Un parti pris inacceptable

Le conflit israélo-palestinien selon deux manuels scolaires utilisés en Belgique  

Un parti pris inacceptable

 

La présente analyse critique concerne les deux manuels scolaires qui sont de loin les plus utilisés en Belgique francophone et, plus précisément, les volumes de ces manuels destinés à la sixième et dernière année de l’enseignement secondaire. Il s’agit de FuturHist 6ème [1], pour l’enseignement officiel (public), et de Construire l’histoire, tome 4 [2] pour l’enseignement catholique. J’insiste toutefois sur le fait que cet article ne porte pas un jugement d’ensemble sur ces manuels (lesquels sont d’ailleurs tous deux le fruit de la collaboration de plusieurs auteurs) mais uniquement sur ce qui y est consacré au conflit israélo-palestinien.[3]

Impossible neutralité

Aucun historien ni aucun professeur d’histoire ne peuvent prétendre à une totale impartialité. Les récits historiques sont des constructions humaines qui constituent des points de vue datés sur des évènements ou des situations du passé. Le travail des chercheurs et l’enseignement des professeurs sont forcément tributaires de l’état de leurs connaissances (et donc de leurs limites), de leurs centres d’intérêt, des valeurs dont ils sont porteurs ; ces trois éléments interférant de plus les uns sur les autres. Il me semble par conséquent extravagant de demander à un professeur d’histoire qu’il soit « neutre »[4]. Par contre, ce qui peut et doit à mon sens être exigé de tout historien et de tout professeur d’histoire ce sont l’honnêteté et la rigueur. L’honnêteté implique d’assumer publiquement sa subjectivité (de renoncer à toute prétention de neutralité), de ne pas omettre sciemment des éléments parce qu’ils seraient dérangeants pour l’intéressé-e et, bien sûr, de ne pas inventer des faits.

La rigueur suppose une documentation solide ainsi que l’analyse critique et comparée des sources.

Les auteurs de manuels d’histoire devraient, à mon sens, renoncer systématiquement à présenter une vision univoque des problèmes historiques qui tendrait à faire croire aux élèves que, sur telle ou telle question, il y aurait identité totale de vues entre tous les historiens. D’autant plus s’il est question d’un sujet aussi controversé que le conflit israélo-palestinien. Bien sûr, dans le cadre limité de ce type d’ouvrage, il n’est pas possible de présenter tous les points de vue existant parmi les chercheurs à propos des sujets abordés. Mais cela ne devrait pas empêcher de faire apparaitre, par des exemples d’éléments contradictoires, qu’il n’y a pas de vérité définitive et incontestée en histoire (comme dans toute science d’ailleurs).

Pour ma part, cohérent avec ce qui vient d’être énoncé, tout en m’interdisant toute forme de prosélytisme, déontologiquement inacceptable (voir plus loin), j’assume devant mes élèves[5] le fait que je suis un citoyen engagé, en particulier concernant le sujet abordé ici, tout en m’efforçant de le leur présenter le plus objectivement (honnêtement) possible. Plus concrètement, mon souci est de leur donner les moyens de comprendre ce conflit : quels en sont les causes, les protagonistes, les enjeux actuels ; comment expliquer sa durée, la difficulté d’en sortir. Refusant de leur cacher que les réponses à ces questions font l’objet de débats, je mets à leur disposition une documentation qui reflète cette multiplicité de points de vue.

Parti pris

Si je prends la peine de rédiger une analyse critique de la manière dont le conflit israélo-palestinien est traité dans ces deux manuels[6], c’est que je suis particulièrement choqué par le parti pris dont ont fait preuve les auteurs des pages concernées. Un parti pris qui ne devrait pas exister dans un livre scolaire digne d’une société démocratique : l’école n’a pas pour mission d’endoctriner les élèves mais bien de les outiller intellectuellement pour les amener à penser par eux-mêmes. Cette accusation est sévère mais la suite de cet article démontrera qu’elle est justifiée.

La synthèse historique rédigée par les auteurs du manuel est un texte normatif [7]: il présente le conflit israélo-arabe et plus particulièrement le conflit israélo-palestinien d’une manière catégorique et univoque. On y découvre pourtant de nombreuses assertions dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne font pas l’unanimité chez les historiens spécialisés. En voici des exemples.

Qui a fondé l’État d’Israël ?

