Les Palestiniens oubliés d’Amérique latine

Bulletin N°77


Chercheuse postdoctorale à l’Institut des relations internationales de l’Université de Brasilia, la Dre Cecilia Baza revient sur l’histoire d’une frange méconnue de la diaspora.

De la fin du 19esiècle jusqu’au mandat britannique

Cette période est cruciale car elle constitue un témoignage-clé des modes d’identification des habitants de Palestine avant 1948. Comment se sont-ils définis eux-mêmes? Si nous ne pouvons pas interroger les immigrés les plus âgés, arrivés à la fin du XIXe siècle, nous avons encore plusieurs traces de leur identification. Quelques notations sur les registres d’immigration, les noms des associations et la presse ethnique qui ont commencé à se développer dans les années 1910. Jusqu’en 1920, les immigrés de Palestine mentionnaient alternativement quatre foyers d’identification:

  • leur ville natale, en l’occurrence Beit Lahem [Bethléem], Beit Jala et Beit Sahour;
  • la Syrie, au sens de Biled el-Sham [Grande Syrie];
  • leur religion, ici principalement le christianisme orthodoxe, et la conscience de venir de Terre Sainte;
  • et enfin leur arabité.

Les références à la Palestine étaient rares, mais elles existaient. En revanche, l’identification à l’Empire ottoman était quasi inexistante.

Cela a commencé à changer à partir des années 20. En 1920, le Club Deportivo Palestino, un club de football professionnel, a été fondé à Santiago du Chili. Le nom du club, Palestino, et les couleurs du maillot de football – celles du drapeau palestinien – étaient clairement une référence nationaliste.

Cette nouvelle identification a pris de l’ampleur à partir de 1924. Entre 1924 et 1939, des dizaines d’organisations ayant des références directes et uniques à la Palestine ont été créées dans toute l’Amérique latine. Comment expliquer l’émergence de cette nouvelle conscience palestinienne?

Les difficultés liées à la nouvelle nationalité palestinienne…

L’établissement du mandat britannique sur la Palestine compliqua terriblement la vie des immigrés et ces nouvelles difficultés les ont certainement rendus plus conscients de la précarité politique de leur patrie. Le principal obstacle rencontré par les immigrés était la question du retour: temporaire ou définitif. En effet, jusqu’aux années 30, les immigrés effectuaient des allers-retours entre les pays d’accueil et la Palestine. Des immigrés sont retournés, ont vécu quelques années en Palestine et ont à nouveau quitté leur patrie pour l’Amérique latine.

Ce schéma était assez courant. À l’époque ottomane, les émigrés qui conservaient la nationalité ottomane pouvaient légalement retourner en Palestine. Cependant, et c’est un paradoxe, la promulgation de la nationalité palestinienne par les autorités britanniques en 1925 a changé la situation. Les émigrés devaient demander un visa au cas où ils auraient acquis la nationalité du pays d’accueil ou en tant que Palestiniens natifs, demander la nationalité palestinienne. C’est là que réside le cœur du problème: la condition d’obtention de la nationalité palestinienne telle que définie par le traité de Lausanne était extrêmement difficile à satisfaire pour les émigrés. L’application du Traité a créé des difficultés à des milliers de Palestiniens résidant à l’étranger.

Prenons le cas de ’Issa Nasser, par exemple. Né à Bethléem, il émigra en 1913 au Chili en tant que marchand avec un passeport ottoman qui expira avec le traité de Lausanne. N’ayant pas la nationalité palestinienne, il eut besoin d’un certificat d’urgence délivré par le consulat britannique à Valparaiso pour pouvoir se rendre en Palestine. Le document provisoire précisait clairement qu’il ne garantissait pas que le titulaire soit autorisé à atterrir ou demeurer en Palestine.

