La « Nakba » : vol et destruction des archives et des documents palestiniens

Dans cet article, l’auteur, professeur à l’université de Birzeit, s’interroge sur les raisons de l’échec de l’historiographie arabe et palestinienne face à la narration historique israélienne et donc sur l’occultation de la réalité de la « Nakba » pendant si longtemps. L’auteur identifie trois causes majeures : la perte du patrimoine écrit, le rôle prédominant de la tradition orale dans la culture arabe et la supériorité de fait de l’historiographie israélienne, due à l’héritage européen moderne de la société juive. Dans l’extrait qui suit, il traite des sources palestiniennes.

La résolution de partage du territoire de la Palestine, votée par les Nations Unies le 29 novembre 1947, a déclenché des accrochages qui ont mené à la guerre de 1948, une guerre totale qui a duré plus d’un an. A l’issue de cette guerre, il y avait clairement un vainqueur et un vaincu. Mais cette victoire n’est pas une victoire comme les autres car elle cache une tragédie immense, qui a un impact direct sur la capacité du vaincu à écrire son propre récit historique.

1948 n’est pas une victoire classique. Elle a suivi une guerre d’autodéfense entraînant l’expulsion de “ quelques centaines de milliers de Palestiniens ”, selon l’expression convenue, et l’avortement d’un Etat palestinien.

1948, c’est avant tout une tragédie humaine de premier plan. 80 à 85 % des villages arabes passés sous contrôle israélien ont été tout simplement rasés, leur population chassée et ce, en dehors de tout fait de guerre. Parmi les onze villes palestiniennes tombées, cinq ont connu une dépopulation et une expulsion totales; il s’agit de Tibériade, Safad, Bir Sabaa (Bersheva), Bissan, Majdal. Dans cinq autres villes, seule une petite minorité de la population a pu subsister. Une seule petite ville, Nazareth, qui ressemblait plutôt à un gros village, a été épargnée, ceci pour éviter de provoquer le Vatican et l’opinion publique occidentale et chrétienne. Ces villages, comme la plupart des quartiers arabes des villes, ont été rasés pour effacer toute trace ou tout signe d’un passé arabe. L’historien Meron Benvenisti a décrit en détail le processus systématique qui a permis de rayer jusqu’au nom de ces villages de la carte.

détruire le patrimoine écrit

Cette destruction socioculturelle a privé les Palestiniens de ce qui représente l’incubateur du patrimoine culturel : c’est dans les villes de Jaffa et Haifa et les quartiers arabes de Jérusalem-Ouest que se trouvaient les bibliothèques, les archives, la presse et les imprimeries, les registres du cadastre, les maisons d’édition et les centres culturels, les cinémas et les théâtres. Entre les mois d’avril et mai 1948, la presse palestinienne, source de première importance, a été confisquée et détruite, les événements de la guerre n’ont plus été couverts après cette date.

La totalité du patrimoine culturel écrit a été dévalisée, les archives des conseils locaux, celles des hôpitaux, des écoles, les bibliothèques privées, les papiers de famille et les mémoires personnels. Je citerai ici les archives et documents de grands intellectuels ou romanciers palestiniens tels que Georges Antonius, ‘Aouni Abdel Hadi, Henri Cattan, Mustapha Mourad Eddbagh et bien d’autres…

Enfin, les archives de la seule organisation militaire palestinienne, le “Jihad El Mougaddas”, ont également été confisquées. Une partie de ces archives est tombée aux mains des Israéliens, tandis que la partie plus importante a été confisquée par l’armée jordanienne, lors de l’attaque du quartier général de l’armée palestinienne dans les deux villages voisins de Birzeit et de Ain Sinia, en juillet 1948. Personne ne sait jusqu’aujourd’hui où ont disparu ces archives. Lorsque les forces israéliennes sont entrées à Jérusalem en 1967, la famille Husseini a brûlé un certain nombre de papiers par crainte de représailles de l’armée. Enfin, tout ce qui restait de ces archives, conservé à la Maison de l’Orient, vient d’être confisqué le 1er juin 2001.

Le problème de la perte des archives et des documents palestiniens n’est pas spécifique à la guerre de 1948. L’héritage politique et culturel des Palestiniens a, comme leur terre, toujours été l’objet d’usurpations. Ainsi, Israël a confisqué les documents du mouvement national et de la société palestinienne qui se trouvaient dans les locaux des administrations jordanienne en Cisjordanie et égyptienne dans la bande de Gaza. Ces documents ont été transférés en Israël où ils sont devenus partie intégrante des archives de l’État hébreu (State Archives) conservés dans les souterrains de l’immeuble qui abrite le gouvernement israélien. Il faut préciser que les chercheurs palestiniens, et les Palestiniens en général, propriétaires de ces documents, n’y ont pas accès.

une politique systématique

En tant qu’historien palestinien, il me faut évoquer les problèmes rencontrés et les dangers courus par les chercheurs palestiniens pour préserver les documents du mouvement national palestinien sous occupation israélienne, comme les documents de l’Intifada. A plusieurs reprises en outre, les forces d’occupation ont incendié intentionnellement et criminellement les bureaux des registres et les tribunaux (à Naplouse et à Jérusalem). Rappelons aussi que l’un des objectifs de l’occupation de Beyrouth était d’y confisquer les archives du Centre d’Études Palestiniennes. Les chercheurs palestiniens et arabes sont d’ailleurs confrontés au fait que les archives arabes, militaires ou politiques, concernant la guerre de 1948, sont strictement interdites dans les pays arabes qui ont participé à la guerre.

Destruction, confiscation et inaccessibilité des sources écrites : cette situation d’impasse ne laisse d’autre issue au chercheur que de se tourner vers les sources orales. Cela explique partiellement l’échec des historiens palestiniens qui n’ont pas eu recours aux témoignages pour écrire l’histoire de la “Nakba”. Ce n’est pas par hasard que le livre volumineux de l’historien palestinien ‘Aref el’Aref, qui a travaillé en s’appuyant sur des sources orales, reste encore le meilleur ouvrage palestinien sur cette guerre, malgré ses lacunes et ses faiblesses. Il ne disposait en effet que de moyens très simples, et a publié son livre bien avant l’ouverture des archives en 1970, bien avant que ne paraissent les nombreux livres disponibles sur la question.

En plus de la perte de leurs archives, des sources écrites et de leurs bibliothèques, les historiens palestiniens ont vécu les contraintes d’un quotidien de survie qui a paralysé la vie intellectuelle durant des années.

Les historiens ont souligné la singularité de ce phénomène d’effacement. L’étendue de la destruction subie par le peuple palestinien en 1948, une destruction multiforme, a toujours été sous-estimée, y compris du côté des historiens palestiniens et arabes.

Pourtant cette destruction, évoquée ici en survol, ne peut pas expliquer à elle seule la faiblesse et les lacunes des travaux historiques palestiniens.

Extrait de l’article de Saleh ADBEL JAWAD, Le témoignage des Palestiniens : entre l’historiographie israélienne et l’historiographie arabe : le cas de 1948, paru dans L’Histoire trouée, L’Atalante, 2004.

http://aircrigeweb.free.fr/ressources/palestine/Pal_Jawad1.html

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