« En 1948, un peuple sans terre, les Juifs, fonde un État indépendant : Israël ». Cette première phrase du paragraphe introductif offre déjà, pour le moins, matière à débat : les Juifs du monde entier constituent-ils un seul peuple[8] ? Sont-ce « les Juifs » qui ont fondé cet État ? Ne serait-il pas plus exact de dire que cette fondation fut le résultat de l’action persévérante du mouvement sioniste, un courant politique particulier, minoritaire jusqu’à la fin des années 1930, et non pas des Juifs dans leur ensemble ?

Quelques lignes plus loin, on peut lire qu’après la Première Guerre mondiale, le Royaume-Uni, qui avait reçu de la Société des Nations un mandat pour administrer la Palestine, se trouva alors « confronté au conflit opposant deux peuples réclamant une même terre : les Juifs de Palestine et de la diaspora d’une part, les Arabes palestiniens d’autre part ». Les auteurs continuent ici à prétendre que ce sont les Juifs dans leur ensemble (« les Juifs de Palestine et de la diaspora ») qui revendiquaient la Terre de Palestine. Les caractères gras (qui sont le fait des auteurs[9]) mettent en évidence une soi-disant opposition entre les Juifs et les Arabes de Palestine. Je mets au défi quiconque de prouver que les Juifs de Palestine (qui constituaient environ 5 % de la population totale de ce territoire à la fin du XIXème siècle, avant le début de l’immigration de juifs européens) se sont unis aux Juifs venus d’Europe pour revendiquer la Terre de Palestine. Le mouvement sioniste[10] est une création européenne. Ce n’est que bien plus tard, après la guerre israélo-arabe de 1948-1949, que l’idéologie sioniste a commencé à se propager au sein des communautés juives du monde arabe.

1945-1949

Voici ce que les auteurs écrivent concernant ce qui s’est passé en Palestine entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et 1949 : « Après 1945, la Grande-Bretagne décide de renoncer à son mandat. L’ONU propose alors un plan de partage de la Palestine, que les Palestiniens rejettent. Pourtant l’indépendance de l’État d’Israël est proclamée le 14 mai 1948. Immédiatement les armées égyptienne, transjordanienne, syrienne, libanaise et irakienne interviennent militairement aux côtés des Palestiniens. C’est la première guerre israélo-arabe. Elle se termine en faveur d’Israël qui agrandit le territoire concédé par le plan de partage. Les Palestiniens quittent massivement le pays ».

C’est pour le moins laconique… et obscur. Pourquoi le Royaume-Uni a-t-il renoncé à son mandat ? Que contenait le plan de partage ? Pourquoi les Palestiniens l’ont-ils rejeté ? Les dirigeants sionistes l’ont-ils accepté ? Qui a proclamé l’indépendance de l’État d’Israël le 14 mai 1948 ? Dans quel contexte historique ?

Cette période-clé et particulièrement dramatique du conflit méritait à coup sûr un développement plus important susceptible de faire comprendre les raisons de l’opposition irréductible entre les aspirations des Palestiniens et celles des Juifs sionistes. D’autant plus que les évènements de cette période sont abondamment documentés.[11]

Ces lignes occultent les faits majeurs suivants, qui détermineront pourtant l’avenir :

– Si les dirigeants sionistes ne se sont pas formellement opposés au plan de partage, dans les faits ils ne l’ont pas respecté puisque qu’en 1949, à l’issue du premier conflit israélo-arabe, ils occupaient non pas 55 % du territoire de la Palestine (ce que prévoyait le plan de partage) mais bien 78 % de ce territoire et que ces territoires pris sur ce qui devait constituer l’État arabe n’ont jamais été rendus aux Palestiniens.

– « Les Palestiniens quittent massivement le pays » : l’endroit où cette phrase est placée suggère que le départ massif des Palestiniens a suivi la victoire israélienne. De plus, rien n’est dit des circonstances de ce départ. Les études des historiens consacrées à ce sujet, notamment celles des historiens israéliens, sont pourtant convergentes. Elles ont établi les faits suivants : le départ massif des Palestiniens des territoires attribués aux Juifs dans le cadre du plan de partage ainsi que des territoires conquis par les forces armées sionistes en 1948 et 1949 est essentiellement le résultat d’expulsions systématiquement organisées par ces forces armées ou de la fuite éperdue de civils terrorisés par les nouvelles des massacres commis par des groupes armés sionistes. Ces expulsions et ces massacres ont commencé avant l’entrée en guerre des armées des États arabes voisins, le 15 mai 1948. C’est, par exemple, le 9 avril 1948 que fut perpétrée la plus meurtrière de ces tueries, celle dont furent victimes les habitants du village de Deir Yassine situé près de Jérusalem. Au moment de l’entrée en guerre des armées arabes, environ 400.000 Palestiniens avaient déjà « quitté » les territoires contrôlés par les forces armées sionistes.

