par Gauthier Diericks
La Jérusalem que j’ai arpentée ne ressemble en rien à l’image d’Epinal que d’aucuns tentent de nous présenter. Loin de constituer un exemple de cohabitation pluriculturelle pacifique et un régime d’exception à l’occupation israélienne, Jérusalem est, elle aussi, profondément marquée par les affres de la domination. Certes, en flânant le long de ses étroites ruelles en tant que simple touriste, il nous est tout à fait loisible d’ignorer que celles-ci sont subrepticement traversées par des dispositifs de ségrégation qui n’ont malheureusement rien à envier à l’apartheid sud-africain. Personnellement, ce n’est qu’en visitant la vieille ville de Jérusalem et les quartiers palestiniens situés sur son flanc est en compagnie des différentes associations locales dans le cadre de la mission « backpack » organisée par l’ABP que je perçus les différents mécanismes tant privés que publics qui, main dans la main, organisent de manière systématique la domination des Palestiniens de Jérusalem. Connaître la colonisation est une chose, la voir à l’œuvre en est définitivement une autre.
Cette prise de conscience commença par la visite de la vieille ville de Jérusalem en compagnie de Mahmoud, membre de l’association Civic coalition for Palestinian rights in Jerusalem. Après quelques petites anecdotes historiques savamment racontées et un sourire qui nous le rendit tout de suite sympathique, Mahmoud, au détour d’une ruelle dans le quartier arabe, s’arrêta net devant une maison flanquée d’une demi-dizaine de caméras de surveillance. Dans l’ombre de l’imposant drapeau israélien qui surplombait la demeure, il nous raconta l’histoire de cette famille qui, partie pour un mariage en dehors de Jérusalem, avait eu la mauvaise surprise de retrouver à son retour sa maison occupée par des colons israéliens. Etant dans l’impossibilité d’exciper de leur titre de propriété, celui-ci datant de la période jordanienne, les autorités israéliennes refusèrent de les réintégrer dans leurs droits et d’expulser les colons.
Malheureusement, cette situation est loin d’être un cas isolé. A l’heure actuelle, l’on recense plus d’une dizaine de cas similaires, affectant une septantaine de familles palestiniennes, rien que dans la vieille ville. Outre l’expropriation par la force, d’autres mécanismes, très souvent issus du droit israélien lui-même, sont mobilisés par les colons afin de judaïser le quartier arabe et ce, avec le soutien plus ou moins discret des autorités israéliennes.
Pensons ainsi à la loi israélienne qui permet aux familles juives propriétaires d’une demeure à Jérusalem et ayant fui la ville après la prise de pouvoir jordanienne en 1948, de revendiquer la propriété de l’immeuble, ou encore l’achat de ces immeubles à un prix bien plus élevé que leur valeur de marché par le biais de fonds privés financés en grande partie par des donateurs étrangers.
Mais ce processus de colonisation n’est pas confiné aux limites de la vieille ville, loin s’en faut. Il s’étend aussi à l’ensemble des quartiers palestiniens de Jérusalem-Est, enclavés entre des colonies israéliennes, le Mur de séparation et des zones ouvertes interdites à la construction comme des parcs nationaux qui ne présentent parfois aucun intérêt historique ou environnemental. Cet enclavement ne doit bien sûr rien au hasard, mais est le résultat d’une politique ouvertement affichée et revendiquée visant à empêcher tout agrandissement des quartiers palestiniens et ainsi, conserver une majorité juive à Jérusalem.
L’exemple du quartier de Silwan est à cet égard particulièrement éloquent. Situé en contrebas de la muraille ceignant la vieille ville, au dénivelé vertigineux, c’est une tout autre atmosphère qui y règne, loin du vacarme et de l’agitation des boyaux du quartier arabe. Du haut de ces murailles, l’on voit flotter çà et là d’immenses bannières israéliennes, accrochées fièrement aux maisons colonisées du quartier. Une provocation de plus à l’égard de ses habitants et du droit international. Au loin, l’on aperçoit également la vallée du Roi David, un site à l’intérêt archéologique toujours débattu où les techniques d’excavation sont en totale contradiction avec les standards internationaux. En effet, alors que tout bon archéologue se doit de creuser du haut vers le bas, là, les chercheurs ont entamé leurs fouilles par le bas, ce qui a eu pour effet d’affaiblir les fondations des maisons palestiniennes situées sur les flancs de la vallée, entrainant l’effondrement de certaines d’entre elles.
C’est dans ce quartier, au croisement de deux rues stigmatisées par les ornières que nous fûmes soudainement jetés au cœur de la violence qui étreint quotidiennement les Palestiniens.
Equipées tels des chevaliers teutoniques, les forces policières ou militaires — il n’est pas toujours évident de les distinguer — faisaient face à un rassemblement de Palestiniens situé en contrebas, à l’entrée d’une cour dans laquelle se dressait une tente. L’on pouvait presque toucher du bout des doigts la tension ambiante.
