Accords d’Abraham : l’UE se fourvoie

Ces derniers mois, Israël et ses soutiens n’ont pas ménagé leurs efforts pour convaincre les décideurs européens de la plus-value apportée par les derniers accords de normalisation conclus entre Israël et plusieurs pays arabes et ce, au détriment des Palestiniens. Grâce à ces pressions mais également aux évolutions géopolitiques récentes, les accords d’Abraham semblent progressivement gagner en crédibilité auprès des responsables européens.

Par Nathalie Janne d’Othée

Signés le 13 août 2020 sous l’égide des États-Unis entre Israël et les Emirats Arabes Unis, ceux-ci rejoints ensuite par Bahreïn, le Soudan et le Maroc, les accords d’Abraham offrent alors au président américain Trump et au premier ministre israélien Netanyahou l’opportunité de faire oublier l’échec du « Deal du siècle » pour l’un et d’un plan d’annexion de jure de la Cisjordanie annoncé depuis des mois, mais sans cesse postposé sous la pression internationale pour l’autre.

L’UE prudente

Dans un premier temps, l’UE réagit de manière prudente à ces nouveaux accords. Lors d’un débat au Parlement européen le 24 novembre 2020 sur les implications des accords d’Abraham sur la politique de l’Union européenne dans la région, Josep Borrell soulignait « Dans le cadre de l’accord de normalisation avec les Émirats arabes unis, Israël s’est engagé à suspendre ses projets d’annexion des territoires occupés en Cisjordanie. Il s’agit d’une mesure positive que nous saluons, mais les accords eux-mêmes ne règlent pas le conflit israélo-palestinien, et les plans d’annexion des Israéliens doivent encore être abandonnés et non pas suspendus temporairement. Abandonnés, abandonnés tout court. » L’UE, à ce stade, ne semble pas dupe.

Mais les accords d’Abraham font cependant leur entrée dans la nouvelle stratégie de l’UE pour la Méditerranée publiée en février 2021. L’UE se déclare alors « disposée à étudier la possibilité d’une coopération régionale, sous-régionale ou trilatérale plus poussée et d’initiatives conjointes entre les pays partenaires dans tous les domaines, notamment à la lumière de la récente normalisation des relations entre Israël et un certain nombre de pays arabes. »Les évolutions du contexte

Alors qu’ils considéraient au départ les accords d’Abraham comme un projet de l’administration Trump, les Européens ont pu constater que l’administration Biden leur maintenait son soutien en en faisant un des axes principaux de sa politique au Moyen-Orient. Contrairement à ses prédécesseurs, en effet, le 46e président des Etats-Unis ne semble pas vouloir se lancer dans une énième tentative de relance du processus de paix et se limite dès lors à promouvoir les accords d’Abraham et à inciter les Palestiniens à s’y rallier. Difficile alors pour l’Union européenne de ne pas les prendre en considération.

Par ailleurs, en 2022, l’Union européenne a également conclu un Memorandum of Understanding avec Israël et l’Egypte qui pose les prémices d’une nouvelle coopération gazière. L’invasion russe de l’Ukraine a en effet contraint l’UE à chercher à diversifier ses sources d’approvisionnement en gaz afin de réduire sa dépendance au gaz russe. Cette nouvelle position stratégique d’Israël est un des éléments qui ont permis à ce dernier d’obtenir de l’Union européenne la reprise, en septembre 2022, des réunions du Conseil d’association UE-Israël, pourtant suspendus depuis plus de dix ans pour cause d’absence d’efforts israéliens en faveur de la paix et du respect du droit international.

L’UE courtisée

Outre ces évolutions du contexte, Israël et ses soutiens ne ménagent pas leurs efforts pour convaincre l’UE d’entrer dans la danse. Les organisations du lobby pro-israélien à Bruxelles ont fait des accords d’Abraham un leitmotiv dans leurs contacts avec les responsables politiques européens. Les voyages qu’elles organisent pour des responsables politiques européens en Israël intègrent désormais systématiquement un briefing sur les accords d’Abraham.

Un réseau parlementaire a également été créé, sous la présidence de David Lega, un parlementaire suédois qui s’est fait payer trois voyages en Israël durant l’actuelle législature (voir article « Les commis voyageurs du Parlement européen » sur Orient XXI). Le lancement du réseau semble néanmoins avoir été retardé à la suite du Qatargate, les influences étrangères étant de plus en plus mises sous la loupe par le Parlement européen. Mais en juin dernier, le Réseau des accords d’Abraham au Parlement européen a finalement été lancé avec le soutien de la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola. Parmi les objectifs du nouveau réseau, on trouve la contresignature des accords d’Abraham par l’UE en guise de manifestation symbolique de soutien.La politique de voisinageLe changement de contexte, combiné avec les pressions du lobby pro-israélien, entraînent un changement lent mais néanmoins réel de la perception de l’UE. Dans sa position publiée à l’occasion de la réunion du Conseil d’association en septembre 2022, « L’UE se félicite de la normalisation des relations entre Israël et un certain nombre d’États arabes de la région, qui est bénéfique pour tous les pays concernés et constitue une étape fondamentale dans la stabilisation de la région dans son ensemble ». Elle ajoute qu’elle « s’efforcera d’encourager et de tirer parti de l’établissement récent de relations diplomatiques entre Israël et un certain nombre de pays arabes, en vue d’améliorer les perspectives de parvenir à un règlement global dans le cadre du processus de paix au Moyen-Orient. » Oubliée donc, la position ferme sur l’annexion.

