Suite au plan de partage proposé par l’ONU et au refus arabe, la Haganah élabore un plan militaire pour prendre de force non seulement les régions attribuées par l’ONU à l’Etat juif mais encore d’autres territoires désignés pour l’Etat arabe : c’est le plan Dalet (D en hébreu).
Les ordres sont clairs : nettoyer de leurs habitants palestiniens les zones conquises. La brigade Alexandroni reçoit pour mission de s’occuper de la plaine côtière, de Haïfa jusqu’à Tel Aviv. Cette zone comptait 64 villages. Le 15 mai 1948, lors de la proclamation de l’Etat d’Israël, il n’y avait plus que 6 villages intacts, les autres avaient déjà été rayés de la carte. Aujourd’hui, seuls deux d’entre eux sont encore debout (Fraydes et Jisar al-Zarqa), sauvés parce qu’ils fournissaient la main-d’œuvre de deux colonies juives voisines1.
Le cas de Tantoura
22-23 mai 1948. Le 3e bataillon de la brigade Alexandroni, régiment du Palmach, troupes de choc de la Haganah2. Tantoura, un village palestinien3 de 1728 âmes, 24 km au sud de Haïfa.
Les habitants y vivaient principalement de l’agriculture (céréales, cultures irriguées, oliviers et citronniers), de pêche et de travaux à Haïfa. Le village entretenait de bonnes relations avec la colonie voisine de Zichron Ya’acov, comme le prouvent les témoignages des rescapés du massacre4. Néanmoins, pour le commandement militaire juif, ce gros village est « comme une arête dans la gorge »5.
Jusqu’à l’occupation de Haïfa et au nettoyage du village voisin de Qaysariyya, les habitants de Tantoura ne s’étaient pas impliqués dans les combats. Mais suite à ces événements, malgré des dissensions internes, le village décida de résister6 avec l’appui de quelques combattants de l’armée arabe.
Le 22 mai, la 3e brigade Alexandroni encercle totalement le village, ne laissant aucune échappatoire à ses habitants. De source militaire, lors de la prise du village, 20 combattants arabes ont été tués. Néanmoins, les témoignages des habitants survivants et des soldats toujours en vie font apparaître une autre vérité. Plus de 2OO hommes désarmés auraient été exécutés le 23 mai, après les combats.
Implicitement, il transparaît des documents militaires qu’il y eut plus que les 20 morts déclarés. En effet, l’un d’entre eux « ordonne aux soldats de s’assurer que tout est en ordre par rapport au charnier de Tantoura ». Un autre requiert qu’ « ils (les combattants juifs) creusent des fosses supplémentaires de façon à prévenir une épidémie7. » Un guide civil de Zichron Yaacov, Mordechaï Sokoler, fut appelé après le massacre car il avait un tracteur. Il se souvient d’avoir enterré 230 corps8. Les témoignages de sept juifs et de plus de trente Palestiniens ont été recueillis : même s’il y a des divergences dans leurs récits, les convergences sont telles que le massacre de Tantoura ne fait pas de doute.
Dans un premier temps, le village fut encerclé, des troupes débarquant aussi sur la plage. Ensuite quand les soldats entrèrent dans le village, ils tuèrent tout ce qui bougeait dans les rues. Enfin, les soldats de la brigade Alexandroni ont rassemblé sur la plage les femmes et les enfants, d’un côté et les hommes d’un autre. Les femmes furent dépouillées de leurs bijoux et argent et, quant aux hommes, ils furent exécutés par petits groupes. Apparemment, le massacre s’arrêta sur l’intercession du chef de la colonie juive voisine de Zikhron Ya’acov.
Les survivants de Tantoura furent envoyés sur les chemins de l’exil. Dans un premier temps, la plupart d’entre eux se sont d’abord réfugiés à Fureidis. Ensuite, ils se retrouveront dans des camps en Cisjordanie ou en Syrie. Les hommes, eux, passeront par des camps de prisonniers (ressemblant à s’y méprendre à des camps de travail) à Ijlil, Umm Khaled, Safarand. Quant aux maisons du village, elles furent presque entièrement détruites. Moins d’un an après la liquidation de Tantoura et de ses habitants, un kibboutz (Nachsholim) est construit sur les ruines du village ainsi qu’un moshav (Dor). Le nom de Tantoura est resté mais pour désigner la lagune.
