Grande absente des mobilisations pour l’État de droit, la question palestinienne se révèle de plus en plus difficile à occulter en Israël, face à un gouvernement entièrement tourné vers la colonisation et l’annexion.
Par Gregory Mauzé
Qu’ils proviennent des Palestiniens, des ONG internationales ou des Israéliens eux-mêmes, les rapports accusant Israël de pratiquer l’apartheid provoquent immanquablement une levée de boucliers en Israël, y compris au sein de ce qu’il reste du « camp de la paix ». Avec l’arrivée au pouvoir de suprémacistes juifs, une certaine prise de conscience de la réalité du régime d’oppression auxquels les Palestiniens sont soumis semble toutefois émerger. L’extrême droite israélienne serait-elle en passe de réussir là où des organisations mondialement reconnues pour leur expertise en matière de droits humains ont échoué ? Sans aller jusque-là, relevons plusieurs évolutions intéressantes intervenues cet été.
« Un éléphant dans la pièce »
Depuis le début de la révolte des franges libérales de la société israélienne contre le projet de loi portant atteinte à la séparation des pouvoirs, la question des droits des Palestiniens, considérée comme source de division, a été occultée. Les groupes anti-occupation, qui ont pourtant contribué au lancement du mouvement, ont rapidement été marginalisés, voire ostracisés. C’est pour dénoncer cet état de fait que 400 chercheurs et personnalités, dont une centaine d’entre eux membres d’une université israélienne, ont pris la plume le 7 août. Leur tribune établit un lien direct entre les réformes illibérales en cours et l’occupation, qualifiée dans le titre d’ « éléphant dans la pièce ». Reconnaissant explicitement l’existence d’un apartheid contre le peuple palestinien, le texte appelle à soutenir les manifestations antigouvernementales, tout en combattant pour l’égalité des droits des deux côtés de la “Ligne verte”.
L’outrancière franchise de l’extrême droite
Il faut dire que les ministres les plus extrémistes de la coalition font beaucoup pour révéler au grand jour, par leurs outrances, la réalité des politiques de domination structurelle imposées par Israël. Parfois au point de se livrer involontairement à des aveux déroutants, tant par leur violence que leur décomplexion. Le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir en a offert l’illustration sur le plateau de la douzième chaîne le 24 août. Interpellé sur la situation en Cisjordanie, la figure de proue des colons les plus radicaux a exposé en toute franchise sa vision raciste de la gestion du territoire : « Mon droit, celui de ma femme et de mes enfants à circuler librement sur les routes de Judée et de Samarie (nom biblique de la Cisjordanie) est plus important que celui des Arabes », avant d’ajouter « Désolé, Mohammad, mais c’est la réalité » à l’adresse du journaliste Mohammad Magadli, seul Palestinien du panel. Venu à la rescousse de son tonitruant collègue devant l’émotion suscitée par ces propos – qui ne faisaient, en réalité, que traduire sans filtre la philosophie raciste du régime israélien – le ministre de l’Héritage et des Affaires de Jérusalem Amichai Eliyahou a cru bon de nier les accusations d’apartheid en comparant la Cisjordanie… à une prison ! « Quand vous mettez une personne en prison, il est normal que vous limitiez ses droits. Est-ce de l’apartheid ? », interrogea-t-il le 27 août sur Ynet, face à son intervieweur médusé.
Même dans les rangs du Mossad…
Dernier en date à faire à son tour tomber une pièce de ce domino des tabous : Tamir Pardo, chef du Mossad (les renseignements extérieurs israéliens) de 2011 à 2016, qui a eu lui aussi recours le 6 septembre à l’accusation infamante ultime pour qualifier la gestion de la Cisjordanie. « Un territoire dans lequel deux peuples sont régis par deux systèmes juridiques séparés, c’est un état d’apartheid ». Si elle est donc en retrait de la plupart des rapports sur l’apartheid qui affirment son existence du Jourdain à la mer, cette prise de position d’une personnalité jouissant d’un tel prestige est révélatrice des évolutions de certaines franges de l’establishment israélien. Le 10 août dernier déjà, l’auteur israélien d’origine sud-africaine Benjamin Pogrund, longtemps pourfendeur de l’analogie entre Israël et l’apartheid sud-africain, confessait au journal Haaretz ne plus pouvoir la contester.
La communauté internationale à contre-courant
Ce vent de bon sens estival qui aura très partiellement levé le voile qui dissimule la vraie nature du régime d’oppression israélien n’aura malheureusement pas soufflé jusqu’aux chancelleries occidentales. Alors qu’au Royaume-Uni, la chambre des Communes interdisait le 3 juillet aux autorités locales tout boycott d’Israël, le Congrès des États-Unis votait le 18 juillet à une écrasante majorité une résolution affirmant qu’ « Israël n’est ni raciste, ni un État d’apartheid ». L’Union européenne (UE), pour sa part, s’apprête à accueillir une nouvelle réunion du Conseil d’association UE-Israël. Il s’agirait du deuxième sommet du genre depuis la reprise en 2022 de ces forums de discussions suspendus en 2012 en raison de la politique anti-palestinienne de Netanyahou, laquelle, au regard de la situation dramatique actuelle, passerait rétrospectivement presque pour modérée…
Si l’outrage au droit international que constitue la pratique de l’apartheid ne semble pas près de prendre fin, celui consistant pour les États tiers à y prêter assistance par leur action ou leur inaction est donc lui aussi amené à perdurer.
Article paru dans le n°97 du trimestriel Palestine (3e trim. 2023)