante villageois qui revenaient chez eux et ne savaient pas qu’un couvre-feu de 17 heures avait été décrété furent assassinés par l’armée israélienne. Cet épisode reste marqué dans la conscience palestinienne comme le révélateur de ce que signifiait être citoyen palestinien en Israël.
De 1948 jusqu’à … : voler « légalement »
Arrêté gamin alors qu’il cueillait des figues dans le verger familial, accusé de vol et interrogé par un policier, Fouzi El-Asmar rapporte ce dialogue: « Alors, à qui appartient la terre ? Je répondis : A nous. Je ne savais pas que mon père l’avait vendue à des Juifs. Je reçus une réponse écrasante sur un ton moqueur : Je t’ai dit que le verger ne vous appartenait pas. Ton père ne l’a pas vendu à des Juifs. Il appartient aux Juifs. » (F. EL-ASMAR, Etre un Arabe en Israël, Casterman, 1981)
En effet, dès le début, la volonté des dirigeants israéliens est de s’approprier le plus de terres possible. Dès 1948, la Haganah sécurisait les terres « abandonnées » et en accaparait les récoltes pour la population juive. Par après, différentes dispositions légales permirent de confisquer ces terres et de les attribuer à des Juifs (moshav, kibboutz). En fait, on mit en place tout un arsenal de lois qui légitimaient le vol de terres. L’Etat d’Israël utilisa aussi les lois ottomanes qui faisaient tomber dans la catégorie des terres d’Etat celles qui n’étaient pas cultivées pendant 3 ans. Or, du fait de l’imposition du régime militaire et des zones dites de sécurité, de nombreux Palestiniens n’avaient plus accès à leurs terres qui, automatiquement, étaient alors considérées comme abandonnées. Restaient les terres des réfugiés internes ou externes. En 1950, fut publiée la Loi des Absents qui allait permettre de déposséder les Palestiniens de presque toutes leurs terres. Elle fut complétée en 1953 par la loi sur l’Acquisition de Terres (The Land Acquisition Law) qui décrète que les terres saisies pour des raisons de sécurité, d’implantation ou de développement ne peuvent être rendues à leurs propriétaires et prévoit des compensations pour les propriétaires. Le résultat, d’après le rapport d’Adalah, est que 93% des terres en Israël aujourd’hui appartiennent à l’Etat ou au Fonds national juif.
Quelle est la définition de l’absent ? Est absent le propriétaire qui, à la date du 29 novembre 1947 et postérieurement, soit était citoyen ou sujet d’un pays en guerre avec Israël, soit était dans ces pays ou dans la partie de la Palestine qui n’était pas destinée à l’Etat arabe soit – enfin et surtout – était un citoyen palestinien qui avait abandonné son lieu de résidence normal. Ce dernier point signifie que celui qui avait quitté sa maison durant la guerre, qu’il soit entretemps revenu ou pas, était considéré comme absent. Dès lors, les terres, les maisons des absents sont tombées dans l’escarcelle de l’Etat d’Israël.
Enfin, l’état d’urgence, toute région pouvait être déclarée zone de sécurité militaire ; ses habitants devenaient de ce fait illégaux et leurs terres pouvaient être confisquées et eux-mêmes expulsés.
Théoriquement, les propriétaires pouvaient faire valoir leurs droits sur leur terre ou leur maison. Néanmoins la procédure était plus que compliquée d’autant plus que la loi de 1953 établissait la légalité de la prise de terres pour motifs de développement rural, de sécurité ou d’implantations. En fait, vu la guerre, vu les zones de sécurité inaccessibles, vu le fait que, sous l’Empire ottoman, beaucoup de propriétaires n’avaient pas enregistré les terres à leur nom mais au nom d’un gros propriétaire qui pouvait être au Liban, en Syrie ou ailleurs, la preuve de la propriété était souvent impossible. Parfois, quand tout était en ordre, le propriétaire apprenait que sa terre avait été expropriée (voir F. EL-ASMAR, p. 124 et suivantes) et de toute manière, que ses biens lui soient rendus ou pas, il était redevable des taxes dues pour la période d’abandon. Durant ces péripéties administratives, les offres d’achat de la part de Juifs étaient nombreuses et beaucoup de Palestiniens se réduisirent à vendre par découragement ou par conviction que justice ne leur serait pas rendue.
Les Palestiniens alors, comme le montre le film « La mécanique de l’orange », devinrent ouvriers sur leurs propres terres ou exilés à la ville. Et leurs maisons furent occupées par des immigrants juifs. A Jaffa, encore aujourd’hui, des propriétaires paient un loyer pour habiter leur propre maison…
Tout au début, dans les années 1948, 1949, 1950, des milliers de Palestiniens ont ainsi été expulsés de leurs villages ou des zones où ils s’étaient réfugiés pour faire place aux implantations juives : l’armée israélienne forçait les gens à passer la ligne d’armistice, ce qui en faisait définitivement des réfugiés, interdits de retour.