Mais aller en Palestine n’était pas le seul problème. Dans certains cas, tels qu’au Chili et au Mexique, l’impossibilité de fournir une nationalité valable empêchait le renouvellement du permis de séjour. Ou pire, l’accès à la naturalisation. Cette situation a conduit des milliers d’immigrés à devenir apatrides. Dans certains pays, comme au Salvador, l’absence de nationalité interdisait l’exercice du commerce, mettant en péril la principale source de revenus des immigrés palestiniens.

Face à ces difficultés, les immigrés ont décidé de s’organiser pour se faire entendre. Des dizaines de plaintes ont été formulées par des immigrés dans les consulats britanniques d’Amérique latine, et sont conservées dans les archives de la Société des Nations.

Les immigrés y affirment qu’ils ont toujours des terres en Palestine et, bien qu’ils participent actuellement à des activités commerciales dans leur pays d’accueil, ils envisagent toujours de rentrer chez eux dans un avenir proche. En Palestine, les émigrés ont reçu l’appui de jeunes nationalistes, dont Aysel Bandaq de Bethléem, qui a lancé en 1927 le Comité pour la défense des droits des émigrés à la citoyenneté palestinienne.

Le comité a recueilli les griefs des émigrés et les a présentés au Haut Commissaire britannique pour la Palestine. Les autorités britanniques ont légèrement assoupli les conditions d’obtention de la nationalité, mais cela n’a pas fait de différence notable.

Après le déclenchement de la Grande révolte arabe, Aysel Bandaq a renouvelé en 1936 la pétition à la Commission Peel, sans résultat significatif. En conséquence, seul un nombre très limité d’émigrés ont pu obtenir la nationalité palestinienne.

En 1946, il a été établi que seules 465 personnes nées en Palestine et résidant à l’étranger ont pu acquérir la nationalité palestinienne. Cela ne signifiait pas pour autant qu’il était impossible pour les émigrés de revenir en Palestine, mais cela en a certainement dissuadé plus d’un.

La situation temporaire d’apatride de certains émigrés a amené Mutaz Qafisheh, professeur de droit international à l’université de Hébron, à parler de la première génération de réfugiés palestiniens. Je comprends l’intérêt d’une position aussi provocatrice, qui a permis de mettre en évidence une situation complètement négligée, mais je ne suis pas sûre qu’elle puisse vraiment être utilisée car, comme nous l’avons vu, les logiques de l’émigration ne peuvent être réduites à n’être que le résultat d’une expulsion.

… et l’émergence d’une identité palestinienne

Cette nationalité palestinienne a finalement disparu avec la création de l’État d’Israël en 1948. Mais pour les émigrés, c’était clairement la première expérience politique de leur identité palestinienne, indépendamment du fait qu’ils l’aient obtenue ou non, la lutte pour la nationalité était significative en elle-même.

En fait, la décennie des années 30 a été marquée par le développement d’une presse très dynamique, nationaliste et ethnique en Amérique latine. Les meilleurs exemples en sont Al-Islah, La réforme, au Chili, publié de 1930 à 1942 et également distribué au Pérou, en Bolivie et en Équateur, et Rumbos, publié au Honduras à partir de 1939.

Cette presse diffusait des informations politiques de Palestine. Et cela a clairement eu un impact: par exemple, en 1939, les Palestiniens du Chili et du Honduras ont collecté des fonds pour les familles des martyrs de la Grande révolte arabe. Le résultat de tout cela est qu’à la fin des années 30, nous avions une population qui revendiquait de plus en plus son appartenance à la nation palestinienne, alors qu’elle avait plus que jamais l’intention de s’établir dans son pays d’accueil.

Un signe évident de ce paradoxe est le fait qu’une bonne partie de cette presse ethnique nationaliste a été écrite en espagnol, comme Rumbos. La deuxième génération, née en Palestine, avait déjà perdu sa capacité à lire et écrire en arabe. La distance culturelle avec la patrie grandissait et, en Amérique latine, les immigrés étaient sur le point de saisir de nouvelles opportunités économiques.