– Pour obtenir son admission à l’O.N.U. (11 mai 1949), le jeune État d’Israël s’était engagé à accepter le retour des exilés. Cet engagement resta lettre morte, ce qui fut à l’origine du « problème des réfugiés » (entre 750.000 et 800.000 en 1949). Ces exilés et leurs descendants sont plus de cinq millions aujourd’hui.

Terrorisme

Il est question, à plusieurs endroits, de terrorisme ou d’« attentats terroristes ». Ces mots ne sont pas définis (!) mais selon les auteurs ils sont exclusivement le fait de Palestiniens. Ce que suggèrent non seulement le texte de synthèse des auteurs des manuels mais aussi un graphique, de source gouvernementale israélienne, présentant l’évolution du « nombre de décès dus à des actes terroristes sur le territoire d’Israël dans ses frontières de 2000 »[12]. De terrorisme israélien, il n’est nulle part question. Pourtant, si on accepte la définition factuelle de Pascal Boniface[13], il ne fait aucun doute que, tout au long de leur histoire, le mouvement sioniste d’abord, l’État d’Israël ensuite se sont aussi rendus coupables à maintes reprises de ce type d’actions. Pourquoi l’ignorer ?

Opération « paix en Galilée »

« Pour assurer sa sécurité, Israël lance l’opération « paix en Galilée » en 1982 » : il n’est pas précisé en quoi consistait cette « opération » (invasion et occupation du Liban jusqu’à Beyrouth) et cette manière d’« assurer » la sécurité d’Israël n’est pas du tout questionnée. Pas plus que la question essentielle de savoir pourquoi l’État d’Israël vit dans l’insécurité.

Le destin des « Accords d’Oslo »

Il n’est pas mentionné que ces accords, signés en 1993, devaient déboucher sur une paix définitive cinq ans plus tard. Les auteurs affirment sans aucune autre précision que « les engagements pris à Oslo ne sont pas entièrement respectés ». Ils attribuent le blocage du « processus de paix » à « la montée des partis radicaux dans les deux camps » (sans aucune précision sur ce qu’on entend par là ni sur ce qui pourrait avoir causé cette « montée des partis radicaux ») ; à « la complexité de certaines questions comme le retour des réfugiés palestiniens » (aucune explication n’est donnée quant à cette supposée complexité) ; à « la poursuite de la colonisation israélienne en Cisjordanie », ce point n’intervenant qu’en troisième position. Aucune information n’est donnée sur l’ampleur de cette colonisation, sur ses conséquences pour la vie quotidienne des Palestiniens, ni à propos de la responsabilité des gouvernements israéliens successifs dans cette affaire. De quoi laisser croire aux lecteurs que la colonisation de la Cisjordanie n’a été que l’affaire de « partis radicaux », en particulier religieux et que les gouvernements israéliens successifs ont fait tout ce qu’ils ont pu pour la limiter. C’est ce que suggère fortement le commentaire qui accompagne une carte intitulée « Israël et les territoires palestiniens en 2006 »[14] : « Les colonies juives se sont multipliées dans les territoires occupés depuis la guerre des Six jours en 1967. La majorité des colons sont orthodoxes ou ultra-orthodoxes ; leur croissance démographique est largement supérieure à celle d’Israël. Ils considèrent que les territoires occupés font partie de la terre promise par Dieu et leur reviennent de droit. Depuis 2004, le Gouvernement israélien a entrepris de démanteler les colonies de la bande de Gaza ainsi que certaines implantations en Cisjordanie. » Cette dernière assertion est illustrée par une photo montrant des policiers et des soldats israéliens aux prises avec des colons religieux dans la « colonie juive non autorisée par l’État d’Israël » d’Yitzhar en Cisjordanie, en mai 2004[15].

Outre le fait qu’il n’est pas vrai que la majorité des centaines de milliers de colons sont « orthodoxes ou ultra-orthodoxes » malgré « leur croissance démographique largement supérieure à celle d’Israël » (tiens, un autre « péril démographique »), les travaux des historiens ont démontré à quel point, depuis 1967, tous les gouvernements israéliens ont été activement impliqués dans cette colonisation[16] . Et plus de dix ans après l’intervention musclée dont témoigne la photo, la colonie « non autorisée » d’Yitzhar existe toujours et continue à se développer.

