Yarmouk: les damnés de la terre

Bulletin  64, juin 2015

Par Anne Bernas sur RFI, 10 avril 2015

Yarmouk est à l’agonie. Après la famine « organisée » par le régime syrien, le plus grand camp de réfugiés palestiniens du Proche-Orient est envahi par la terreur jihadiste depuis dix jours. A Yarmouk, aux portes de Damas, les Palestiniens survivent tandis que la communauté internationale peine à réagir.

Yarmouk est un petit bout de Palestine, toutes les rues portent des noms qui lui sont liés. Une Palestine si proche – à peine 200 kilomètres séparent le camp de Ramallah – et pourtant si loin. Inaccessible. Le camp de Yarmouk, créé en 1957 suite à la guerre de 1948, est, selon l’UNRWA (l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), un camp « non officiel ». D’ailleurs, Yarmouk n’a rien d’un camp.

Yarmouk est en réalité une ville à part entière, avec ses écoles, ses hôpitaux, ses commerces, ses parcs. Une ville qui s’étend sur deux kilomètres carrés, à seulement sept kilomètres au sud de Damas. Yarmouk, c’est un dédale de ruelles aux immeubles grimpant toujours plus haut.

Ce Yarmouk-là, il n’existe plus depuis 2011. Aujourd’hui, sur les 250 000 habitants du camp – 150 000 Palestiniens mais aussi des Syriens et des réfugiés irakiens arrivés après l’invasion américaine – il ne reste qu’environ 16 000 âmes. Les gens meurent par manque de soins et de nourriture et l’électricité est une denrée rare. Les écoles et les hôpitaux, les commerces, tout est à terre.

Yarmouk, entré malgré lui dans la guerre syrienne

Depuis Ramallah il y a quelques jours, le président palestinien Mahmoud Abbas a déploré le fait que « les Palestiniens paient le prix de guerres et d’agressions qui ne sont pas les leurs », appelant à « trouver une solution pour protéger les habitants de Yarmouk qui n’ont rien fait pour mériter cela ». En effet, c’est, selon les mots du porte-parole de l’UNRWA le 8 avril, un « massacre d’innocents » qui se prépare. « Les habitants de Yarmouk, dont 3 500 enfants, , a affirmé Ban Ki-moon, sont transformés en boucliers humains. Ce camp de réfugiés commence à ressembler à un camp de la mort », comparant Yarmouk au « dernier cercle de l’enfer ». Une extermination qui a débuté à Yarmouk et dans toute la Syrie en 2011.

Au début de la guerre, Yarmouk accueille de nombreux Syriens qui fuient les zones sous les bombes mais le camp ne s’implique pas dans le conflit et tente de rester neutre, tout au moins politiquement. C’est à l’été 2012 que la population commence à se soulever contre le régime après les bombardements du quartier mixte de Tadamoun, voisin de Yarmouk. Dès lors, les frappes du régime pleuvent sur le camp et entraînent un nouvel exode massif des habitants du camp. Demeurent malgré elles environ 40 000 personnes, pour la plupart trop pauvres pour partir.

Depuis plus d’un an et demi et jusqu’au début de ce mois d’avril, Yarmouk était assiégé par l’armée syrienne. Bombardé constamment, il ne reste aujourd’hui du camp qu’à peine la moitié. Pour mieux mater la révolte de quelques-uns, le régime de Bachar el-Assad impose un blocus sévère à l’ensemble de la population. Tous les produits qui y entrent et qui en sortent sont strictement contrôlés. L’année 2013 marque un tournant radical dans la stratégie du régime syrien, puisqu’il devient tout simplement interdit de quitter la zone.

La famine s’empare alors de Yarmouk. Des femmes, des enfants et des personnes âgées meurent. Les images d’horreur de corps décharnés circulent dans le plus grand silence. Près de 200 personnes perdent la vie à cause de malnutrition, les autres s’accrochent avec à peine 400 calories par jour (alors qu’il en faudrait au moins 2 000). Le prix du kilo de riz peut atteindre 100 dollars. « La tragédie à Yarmouk a commencé avec le blocus du régime syrien qui a empêché tous les produits du quotidien de parvenir dans le camp. Des gens sont morts de faim. Et personne n’en a parlé… Il a fallu attendre que Daesh arrive pour que les médias parlent du drame qui se déroule dans le camp », raconte Mohammed Sha’ban, un jeune réfugié de 28 ans, visiblement bouleversé. Et le mot est faible.