Force est de dire que tout ce processus de dépossession continue en Israël (voir les Bédouins, voir les refus de permis de bâtir ou de rénover, y compris dans les villes mixtes) et se poursuit dans le territoire palestinien toujours occupé. Le projet sioniste n’arrête pas de fabriquer la Nakba, aidé en cela par les agences sionistes comme le KKL JNF (Fonds national juif) qui a racheté des terres à l’Etat (13% du total), les gère à sa guise et les réserve aux seuls Juifs. Ajoutons que le KKL, aujourd’hui, a près de 50% des sièges dans l’organisme chargé de l’administration des terres d’Israël (Israeli Land Administration) : depuis le début, il joue un rôle essentiel dans la judaïsation de la terre et l’on sait comment il invite les étrangers à financer des forêts dont le but est de cacher des villages détruits et d’occuper le territoire.
Tuer l’identité des Palestiniens pour mieux asservir
Le pillage culturel débuta dès 1947 : vol de livres (voir article page 28) et d’objets précieux, destruction de villages (450) et de quartiers urbains, destruction de maisons et de mosquées, déracinement des gens regroupés dans d’autres endroits que leur lieu d’origine, etc.
La langue arabe, bien que déclarée officiellement deuxième langue du pays, est méprisée et jusqu’en 58, pratiquement pas un seul livre n’est édité en arabe, pas même les manuels scolaires. A l’école, on apprend les poètes juifs qui exaltent le pays et si ce sont des poètes arabes, ce sont des poésies sans aucun contenu « national ». Jusqu’en 58, on se sert de livres devenus presque illisibles à force d’usure (ils dataient du Mandat britannique) et les professeurs étaient obligés de dicter chaque chapitre à leurs élèves. Quand la Compagnie du livre arabe en republia, le ministère de l’Education en interdit l’utilisation.
Etudier dans les universités était très difficile pour les Palestiniens et F. El-Asmar raconte comment, voulant s’inscrire avec des amis au Technion, le doyen leur conseilla avec insistance de s’inscrire en génie civil. Le seul d’entre eux qui accepta se présenta à l’examen et…échoua.
Dans le domaine public, « C’est comme si nous n’existions pas », dit encore F. El-Asmar. Toute tentative de faire vivre la culture palestinienne était entravée quand les initiateurs n’en étaient pas simplement arrêtés, mis en résidence surveillée ou déportés. Le pouvoir ne voulait en aucun cas qu’au travers d’activités culturelles, se perpétue l’identité palestinienne.
Exclure, surveiller et punir
Travailler dans l’administration ou parfois même dans une entreprise privée nécessitait pour les Palestiniens une autorisation des forces de sécurité. Et l’injonction du « travail juif » remontant au Mandat britannique s’était renforcée. A titre d’exemple, un professeur qui avait répondu à une annonce demandant un ingénieur électricien fut convoqué pour un entretien qui se passa à merveille. Mais quand on sut qu’il était arabe, on lui signifia qu’on n’avait pas besoin de lui et le directeur lui dit simplement : « Je suis désolé. Vous auriez dû comprendre que l’annonce dans le journal n’était pas pour vous. » F. El-Asmar raconte qu’il indiquait toujours qu’il était arabe et n’était jamais convoqué. Il en conclut qu’à part les taxes et les lois, la plupart des choses en Israël ne sont pas faites pour les Arabes.
Que dire alors des activités politiques ! Alors qu’au début, les Palestiniens votent pour des partis sionistes, vers les années 50, ils vont se structurer pour défendre leurs droits. Ce fut d’abord autour du Parti communiste israélien qui était mixte. Soutenu par ce parti, en 1958, se créa le Front arabe qui fut aussitôt interdit. Peu de temps après, une autre organisation vit le jour, le Front populaire, qui réunissait Arabes et Juifs et focalisait ses revendications sur la dépossession et le retour des réfugiés. Mettant en danger le cœur même de la politique sioniste, il fut dissous et ses dirigeants assignés à résidence. Dans les années soixante, un autre mouvement a tenté de s’imposer, Al Ard (la Terre). La liste qu’il avait essayé de présenter aux élections législatives de 1965 fut dissoute et il fut déclaré illégal. Les votes se sont donc tournés vers le Parti communiste qui se divisa et dont une dissidence, le Rakha, recueillit la plupart des voix arabes.
Ces épisodes montrent clairement que les Palestiniens d’Israël étaient considérés à l’époque – et encore aujourd’hui d’ailleurs – comme des citoyens de deuxième zone : ils pouvaient voter et s’exprimer à condition de ne pas contester le régime…
Quand on examine aujourd’hui la situation des Palestiniens citoyens d’Israël, la seule conclusion qui s’impose est que la Nakba est inscrite au cœur du projet sioniste.