Le déplacement forcé des Bédouins constitue une violation du droit international

Bulletin 65, septembre 2015

Par Samuel Cogolati

Un peuple dépossédé

En Israël, comme en Cisjordanie, le gouvernement israélien inflige depuis des décennies au Bédouins les mêmes expropriations et expulsions forcées à répétition. Après la création de l’état hébreu en 1948, près de 90% des tribus bédouines ont dû fuir le désert du Néguev (Naqab) pour se réfugier en Cisjordanie. Depuis 1967, les réfugiés bédouins de Cisjordanie sont régulièrement délogés, et leurs structures d’habitat démolies par l’armée pour permettre l’implantation de toujours plus de colonies juives. Aujourd’hui, alors que Benjamin Netanyahou tente de mettre en œuvre le plan E1 d’extension des colonies entre Jérusalem et Ma’aleh Adumim qui couperait la Cisjordanie en deux, les communautés bédouines doivent à nouveau faire face à une vague de déplacements forcés. En 2012, l’armée israélienne a démoli une vingtaine de villages de Bédouins Jahalin et déplacé de force 2 300 habitants pour les réinstaller sur des terrains situés à environ 300 mètres de la décharge municipale de Jérusalem. Le récent refus de la Cour suprême israélienne de geler les ordres de démolition du village de Soussia n’est que l’illustration de la dernière menace d’expulsion en date. Selon l’administration civile israélienne, les tribus bédouines « squatteraient » illégalement ces terres, toutes situées en Zone C de Cisjordanie où l’aménagement du territoire reste sous contrôle total d’Israël. Il est rarissime que des Palestiniens y obtiennent un permis de construire. Leurs structures d’habitat font donc le plus souvent l’objet d’un ordre de démolition administrative.

En Israël, une minorité de Bédouins a pu continuer à vivre de manière précaire sur ses terres ancestrales dans le désert du Néguev, et a alors obtenu la nationalité israélienne. En revanche, ces villages ne sont pas reconnus par Israël, et l’état leur refuse tout accès aux services de base, comme l’eau, l’électricité, l’assainissement, l’enseignement, et la santé. Depuis 50 ans, en raison des confiscations de terres à des fins d’« intérêt public », des destructions de récoltes ou des reconnaissances de « zones naturelles protégées », l’expulsion est une épée de Damoclès qui pèse en permanence sur les quelques 180 000 Bédouins du Néguev. Le projet de loi Prawer-Begin prévoyait encore récemment de déplacer 40 000 à 70 000 Bédouins pour les déposséder de 215 000 hectares de terres et les regrouper dans des camps de réinstallation. Sous la pression de la communauté internationale, le plan a finalement été suspendu fin 2013. Mais le ministre israélien du Développement rural, Uri Ariel, a annoncé en juillet 2015 l’intention du gouvernement Netanyahou IV de redémarrer sa politique de planification et d’urbanisation du Néguev, qui équivaudrait en pratique à la démolition des villages bédouins.

 

Un cadre juridique clair

 L’expérience des tribus bédouines a beau être la même des deux côtés de la Ligne verte, le contexte et donc le cadre juridique qui s’applique aux deux situations sont sensiblement différents. En tant que citoyens israéliens, les Bédouins du Néguev sont en principe protégés par les Lois Fondamentales d’Israël – l’équivalent de notre Constitution. Ainsi, le droit à la dignité, proclamé dans un texte de 1992, comprend le droit à un logement convenable et le droit à préserver ses traditions culturelles. Il incombe donc à l’état d’Israël de protéger le droit à la propriété de sa minorité bédouine et de reconnaître son système traditionnel d’acquisition et de gestion des terres, tout comme l’Empire ottoman et le mandat britannique l’ont fait avant lui.

