« Dans une région suivie avec autant d’attention qu’Israël-Palestine, le nettoyage ethnique ne peut pas prendre la forme de massacres de masse ni de grands transferts de population. C’est un processus lent, quotidien, qui vise à briser la société et à conduire le plus de gens possible à disparaitre ou à s’enfuir. » Ces mots de la pacifiste israélienne Tanya Reinhart résument parfaitement la dynamique par laquelle Israël chasse à bas bruits les Palestiniens de leurs terres, qui s’est accentuée dramatiquement sous l’actuel gouvernement.
Par Marianne Blume
Le terrain
Les faits se passent en zone C, sous contrôle absolu d’Israël, soit 62% de la Cisjordanie. Zone des colonies (280 colonies et avant-postes), des bases militaires, des zones de tir et des réserves naturelles (14% de la zone C) interdites d’accès. Les colonies avec leurs terres arables, leurs zones industrielles, leurs parcs, leurs routes d’accès et les zones tampons de sécurité occupent en fait environ 63% de la zone C.
Seule zone dotée d’une continuité territoriale, elle comprend la plus grande part des terres fertiles et des ressources de Cisjordanie. Or l’eau y est confisquée, le ressources naturelles y sont exploitées majoritairement par Israël et les terres fertiles accaparées pour la plupart par les colonies.
70% de la zone C sont interdites à la construction et au développement palestiniens.
Contexte politique
À la faveur des élections du 1er novembre 2023, les colons extrémistes sont parvenus au pouvoir en Israël, et revendiquent l’ensemble du territoire de la Palestine mandataire. L’accord de coalition du gouvernement stipule d’ailleurs clairement les objectifs : « Le gouvernement encouragera et développera l’expansion de la présence juive dans toutes les parties de la Terre d’Israël – en Galilée, dans le Néguev, dans le Golan et en Judée et Samarie (nom biblique de la Cisjordanie)». Aussitôt dit, aussitôt appliqué. De nouveaux logement sont construits dans les colonies, de nouveaux avant-postes sont établis, des avant-postes sont légalisés et enfin, on construit de nouvelles routes.
Dans ce contexte, Bezalel Smotrich, ministre des Finances et ministre délégué à la Défense, chargé de l’administration des colonies de Cisjordanie occupée, colon extrémiste, suprémaciste, raciste et homophobe, a présenté un plan qui devrait amener 500 000 Juifs à s’installer en Cisjordanie. Y développer la présence juive suppose fatalement de le faire au détriment des habitants palestiniens. Plusieurs techniques ont été mises en place de longue date : confiscation de terres, déplacement forcé, démolition des maisons, destruction de champs et de vergers, absence d’accès à l’eau, violences, etc. Depuis une dizaine d’années, l’implantation d’avant-postes pour l’élevage est favorisée pour renforcer l’emprise sur le territoire palestinien.
Comme Israël a toujours eu pour politique d’annexer le plus de terres possible avec le moins d’habitants possible, les Palestiniens doivent donc disparaître du paysage. Or, comme le dit Tanya Reinhart, aujourd’hui le nettoyage ethnique ne peut plus se faire comme en 1948 à coup de grands transferts. Dès lors, il s’adapte et prend alors la forme de mesures et d’actions quotidiennes, ponctuant le territoire. L’étendue du nettoyage ethnique en est en partie occultée car, sauf à suivre de près la situation et à reconstituer le puzzle, on n’en a pas de vue d’ensemble.
Comment conquérir le plus de terres en le moins de temps ?
Pour Ze’ev Hever – Secrétaire général de Amana (mouvement de colons extrémistes), l’implantation de fermes d’élevage est un outil bien plus efficace que les colonies pour s’emparer des terres. « La construction occupe peu de terrain, en raison de considérations économiques liées au développement de la construction, qui est coûteux, et c’est ainsi que nous sommes arrivés à 100 kilomètres carrés après un peu plus de cinquante ans… Avec les fermes agricoles, au cours des trois dernières années, nous nous sommes aventurés sur de grandes étendues, [de sorte que] elles couvrent maintenant une superficie presque deux fois plus grande que la superficie construite des colonies ».
D’après l’ONG israélienne Kerem Navot, il y a 77 avant-postes agricoles pour le pâturage des moutons et des bovins, créées pour la plupart durant la dernière décennie. La cartographie des zones autour de ceux-ci indique que le territoire conquis par les colons à travers le pâturage totalise environ 60 000 acres, soit un peu moins de 7 % de l’ensemble de la zone C ! Et ce, en peu de temps.
L’installation de ces avant-postes est évidemment encouragée par l’État comme par les organisations de colons.
La méthode
On installe une caravane en hauteur ou quelques structures modulaires et on y amène son bétail. Parfois, une personne seule, parfois un petit groupe de cow-boys. La structure ne coûte pas cher et est facile à installer. On fait paître son troupeau dans les alentours, ce qui veut dire sur des terres palestiniennes, pâturages ou champs. Par la force et avec l’aide de colons voisins, on terrorise les bergers ou fermiers palestiniens, en faisant des descentes violentes dans les maisons, en volant ou tuant du bétail, en tirant à balles réelles, en tabassant, en volant du matériel, y compris des tracteurs, en accaparant les sources, en incendiant, etc. En résumé, en rendant la vie impossible à ces communautés vulnérables que personne ne protège puisque l’armée épaule les colons. Les terres sont perdues car on n’ose plus s’y rendre ; le bétail n’a plus de pâture suffisante et cela oblige à acheter du fourrage ; les enfants ne sont plus à l’abri et Israël démolit même leur école, comme à Ein Samia le 17 août dernier… Il ne reste plus alors qu’à s’en aller, à abandonner ses biens et son mode de vie. Pour la plupart de ces communautés bédouines, ce sera le énième déplacement forcé.
Comme l’écrit Oren Ziv, « Techniquement, le nettoyage ethnique des Palestiniens de cette zone n’était pas un acte officiel de « transfert ». Ni l’armée israélienne ni l’administration civile – le bras bureaucratique de l’occupation – ne sont arrivées avec des camions, n’ont fait monter les habitants à bord et n’ont détruit leurs maisons. » Les gens sont partis tout seuls. Tout comme ils étaient partis tout seuls en 1948.
Très commode pour Israël.
Résultat
« Il ne reste pratiquement plus de Palestiniens dans une vaste zone qui s’étend à l’est de Ramallah jusqu’à la périphérie de Jéricho. La plupart des communautés qui vivaient dans cette zone – qui couvre environ 150 000 dunums ou 150 kilomètres carrés de la Cisjordanie occupée – ont dû fuir, ces derniers mois, pour sauver leur vie, suite à l’intensification de la violence des colons israéliens et aux confiscations de terres, soutenues par l’armée israélienne et les institutions de l’État. », écrit Oren Ziv. Partis, les gens d’Ein Samia ; partis, ceux de Ras-a-Tin ; partis, ceux d’Al Qabun. Partis, contraints et forcés. Il ne reste actuellement que trois communautés palestiniennes dans la région : Ein al-Rashash, Jabit et Ras Ein al-Auja. Toutes risquent le même sort, la même mort.
Comme le dit un habitant de Ein Samia, c’est comme en 1948. Une nakba.