Parmi les dirigeants européens, le commissaire hongrois à la Politique de voisinage Olivér Várhelyi est sans nul doute le plus grand soutien des accords d’Abraham. En décembre 2022, il a annoncé un nouvel instrument financier européen pour soutenir les accords d’Abraham, doté d’un budget de départ de 10 millions d’euros. L’origine de ces fonds et leur destination semblent encore assez floues. Deux millions d’euros seraient tirés de l’enveloppe de la politique de voisinage pour Israël et seraient destinés à soutenir des projets de rencontres, de dialogues et autres mises en relation entre les sociétés civiles des pays nouvellement partenaires, pour renforcer le soutien public aux accords d’Abraham “compte tenu de l’hostilité de longue date à l’égard d’Israël“. Une hostilité qui traduit surtout la solidarité des populations des pays arabes avec le peuple palestinien, comme cela a pu être observé pendant la Coupe du monde de football au Qatar fin 2022. Les huit millions d’euros restants pourraient être consacrés à des projets trilatéraux entre l’UE, Israël et le Maroc dans le domaine de la gestion de l’eau.

Quelles valeurs et quel avenir pour la région ?

L’Union européenne devrait en rester à son intuition première. S’ils ne s’accompagnent pas d’un abandon complet du projet israélien d’annexion et s’ils ne prennent pas en compte les Palestiniens, les accords d’Abraham ne seront jamais les prémices d’une paix régionale durable. Or Israël n’a pas abandonné son projet d’annexion. Au contraire, le gouvernement d’extrême droite arrivé au pouvoir fin 2022 a même fait de l’établissement de la souveraineté juive sur toute la Cisjordanie un objectif prioritaire. Il s’y attèle avec zèle, comme en témoigne la fièvre annexionniste du nouveau gouvernement israélien. Cela ne semble pas gêner les Emirats Arabes Unis qui, en mars, ont signé un accord de libre-échange avec Israël qui n’instaure pas de distinction entre le territoire d’Israël et les colonies, contrairement à ce que préconise la résolution 2334 du Conseil de sécurité des Nations Unies.

Les Palestiniens ne sont pas les seuls à voir leur droit à l’autodétermination piétiné par les accords d’Abraham. En effet, en échange de sa participation aux accords d’Abraham et de la reconnaissance d’Israël en décembre 2020, le Maroc a obtenu des Etats-Unis qu’ils reconnaissent sa souveraineté sur le Sahara occidental. En juillet 2023, Israël a également annoncé reconnaître la souveraineté de son partenaire marocain sur le territoire qu’il occupe à sa frontière sud. Deux puissances occupantes qui reconnaissent la légitimité de leurs occupations respectives, voilà le genre de développements politiques régressifs qu’engendrent les accords d’Abraham.

Mais les accords d’Abraham renforcent également les régimes répressifs et illibéraux dans les pays signataires et génèrent de nouvelles coopérations militaires et de renseignement, de nouveaux contrats en matière de vente d’armes et de technologie de surveillance. Et cela, alors que selon l’indice de l’opinion arabe réalisé par l’Arab Center Washington DC en 2022, 84% des populations arabes s’opposent à la normalisation des relations de leurs États avec Israël. L’épisode récent qui a suivi la révélation par le ministre des Affaires étrangères israélien Eli Cohen de sa rencontre avec son homologue libyenne, Najla al-Mangoush, l’illustre bien. La rencontre, encouragée par les Etats-Unis, était destinée à convaincre la Libye de rejoindre les accords d’Abraham. Dès l’annonce de cette rencontre, des manifestations anti-israéliennes et anti-gouvernementales ont éclaté à Tripoli, forçant la ministre à fuir le pays et le gouvernement à la limoger. Mais, dans les pays signataires des accords d’Abraham, leur critique est sévèrement réprimée, que ce soit aux Emirats Arabes Unis, à Bahrein ou au Maroc, renforçant ainsi encore un peu plus la répression de la liberté d’expression dans ces pays.

Conclusion

En juillet 2023, 13 personnalités israéliennes adressaient une lettre aux responsables politiques européens. Leur message est clair : « Centrer la politique de l’UE dans la région sur les accords d’Abraham renforcerait une tendance dangereuse qui donne carte blanche à Israël pour annexer davantage la Cisjordanie tout en renforçant les liens diplomatiques avec la communauté internationale. Cela diminuerait le rôle de l’UE en tant que défenseur d’une solution à deux États et d’une paix véritable dans la région.“En effet, loin de contribuer à la paix et à la stabilité au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, ces accords confortent la négation du droit à l’autodétermination des peuples, le renforcement des régimes illibéraux, leur surarmement et la perpétuation des violations des droits humains dans la région. Est-ce vraiment cet environnement-là que l’Union européenne veut promouvoir dans son voisinage ?

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