La « barrière de sécurité »

Dans le paragraphe introductif au dossier documentaire[17] il est fait mention, entre guillemets, d’une « clôture de sécurité », sans mentionner qu’il s’agit d’une appellation utilisée par les officiels israéliens. Dans la même phrase, cette « clôture » est appelée barrière de sécurité, sans guillemets. Son but, d’après les auteurs des manuels : « empêcher les infiltrations palestiniennes sur le territoire d’Israël ». Il n’est pas précisé qu’il s’agit là du but proclamé de cette construction selon les autorités israéliennes mais qu’il est contesté par les Palestiniens et par de nombreux observateurs étrangers, qui y voient plutôt un moyen d’annexer de nouveaux territoires de Cisjordanie et de s’approprier leurs ressources en eau.

La phrase suivante donne un bilan officiel israélien qui tend à démontrer le bien-fondé de l’édification de cette « barrière de sécurité » : «Selon un rapport du ministère des Affaires étrangères israélien, ce mur serait efficace, puisque le nombre d’attentats-suicides serait passé de 60 en 2002 à 5 en 2006 ». Nulle trace, ni d’un point de vue critique sur cette « analyse », ni même du fait que cette barrière a été érigée dans les territoires occupés et non en territoire israélien et que sa construction a, pour cette raison, été condamnée  en octobre 2003 par une résolution de l’Assemblée générale de l’O.N.U. par 144 voix pour et 4 contre ; que, constatant que les dirigeants israéliens ne tenaient aucun compte de cette résolution, l’Assemblée générale a saisi la Cour internationale de justice de la Haye ; que, dans son jugement, celle-ci a exigé le démantèlement de cette « barrière »[18] et que ce jugement a été appuyé par une nouvelle résolution de l’Assemblée générale de l’O.N.U. votée massivement[19] le 20 juillet 2004.

Le problème de l’eau

Un tableau comparatif[20] et son commentaire mettent en évidence, d’une part, le fait que la quantité d’eau douce renouvelable disponible par an et par habitant a considérablement diminué en Israël entre 1950 et 2003, d’autre part le fait que les Libanais et les Syriens disposent de beaucoup plus de cette ressource vitale par habitant que les Israéliens. Le commentaire attire aussi l’attention sur le fait qu’une partie importante de l’approvisionnement en eau douce d’Israël dépend de rivières naissant en Syrie ou au Liban.

Mais ni les limites du territoire israélien considéré, ni la répartition de l’eau entre Israéliens (y compris ceux qui vivent dans des colonies) et Palestiniens des territoires occupés de Cisjordanie et de Gaza ne sont mentionnées. Alors que des publications tout à fait fiables et non confidentielles ont mis en évidence les inégalités énormes existant dans ce domaine entre Israéliens et Palestiniens de Cisjordanie et, plus encore, de Gaza qui pâtissent d’un manque considérable d’eau potable[21]. On pourrait y ajouter le cas du plateau syrien du Golan, occupé par Israël depuis 1967 où l’inégalité en matière d’accès à l’eau douce entre la population autochtone et les colons juifs est également flagrante.

Le « péril démographique »

Un autre tableau[22], provenant de la même source que le précédent, nous apprend que le taux de fécondité des femmes arabes vivant sur le territoire israélien (dont les limites ne sont pas indiquées, une fois de plus) est nettement supérieur à celui des Juives. Il est de plus précisé que cette forte fécondité des Arabes concerne seulement les musulmanes. Une note des auteurs des manuels nous indique que les taux de fécondité des femmes des États arabes voisins d’Israël (Egypte, Syrie, Jordanie) est également supérieur à celui des femmes israéliennes et que c’est à Gaza qu’il est le plus élevé: les femmes y accouchent en moyenne plus de deux fois plus que les femmes juives israéliennes.

Les auteurs du manuel n’en tirent aucune conclusion. Mais il saute aux yeux que ces chiffres sont là pour suggérer que le « caractère juif » de l’État d’Israël est menacé par la surnatalité « arabe » et tout particulièrement « musulmane » et que, de surcroit, de plus en plus d’« Arabes » se pressent aux frontières d’Israël.