Le groupe EI ou le règne d’un chaos perpétuel

L’assaut du groupe Etat islamique finit d’achever Yarmouk. Le 1er avril, après d’intenses combats meurtriers avec des milices, dont celle d’Aknaf Baït Al-Makdis, un groupe de combattants anti-Assad, et des Palestiniens, les terroristes de l’organisation Etat islamique pénètrent dans ce qui reste du camp et en prennent 90%. Le lieu est stratégique puisque Yarmouk est aux portes de la capitale syrienne et le groupe EI n’en a jamais été aussi proche.

En dix jours, au moins 38 personnes – huit civils et trente combattants – seraient mortes selon l’OSDH (Observatoire syrien des droits de l’Homme). Parmi eux, sept membres du principal groupe palestinien combattant l’EI, Aknaf Baït Al-Makdis (affilié au mouvement Hamas), ont été exécutés, dont deux décapités par l’EI. Les rares témoignages qui parviennent du camp sortent tout droit de l’enfer. « Depuis dix jours, je passe des nuits entières sur Skype avec eux, les activistes, mes amis, mes voisins. Certains sont morts de faim encore hier. Ils vivent l’horreur, raconte Mohammed, basé en ce moment à Paris, la voix éraillée par un manque de sommeil. Pour aller chercher de l’eau au puits, les habitants de Yarmouk doivent sortir de chez eux, sous les tirs. Alors ils n’y vont pas ».

Pour les activistes locaux de l’intérieur, l’espoir n’existe plus. « Je crains bien qu’aujourd’hui nous n’ayons le choix qu’entre la mort et la mort. La mort entre les mains du régime, la mort entre celles de l’EI, ou encore mourir de faim ou de soif », témoigne l’un d’eux. Et Mohammed d’aller dans le même sens, expliquant que certains activistes sont aussi bien dans la ligne de tirs et de torture de Daesh que de l’armée du régime. « Ces gens-là sont tout simplement bloqués dans le camp, ils n’ont plus d’issue. Juste mourir ».

Théâtre du désespoir

Avec l’arrivée du groupe EI, la distribution d’aide alimentaire – qui était déjà très aléatoire – est interrompue. L’hôpital a été frappé par des obus. Et Chris Gunness, porte-parole de l’UNRWA, pousse un cri de détresse : « La situation à Yarmouk est un affront à notre humanité à tous, une source de honte universelle. Yarmouk est un test, un défi pour la communauté internationale. Nous ne devons pas échouer. La crédibilité du système international lui-même est en jeu ». Depuis l’arrivée des jihadistes, près de 500 familles seraient parvenues à quitter le camp pour un quartier contrôlé par le régime syrien. Un régime qui n’a de cesse, lui aussi, de poursuivre ses frappes à coups de barils d’explosifs sur Yarmouk pour en déloger les terroristes.

Ce 6 avril, tandis qu’un dirigeant palestinien annonçait être en route pour Damas pour tenter d’y faire cesser les violences meurtrières, le Conseil de sécurité a appelé « à protéger les civils et à assurer un accès humanitaire au camp pour fournir une aide vitale aux habitants ». Un message qui trouve difficilement écho dans le désastre gigantesque et la tragédie incessante.

Yarmouk est devenu un symbole de souffrances, de privations. Bachar el-Assad avait-il prévu ce scénario ? « En tout cas, on parle de Daesh en ce moment, mais voilà plus de quatre ans qu’on vit dans la répression, sous la menace de torture, dans l’horreur la plus totale, s’emballe Mohammed, ses grands yeux noirs perdus dans ses pensées les plus violentes. Plus de 200 000 hommes, femmes et enfants ont été massacrés en Syrie. Il était évident que la politique du régime de Bachar el-Assad allait engendrer une entité telle que Daesh ». La stratégie du chaos en différents points du pays et l’implication des Palestiniens dans la guerre, marchent à plein régime. « Assad est dans une stratégie d’anéantissement », soupire Mohammed. « Il y a eu Sabra et Chatila, Nahr el-Bared, [camps de réfugiés palestiniens où ont été perpétrés des massacres, NDLR] Yarmouk c’est pire encore », conclut Mohammed, visiblement exténué.

Sur la page Facebook du camp de Yarmouk, nombre de messages se concluent de la même manière : « Yarmouk ne tombera pas ». Mais pour Mohammed, c’est le règne du désespoir qui l’a emporté et il n’arrive pas à imaginer un avenir meilleur. « Quand le régime a soumis le camp à un blocus, on s’est dit que rien ne pouvait être pire que de mourir de faim. Quand Daesh est arrivé, on s’est dit, là encore, que rien ne pouvait être pire. Aujourd’hui, je me dis que le pire est peut-être encore à venir, mais je n’ose pas l’imaginer », confie-t-il, empli de douleur et de désespoir. Yarmouk, c’est sa Palestine à lui.

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