Tantoura, aujourd’hui
Les habitants de Dor et du kibboutz Nachsholim connaissaient manifestement les faits. Le témoignage de Zalman Amit9, professeur émérite au Centre d’études de neurobiologie comportementale de l’université Concordia de Montréal, le confirme. Parti dans le kibboutz en 1954, voici ce qu’il raconte :
« Nous fûmes chaleureusement accueillis et on nous fit loger dans les anciennes maisons arabes qui parsemaient le front de mer de ce qui avait dû être Tantoura.
Certains membres du kibbutz, en particulier des hommes célibataires à peine plus âgés que les adolescents bacheliers de mon mouvement de jeunesse, passaient leurs soirées en se mêlant à nous.
Durant une de ces rencontres, une fille de mon groupe s’adressa à un des kibbutzniks et lui posa une question sur les maisons où nous étions logés : “C’est quoi, ces maisons ?”, demanda-t-elle. “Qui habitait ici ? Et où sont ces gens, aujourd’hui ?”
Un ange passa. Puis un des kibbutzniks un peu plus âgé que les autres changea de sujet, disant : “N’en parlons pas. C’est un tout petit peu trop compliqué…” Une lampe d’alarme venait de s’éclairer, juste derrière ma tête : “Il s’est sûrement passé quelque chose de terrible ici…” »
Les sites internet du kibboutz/hôtel ne disent rien de l’histoire de Tantoura. Un site10 fait mieux : il parle de l’usine de verre établie à Tantoura par le Baron de Rotschild en 1892 mais sous le titre de « Dor,Tantoura, Glass factory, HaMizgaga », sans autre précision. Quant à Wikipedia, il donne une description touristique de l’endroit : « Tantoura, appelée également Hof-Dor (חוף דור), est une partie de la côte méditerranéenne située entre Tel-Aviv et Haïfa, au niveau du kibboutz Nahsholim. C’est une plage de sable blanc, limitée par deux lagunes, où, aujourd’hui se tient une plage privée. » Il faut aller à « Massacre d’al-Tantoura » pour avoir plus de précisions et un renvoi à « Affaire Tantoura ». Le site d’Israël en poche11 est le comble de la mémoire sélective. Parlant de Tel Dor, il dit : « Que l’on se réfère à la Bible où on voit le Roi Yavin écrire au Roi de Dor pour s’unir et combattre contre les Bnei Israel – enfants d’Israël sous les ordres de Josué ( Josué 12,23 ; 11, 1-2), ou bien qu’on lise l’étonnant livre de Denise Siekierski-Colibri (Midor ledor chez l’Harmattan) qui parle de ses ancêtres à Tantoura (déformation arabe de Dora, issu de l’hébreu Dor), on sait que notre terre est celle de la mémoire… ». Le site archéologique de Tel Dor dit tout simplement que l’endroit est aussi connu sous le nom de Tantoura ou Khirbet al-Burq12, précisant que ce sont des noms arabes sans plus.
Bref, Tantoura et ses habitants ont été rayés de l’histoire, tués une seconde fois.
L’affaire Tantoura ou l’affaire Katz
En 1999, un étudiant de l’université de Haïfa, Teddy Katz13, ne savait pas le scandale que son mémoire de maîtrise –« L’exode des Arabes hors des villages du Mont Carmel »-allait déclencher. En effet, un journaliste du Ma’ariv qui avait lu son travail publie un long article sur le massacre de Tantoura. Aussitôt, les vétérans de la brigade Alexandroni- y compris ceux qui avaient témoigné du massacre lors des interviews faites par T. Katz- vont monter au créneau et lui intenter un procès. Quant au milieu universitaire, il va attaquer sur le plan méthodologique. On va reprocher à T. Katz de se servir du témoignage oral des protagonistes (et non pas de s’appuyer sur les seules sources écrites) et on l’accuse de falsification des témoignages. Dans un premier temps, Teddy Katz pense, vu que son mémoire a reçu une très bonne mention (97/100), que son université va le défendre. Il n’en est rien. Aussi, vu les pressions dont il est l’objet, Katz va signer des excuses admettant qu’il a falsifié les témoignages. L’université va retirer son mémoire de ses listes et « suspendre » son grade. C’est la fin du premier épisode. Mais, le lendemain, Katz se reprend et plaide devant la Cour, lui demandant l’autorisation de se rétracter et de continuer à se défendre contre l’accusation de diffamation. Ce qui lui fut refusé. L’université nomme alors une commission de professeurs chargée de réexaminer la thèse et ce, alors qu’aucune plainte académique n’a été déposée. On donna à Katz une chance de « revoir » sa thèse. Ce qu’il fit en ajoutant des témoignages et en corrigeant les quelques petites erreurs de retranscription qui lui avaient été reprochées. Un comité de cinq professeurs dont les noms devaient être tenus secrets fut formé. Les membres du comité n’étaient pas sans parti pris et la thèse, suite à une procédure inhabituelle, fut rejetée.