Les Bédouins de Cisjordanie, quant à eux, sont protégés par le droit international humanitaire comme personnes civiles se trouvant au pouvoir d’une Puissance occupante dont elles ne sont pas ressortissantes. L’article 49, paragraphe 1 de la Convention (IV) de Genève qui a été ratifiée par Israël le 6 juillet 1951, stipule que « [l]es transferts forcés, en masse ou individuels, ainsi que les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé dans le territoire de la Puissance occupante ou dans celui de tout autre état, occupé ou non, sont interdits, quel qu’en soit le motif » [nous soulignons]. Notons qu’une violation de l’article 49 est considérée comme une  « infraction grave » au sens de l’article 147 de ladite Convention. Il s’agit alors d’un crime de guerre. Il n’y a aucun doute sur le fait que les déplacements forcés de Bédouins en Cisjordanie relèvent du champ d’application de l’article 49. En effet, les Bédouins ne sont que rarement consultés par l’armée avant qu’elle procède à leur réinstallation, et quand ils « acceptent » cette solution, c’est évidemment contraints et forcés, faute de libre choix. Ni la sécurité des populations bédouines, ni d’impérieuses raisons militaires n’exigent l’évacuation des Bédouins de leurs terres. Et quand bien même des hostilités en cours justifieraient une évacuation exceptionnelle (ce qui n’est pas le cas en l’espèce), la population évacuée devrait être ramenée dans ses foyers dès la fin des hostilités (article 49, paragraphe 2).

En outre, Israël a ratifié seize conventions internationales relatives aux droits de l’homme, dont le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). La Cour internationale de justice a rappelé dans son avis de 2004 concernant l’édification d’un mur en Palestine (§§ 102-113) que la protection offerte par les droits de l’homme ne cesse pas en temps d’occupation. Par conséquent, en Israël comme en Cisjordanie, les évictions forcées de communautés bédouines représentent également des violations de la liberté de circulation des Bédouins (article 12 PIDCP), de leurs droits à la vie privée (article 17 PIDCP), à la protection de leurs familles (article 23 PIDCP), et à un logement suffisant (article 11 PIDESC). Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a aussi jugé qu’Israël devrait « garantir l’accès de la population bédouine aux structures de santé, à l’éducation, à l’eau et à l’électricité, quel que soit le lieu où elle se trouve ».

 Enfin, des deux côtés de la Ligne verte, les tribus bédouines ont été qualifiées de « peuples autochtones » par l’instance permanente des Nations unies sur les questions autochtones et le Rapporteur spécial sur les droits des populations autochtones. Les populations bédouines vivent depuis le VIIe siècle dans le Néguev, et souhaitent conserver un mode de vie semi-nomade basé sur l’élevage et l’agriculture de subsistance selon des règles communautaires qui se transmettent de génération en génération. Ces communautés bénéficient à ce titre des droits garantis dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée par Israël en 2007. Selon l’article 26, les Bédouins ont le droit « aux terres, territoires et ressources qu’ils possèdent et occupent traditionnellement ou qu’ils ont utilisés ou acquis ». Plus spécifiquement, l’article 10 rappelle que « [l]es peuples autochtones ne peuvent être enlevés de force à leurs terres ou territoires » et qu’« [a]ucune réinstallation ne peut avoir lieu sans le consentement préalable – donné librement et en connaissance de cause – des peuples autochtones concernés ». Eu égard aux restrictions imposées par l’armée israélienne en Zone C, les Bédouins ne peuvent plus faire paître leur bétail, ce qui les contraint à abandonner leur mode de vie semi-nomade et rural. Or, en vertu des articles 26 et 27 du PIDCP, le Comité des droits de l’homme a estimé qu’Israël « devrait respecter le droit de la population bédouine à ses terres ancestrales et à son mode de vie traditionnel fondé sur l’agriculture ».

En conclusion, le droit est on ne peut plus clair : des deux côtés de la Ligne verte, le déplacement forcé des Bédouins constitue une violation des droits de l’homme les plus fondamentaux, et va même jusqu’à constituer un crime de guerre en Cisjordanie.

Samuel Cogolati, Chercheur en droit international (KU Leuven)[1]

[1] Cet article est basé sur un rapport rédigé lors d’un séjour de recherche à l’université d’Al-Quds en Palestine.

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