La dernière bataille politique importante de cette période a été la mobilisation contre le partage de la Palestine, voté à l’Assemblée générale des Nations Unies en 1947. La mobilisation contre cette résolution en Amérique latine fut en réalité une campagne de dernière minute, lancée par Akram Zuaiter qui est venu de Palestine pour convaincre les dirigeants latino-américains de ne pas voter pour le partage. Et cela a eu des résultats. Grâce à la forte mobilisation des communautés palestiniennes, le Chili et le Honduras ont décidé, au tout dernier moment, de s’abstenir lors du vote sur la résolution de l’ONU. Mais en vain car, comme nous le savons, la résolution a été adoptée.

De la création d’Israël à la reconnaissance de l’OLP

Les décennies suivantes ont été marquées par une profonde assimilation culturelle. En 1970, les mariages exogames – c’est-à-dire les mariages entre Arabes et non-Arabes – étaient devenus la norme. Selon une enquête récente, au Chili, environ 30% seulement des personnes d’origine palestinienne ont leurs deux parents d’origine palestinienne.

Les nouvelles générations, dont les pères étaient des immigrés, sont devenues des Chiliens, des Honduriens, des Péruviens – en un mot, des Latino-Américains d’origine palestinienne. Il n’existe d’ailleurs pas de Chiliens-Palestiniens, comme on peut être arabo-américain – les identités composées n’existent pas en Amérique latine. Dans les sociétés multiraciales et multiethniques d’Amérique latine, l’identification nationale est la priorité. Cependant, cela ne signifie pas que l’identification avec la Palestine a été perdue.

L’identité palestinienne a survécu grâce à des réseaux d’amis, de familles et de partenaires commerciaux; à travers des clubs sociaux comme le Club Palestino à Santiago… Et aussi à travers des pratiques culturelles comme la nourriture. En fait, ça peut être moins puissant que la langue ou la religion, mais cela produit, incarne et affecte les sentiments de connexion avec la Palestine. Chaque Latino-Américain d’ascendance palestinienne commencera toujours à parler de son identité palestinienne avec des souvenirs de déjeuners chez ses grands-parents, en train de manger de la maqlouba(un plat traditionnel palestinien), des courgettes et des aubergines farcies.

Ces éléments d’identité culturelle n’étaient pas nécessairement visibles dans l’espace public, mais étaient très présents dans la sphère privée.

Au cours des années 50 et 60, la dimension politique de l’identité palestinienne est devenue nettement moins pertinente. Mais cela a de nouveau changé à partir de la seconde moitié des années 70 et davantage encore au cours des années 80. Contrairement à d’autres régions, ce n’est pas directement la Guerre des Six-Jours de 1967 qui a vraiment fait la différence, mais la reconnaissance de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) par l’Organisation des Nations Unies en 1974 comme seul représentant légitime du peuple palestinien.

Pourquoi? Parce que cela a permis à l’OLP d’ouvrir des bureaux d’information sur la Palestine sur tout le continent et de développer un réseau de représentants. La repolitisation de la diaspora faisait partie de leur mission. Cependant, travailler ou non avec l’OLP a créé des tensions au sein de la communauté. Les tensions étaient telles que certaines personnes ont même dénoncé leurs camarades du club palestinien à la police politique chilienne, par exemple.

Jael El Arja, membre du FPLP (Front populaire de libération de la Palestine), qui venait régulièrement en Amérique latine depuis le début des années 1970, fut tué en 1976 lors de l’opération Entebbe lors du détournement d’un vol d’Air France par des membres du FPLP. On peut imaginer à quel point un Palestinien du Chili qui le connaissait pouvait être terrifié.

L’OLP était considérée comme subversive. Consciente de l’écueil, non seulement au Chili mais dans d’autres pays d’Amérique latine, l’OLP a décidé d’envoyer le père Ibrahim Ayyad, un prêtre catholique né à Beit Sahour et proche de Yasser Arafat, pour changer l’image de l’OLP dans la diaspora à prédominance chrétienne.