J’appris plus tard que cette tente était en fait un haut-lieu du quartier d’Al Bustan, composante de Silwan. Installée depuis 2008, cette « sit-in tent » sert de lieu de ralliement et de centre communautaire aux habitants du quartier.
Ce jour-là, les autorités israéliennes étaient venues exécuter un énième ordre de démolition, délivré le jour même par la municipalité. Dès que les membres de la communauté avaient appris la nouvelle, ils s’étaient rassemblés à l’entrée de la cour afin de s’opposer à sa démolition, mais en vain. Elle fut démontée par quelques hommes des forces armées israéliennes pendant que leurs collègues lançaient des grenades assourdissantes afin de disperser les manifestants. Toutefois, comme après chacune de ses démolitions, elle fut redressée dès le départ des autorités israéliennes en signe de résistance face à l’occupation.
De résistance, il en fut également question lors de notre rencontre avec Abeer, présidente du Women center of Silwan. Elle nous exposa les affres du quotidien des femmes palestiniennes à Jérusalem, qui en sus de la violence exercée par l’occupation, doivent également faire face aux pratiques patriarcales – tant israéliennes que palestiniennes – qui agissent comme un puissant catalyseur sur celle-ci. La lutte pour l’émancipation des femmes résonne ici avec une acuité toute particulière, comme si les deux luttes convergeaient vers une même émancipation.
Ainsi, lorsqu’une Palestinienne est victime de violence conjugale ou de viol, elle refuse de porter plainte auprès de la police israélienne, de peur d’attirer l’opprobre sur elle et sa famille. Alors, elle garde le silence, elle contient cette souffrance qui menace de sourdre à chaque instant.
C’est avant tout pour aider ces femmes que le centre a été créé, pour les aider à revendiquer leurs droits au sein de la société, pour les accompagner dans ce long processus qu’est l’émancipation.
Toutefois, bien conscient que ce changement implique nécessairement un bouleversement profond des mentalités, le centre organise des activités et des conférences adressées tout particulièrement aux hommes, quitte à reproduire le cliché sexiste et à les attirer avec un match de foot.
Avec Abeer, nous comprenons également le manque criant d’infrastructures dans les quartiers palestiniens de Jérusalem. Conséquence d’une politique de planification urbaine catastrophique, cette carence est redoublée par une densité de population étouffante et un taux de pauvreté élevé. L’urbanisme constitue ici un outil de domination particulièrement efficace.
Le lendemain matin, nous avions rendez-vous au centre de l’association Civic coalition for Palestinian rights. Ce dernier se situe à quelques mètres à peine du Mur de séparation qui éventre désormais le village d’Ar-Ram.
Le tracé de ce mur, construit à partir de 2002 et achevé en 2016, suit peu ou prou la limite de la municipalité de Jérusalem telle que fixée unilatéralement par Israël. Il n’en dévie que lorsque cette orthodoxie aurait pour effet d’annexer des quartiers présentant une population palestinienne trop importante. L’objectif est donc clair : annexer le plus de terre possible avec le moins de Palestiniens possible.
Ainsi, des habitants de Jérusalem-Est se sont retrouvés presque du jour au lendemain du mauvais côté du mur, voyant leur lieu de résidence et leur centre d’activité économique désormais situés de part et d’autre d’immenses blocs de béton, hauts de plusieurs mètres, flanqués çà et là d’impressionnants miradors. Désormais, les habitants des quartiers situés à quelques mètres à l’est du mur doivent obtenir un permis spécial et réaliser un long détour par des checkpoints pour rejoindre famille, amis, lieu de travail ou école, là où il y a peu, il leur suffisait de traverser une rue ou deux.
Quant à ceux situés à l’ouest du mur, leur situation est à peine plus réjouissante. Etrangers dans leur propre pays, ils sont titulaires d’un permis de résident permanent qu’ils peuvent perdre s’ils déplacent leur centre de vie en dehors de Jérusalem. Ils ne disposent en outre que d’un accès limité aux infrastructures éducatives et sanitaires vu les contraintes urbanistiques imposées par Israël dans les quartiers palestiniens de Jérusalem.
Aussi, Jérusalem est-elle loin d’être un endroit où il fait bon vivre. Ici, sur un bout de territoire restreint, chargé d’une histoire millénaire, se concentrent de multiples procédés, souvent couverts par la neutralité froide de la Loi, mis en place en vue d’un seul objectif : l’extension et la croissance de l’Etat d’Israël, et concomitamment, l’évacuation des Palestiniens hors de Palestine. Comment ne pas penser ici à l’analogie filée par le philosophe Gilles Deleuze entre les Indiens d’Amérique et les Palestiniens, deux peuples évacués de leur propre terre en vue de l’extension d’un empire ? Donald Trump, en reconnaissant Jérusalem comme la capitale d’Israël en décembre dernier, ne fit finalement que rejouer à l’Est la conquête de l’Ouest.