Et les nouveaux historiens ?
Si Benny Morris et Tom Seguev contestent les méthodes de Katz, tous deux admettent néanmoins qu’un massacre a bien eu lieu. Quant à Ilan Pappé, il se fit le défenseur de Katz, le soutenant non seulement dans sa démarche de mémoire orale mais aussi quant aux conclusions de sa thèse. Ce qu’il paya de sa personne puisque l’université de Haïfa l’a alors systématiquement boycotté – l’excluant de toutes les rencontres universitaires, de tous les séminaires et conférences- pour enfin, en 2002, lui intenter un procès pour propos diffamatoires contre l’université. Sans compter une tentative de l’expulser de l’université que Pappé a déjouée en faisant appel à la communauté universitaire internationale. Les raisons qui ont motivé l’attaque de l’université sont au nombre de trois :« La première est que j’ai signé une pétition appelant la communauté européenne à sanctionner le milieu académique israélien pour son manque d’indépendance à l’égard du gouvernement.(…) La deuxième raison est que j’ai finalement réussi à trouver un journal universitaire en hébreu qui a accepté de rendre public un article retraçant l’affaire Katz, le massacre de Tantoura, ainsi que les critiques que j’ai émises à l’égard de l’université à cause de sa position dans cette affaire..(…) La troisième raison est que je m’apprête à donner un cours sur la Nakba l’an prochain à l’université. Personne ne l’a jamais fait avant dans les universités israéliennes14. ».
Depuis, Ilan Pappé a quitté Israël pour l’Angleterre parce que, étant constamment critiqué pour ses positions antisionistes, il n’arrive plus à y travailler avec la sérénité requise.
Les leçons de Tantoura
Premier point : le massacre de Tantoura n’est pas fortuit même s’il n’a peut-être pas été décidé en haut lieu. Il s’inscrit dans le projet sioniste. Comme le dit Ilan Pappé, « avant, pendant et après 1948, on a mis à exécution un plan bien précis, destiné à purifier ethniquement le territoire où a surgi l’Etat d’Israël. » Dans cette optique, les villes et les villages qui faisaient obstacle à la réalisation de cet Etat juif ont purement et simplement été balayés : il n’était pas nécessaire de tuer les habitants ; il « suffisait » de les chasser, d’occuper et de coloniser le terrain vidé. Les nouveaux historiens ont maintenant prouvé la réalité du nettoyage ethnique15 et Tantoura en est un exemple. Le mur en Cisjordanie, par l’accaparement des terres et des ressources ainsi que le transfert de populations qu’il implique, en est le prolongement. De même que toutes les pratiques de l’occupant qui visent à éreinter les Palestiniens pour qu’ils s’en aillent. Volontairement.
Second point : les juifs, installés dans les villes et villages palestiniens –qu’ils aient été démolis ou non, complètement ou pas- savaient qu’ils occupaient des lieux vidés de leur population. Les miliciens des troupes juives le savaient a fortiori puisqu’ils avaient été les instruments du nettoyage. Cependant, comme le montre bien le témoignage de Tikva Honig-Parnasse16, pour la génération de 48, tout était justifié et justifiable ; les remords de conscience ne sont pas de mise. Et on assiste à la construction d’une histoire d’Israël glorieuse, vertueuse qui élude les problèmes moraux ou légaux. Ainsi, aujourd’hui, la plupart des Israéliens jouent les amnésiques et sont irrités par ceux qui leur rappellent les faits (voir encadré : Kiryat Yam contre Google Earth). En 1954, six ans après les événements, les membres du kibboutz de Nachsholim ne veulent pas parler des maisons sur la plage et de leurs habitants et, actuellement, les sites officiels du kibboutz sont muets sur le village de Tantoura. Sans doute y a-t-il là une volonté de réaffirmer l’inscription millénaire des Juifs sur la terre d’Israël et de nier l’existence de l’autre, l’Arabe, le Palestinien.