Le tournant de la guerre du Liban

Le tournant a été 1982 et le massacre des réfugiés palestiniens des camps de Sabra et de Chatila au Liban. L’assassinat de femmes, d’enfants et de personnes âgées a provoqué une émotion qui a dépassé les divisions politiques. Au Chili, cela a favorisé la première manifestation d’unité parmi les Palestiniens.

En 1984, le Club palestinien du Chili et la Fédération des organisations palestiniennes du Brésil ont convoqué le premier congrès des entités palestiniennes d’Amérique latine et des Antilles. Le congrès a eu lieu à São Paolo et a abouti à la création du COPLAC, la Confédération latino-américaine des institutions palestiniennes. Onze représentants d’Amérique latine ont été désignés pour faire partie du Congrès national palestinien de l’OLP.

Cette nouvelle connexion institutionnalisée avec l’OLP s’est avérée une grande impulsion, en particulier chez les jeunes. Des dizaines de groupes de dabke(danse traditionnelle palestinienne) se sont formés au Brésil, au Chili et dans d’autres pays d’Amérique latine. Beaucoup appartenaient à Sana’oud (« Nous reviendrons » en arabe), un mouvement culturel transnational palestinien créé par l’OLP pour que les jeunes d’ascendance palestinienne renouent avec la culture palestinienne.

Au Chili, des étudiants d’université sont allés plus loin et ont fondé une section locale de l’Union générale des étudiants palestiniens. Le Chili est actuellement le pays où un groupement de particuliers d’origine palestinienne est le mieux organisé pour défendre la cause palestinienne.

Professionnalisation du mouvement pro-palestinien

Nous assistons actuellement à un processus de professionnalisation du mouvement pro-palestinien depuis le début des années 2000. Les politiciens palestiniens du Chili peuvent se trouver dans tout le spectre politique, de la droite jusqu’au Parti communiste, mais ils coopèrent quand il s’agit de la Palestine. Un groupe interparlementaire chilien palestinien a été constitué et est aujourd’hui le plus nombreux parmi les groupes binationaux du Congrès chilien.

En 2001, de riches hommes d’affaires palestiniens du Chili ont créé la Fondation palestinienne Bethléem 2000, une organisation caritative pour enfants palestiniens qui fait également du lobbying politique et du travail culturel pour la communauté. La fondation publie un magazine mensuel appelé Al Damir (« la conscience »), qui a pour but de relater l’histoire des réussites de Palestiniens du Chili ainsi que de rapporter des informations sur les activités de la communauté et sur la situation humanitaire en Palestine.

Il existe également une agence de presse palestinienne du Chili, ainsi que deux sites web qui fournissent des mises à jour quotidiennes et des éditoriaux sur la situation en Palestine. Ce sont les principales sources d’information pour les Palestiniens du Chili ainsi que pour les autres publics intéressés par la situation au Proche-Orient.

Pour conclure, des divisions et des débats politiques existent encore au sein de cette organisation de la diaspora. Mais cela ne gêne pas leur travail et leur impact. Il existe clairement aujourd’hui un intérêt croissant chez les jeunes pour leur origine palestinienne. Internet, les réseaux sociaux et la possibilité de voyager en Palestine ont facilité cette reconnexion. Et cela, même si très peu d’individus ont encore des parents proches là-bas.

Le plus gros problème aujourd’hui est sans doute la difficulté d’entrer en Palestine, car les autorités israéliennes ont tendance à discriminer les visiteurs en fonction de leur ascendance. Au cours des cinq dernières années, quatre jeunes femmes chiliennes ont été refoulées de Tel-Aviv ou à l’entrée du pont Allenby en raison de leur nom de famille palestinien.

Article traduit de l’anglais par Thierry Bingen

 

 

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