Le Hamas

 

On ne trouve dans ce manuel qu’un seul texte émanant d’une source palestinienne. Il s’agit d’extraits de la Charte du Hamas, datant de 1988[23]. Il n’est accompagné d’aucun commentaire susceptible de le replacer dans son contexte historique (naissance du Hamas alors qu’éclatait ce qu’on appellera la « première Intifada »). Ce texte dont personne ne niera qu’il contient des passages virulemment antisémites, même s’il n’a pas été officiellement renié par les dirigeants actuels de ce mouvement, est largement obsolète si on en juge par d’importantes prises de position politiques ultérieures du Hamas telles que son programme électoral (2005), son projet de « programme de gouvernement d’union nationale » (mars 2006) et la plate-forme gouvernementale présentée par le Premier ministre Ismaïl Haniyeh au nouveau parlement le 27 mars 2006. Dans ces deux derniers textes, rédigés après la surprenante et nette victoire électorale du Hamas aux élections législatives palestiniennes de janvier 2006, il apparait clairement que le Hamas était prêt à accepter une « trêve de longue durée » en cas de création d’un État palestinien sur les territoires palestiniens conquis par Israël en 1967[24]. En 2010, Khaled Mechaal, le leader du Hamas, déclarait d’ailleurs que la Charte est « un document historique qui n’est plus pertinent mais qui ne peut pas être changé pour des raisons internes ».

 

Le choix de ce seul document d’origine palestinienne, présenté sans mise en contexte, n’est évidemment pas innocent : il permet de diaboliser le Hamas (et indirectement les nombreux électeurs palestiniens qui ont voté pour ses candidats en janvier 2006), de continuer à suggérer qu’il s’agit d’un « mouvement terroriste » avec lequel aucun dialogue n’est possible et de lui attribuer une responsabilité majeure dans le « blocage du processus de paix ».

Dans le document qui suit dans Construire l’Histoire[25] Le Hamas et le Djihad islamique[26] sont présentés comme les principaux obstacles à un règlement négocié du conflit, pourtant souhaité par le Président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas.

 

Pour conclure

L’analyse détaillée qui précède prouve à suffisance, me semble-t-il, le manque de rigueur intellectuelle et la partialité des auteurs des pages consacrées au conflit israélo-palestinien dans ces deux manuels scolaires. Mais de quel parti pris s’agit-il exactement ?

Un point de vue sioniste « de gauche » [27]

Les mots « sionisme » et « sioniste » sont complètement absents. Sous couvert d’une présentation objective des évènements par les auteurs et à travers un choix de documents qui pourrait paraître à première vue « équilibré » (parce que des avis divergents s’y côtoient), c’est pourtant un point de vue clairement sioniste qui se manifeste. En voici la preuve.

 

Le fait de considérer l’ensemble des Juifs du monde, y compris ceux qui étaient établis en Palestine avant le début de l’arrivée des sionistes, comme faisant partie d’un même peuple, unanimement désireux de créer un État juif en Palestine (voir ci-avant « Qui a fondé l’État d’Israël ?») relève sans aucun doute d’une conception sioniste selon laquelle le sionisme serait le « mouvement de libération nationale du peuple juif ». Il en est de même de l’obsession démographique dont il a été question dans le paragraphe que j’ai intitulé « le péril démographique » : convaincus que l’antisémitisme ne peut être éradiqué, les sionistes pensent que le meilleur moyen de s’en préserver efficacement est la création d’un État-refuge destiné à accueillir tous les Juifs du monde qui le souhaiteraient, et tout particulièrement ceux qui seraient victimes de persécutions antisémites. Pour ceux des sionistes qui se veulent démocrates (c’est le cas de la majorité d’entre eux), pour que soit préservé le « caractère juif » de cet État, il faut à tout prix que les Juifs y restent majoritaires. Cette peur de l’Autre, qui débouche sur la volonté de s’en séparer, leur a fait accepter et même défendre la construction de la « barrière de sécurité » considérée comme un moyen efficace « d’empêcher les infiltrations palestiniennes » ; ce que le texte des auteurs avalise sans aucun recul, comme on l’a vu.