Mais comment ne pas y voir aussi un refoulement : il n’est pas facile de devoir son existence à l’expulsion d’autres hommes par la violence ; il n’est pas évident non plus -surtout pour des rescapés du judéocide- de s’installer dans la maison de gens qui ont eux aussi été chassés de leur pays ou tués pour leur appartenance à un groupe déterminé (voir encadré : Les parents d’Amira Hass). En fait, on n’est pas nécessairement fier de ce qui s’est passé. Tout le monde n’a pas le réalisme froid ni la conviction bien ancrée d’un Moshé Dayan. (voir encadré : Moshé Dayan, lucide ou cynique ?). Le résultat de cette entreprise d’oubli et de justification organisés est le déni actuel17. On ne sait plus et on ne veut plus savoir que ce que la narration officielle a gravé dans les consciences, de l’école à l’armée. On refuse d’ouvrir les yeux sur le passé. Sans doute parce que le passé révélé officiellement est finalement honteux ou en tout cas susceptible de critiques. Sans doute aussi parce que son dévoilement ôterait à l’Etat d’Israël sa pureté et porterait atteinte à l’unité idéologique.
Autrement dit, je pense que le déni est un aveu.
Ce qui m’amène au troisième point. Le projet sioniste n’est pas terminé et sa lutte continue. Aussi contre ceux qui démythifient l’histoire et contre ceux qui s’opposent aux pratiques actuelles du sionisme. Si Teddy Katz s’est vu traîné devant un tribunal pour avoir dévoilé un massacre, Ilan Pappé a, lui, manqué d’être chassé de son université pour ses positions antisionistes. Les refuzniks sont traînés en prison pour mettre en doute la légitimité et la moralité de l’occupation. Les gens de la timide « gauche » israélienne sont vilipendés et insultés telle Yuli Tamir, ministre de l’éducation, quand elle a voulu faire inscrire sur les cartes des manuels scolaires la Ligne verte18. Quant à l’histoire officielle, elle ne change pas d’un iota.
Le cas de Tantoura est donc bien exemplaire tant par les faits qui se sont produits en 1948 (nettoyage ethnique) que par les réactions qu’il a suscitées en 2000 (déni et répression). Il est symptomatique de l’histoire d’Israël et du sionisme.
Marianne Blume
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- Ilan PAPPE, Les démons de la Nakba. Les libertés fondamentales dans l’université israélienne. Paris, La Fabrique, 2005. p. 57.
- Principale organisation paramilitaire clandestine juive qui, après la proclamation de l’Etat d’Israël, formera avec l’Irgoun et le Lehi l’armée régulière israélienne.
- Aujourd’hui « remplacé » par le kibboutz Nachsholim et le moshav Dor.
- Par exemple, Salim Zaydan Umar Abu Safarandi ou Wurud Sa’id Salam sur le site : www.palestineremembered.org (voir Haïfa, al-Tantoura) mais il y a d’autres témoignages de l’intervention du « mokhtar » de Zichron Yaacov pour arrêter le massacre. La famille Bashan a aussi un site qui raconte l’extraordinaire cohabitation à Tantoura même entre les villageois et un colon de Zichron Ya’acov qui vivait parmi eux. http://www.bashanfoundation.org/history.html
- Ilan PAPPE, idem, p. 58.
- Témoignage notamment de Farid Taha Salam : www.palestineremembered.org . Les armes étaient essentiellement des fusils de chasse ou datant de la 1e guerre mondiale.
- Ilan PAPPE, idem, pp. 70-71.
- « Je les ai étendus l’un après l’autre dans la fosse. », ibidem, p. 64.
- http://www.counterpunch.org/amit05112005.html
- http://www.israelinphotos.com/tour-Dor-Tantoura.htm
- www.israelenpoche.com
- Effacé de la carte en février 1948.
- Il avait entrepris son mémoire suite à la découverte que son kibboutz était bâti sur les terres du village arabe de Zeita, qui n’a pas été occupé en 1948 mais confisqué après la guerre pour la fertilité de ses terres..
- http://www.legrandsoir.info/article.php3?id_article=4866
- Voir Dominique VIDAL, Comment Israël expulsa les Palestiniens (1945-1949), Paris, 2007.
- Tikva HONIG-PARNASSE, Orgueil, courage et cruauté, La revue Nouvelle n°5, tome 107, mai 1998.
- Voir Sylvain CYPEL, Les Emmurés. La société israélienne dans l’impasse, Paris, février 2005.
- Michel BÔLE-RICHARD, La “Ligne verte” fait un retour houleux dans les manuels israéliens, dans Le Monde, 8 décembre 2006.