Dans les dossiers documentaires, deux textes émanent de Juifs israéliens[28]. Ils sont tous deux sionistes, l’un d’extrême-droite, l’autre « de gauche ». Le premier, Arieh Eldad, député, membre du parti « Union nationale », est partisan de l’annexion à l’État d’Israël de toute la Cisjordanie, parce qu’il considère que ce territoire fait partie de la « patrie historique des Juifs » mais aussi pour des raisons de sécurité, parce qu’on ne peut pas, selon lui, faire confiance aux Arabes. Le second, Amos Oz, écrivain et journaliste, fut un des co-fondateurs, en 1978, du mouvement « La paix maintenant » qui s’oppose aux colonies de peuplement juives. Notons toutefois qu’il n’a condamné ni l’agression israélienne contre le Liban en 2006 ni les attaques sur Gaza de 2009, 2012 et 2014. Dans son texte, tout en se proclamant partisan de la création d’un État palestinien « sur l’ensemble des territoires aujourd’hui occupés, moyennant éventuellement des ajustements de frontière mineurs et réciproques », il condamne énergiquement ceux qui remettent en question la légitimité de l’État d’Israël en tant qu’État juif, qui ne peuvent être, selon lui que des musulmans fanatiques qui rêvent « de détruire Israël et chasser les Juifs de leur terre ».

Ce point de vue d’un sioniste « de gauche » semble bien partagé par les auteurs de nos deux manuels puisque dans leurs textes[29] ils décrivent la multiplication des colonies juives en Cisjordanie, qu’ils attribuent aux « partis radicaux » et, en particulier, aux colons « orthodoxes » ou « ultra-orthodoxes », comme le principal obstacle à la paix.

Des omissions révélatrices

Le caractère tendancieux de la manière dont le conflit israélo-palestinien est traité dans ces deux manuels, se révèle aussi par des absences.

D’abord celle de points de vue non sionistes ou antisionistes autres qu’« éradicateurs » : on peut très bien être partisan de la « désionisation » de l’État d’Israël, autrement dit de sa transformation d’un État juif (dans lequel les non-juifs sont forcément discriminés) en une démocratie où tous les citoyens sont traités sur un pied d’égalité, tout en s’opposant à ce que les Juifs israéliens soient chassés de ce pays et même en revendiquant pour eux le maintien de droits nationaux à l’égal des Palestiniens. Un tel point de vue, pourtant fort répandu, est totalement absent de ces manuels.

S’il est question des ennemis extérieurs de l’État israélien[30], rien n’est dit de ses soutiens extérieurs et en particulier des rôles fondamentaux joués par les États européens et par les États-Unis dans le conflit israélo-palestinien au moins depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Comment sans cela comprendre l’impunité dont jouit depuis si longtemps l’État israélien malgré ses violations constantes du Droit international ? Mais comme rien n’est dit non plus de ce non-respect du Droit…

… Car il n’est pas question non plus, ni des conditions de vie des Palestiniens sous occupation en Cisjordanie, ni du blocus de la bande de Gaza (extrêmement sévère depuis l’évacuation des colonies juives de ce territoire en 2005) et de ses conséquences terribles pour ses habitants, ni de la manière dont sont traités les très nombreux prisonniers politiques palestiniens.

J’arrête ici cette liste d’omissions qui n’est bien sûre pas exhaustive mais qui, en l’état, me semble suffisamment révélatrice d’un grand manque d’empathie pour l’interminable drame vécu par le peuple palestinien.

Michel Staszewski,
professeur d’histoire dans le secondaire, formateur de professeurs d’histoire,
collaborateur scientifique du service des sciences de l’éducation de l’ULB.

[1] Didier Hatier, Namur, 2012.

[2] Didier Hatier, Namur, 2008.

[3] A noter : Histoire. Jalons pour mieux comprendre, de B. BOULANGÉ, M. COLLE et coll. (Bruxelles, de boeck, 2013), ouvrage destiné aux classes de troisième, quatrième, cinquième et sixième années secondaires, ne traite pas du tout de ce conflit.

[4] J’estime d’ailleurs qu’il en est de même pour tout enseignant quelle que soit sa spécialité.

[5] Et, en l’occurrence, devant vous, lecteur-lectrice.

[6] Les textes des auteurs ainsi que les documents choisis sont presque intégralement les mêmes dans les deux manuels. C’est pourquoi mon propos vaut aussi bien pour l’un que pour l’autre.

[7] Dans les dossiers « Repères », n° 95 pp. 242-243 dans FuturHist et n° 99 pp. 256-257 dans Construire l’Histoire.

[8] Le Petit Robert donne la définition qui suit du mot « peuple » : ensemble d’êtres humains vivant en société, habitant un territoire défini et ayant en commun un certain nombre de coutumes, d’institutions » (Le Nouveau Petit Robert 2010, p. 1879).

[9] Le texte des auteurs des deux manuels est truffé de mots en caractères gras. Dans toutes les citations extraites de ces textes, j’ai reproduit telle quelle cette façon de mettre en évidence certains mots ou groupes de mots.

[10] Dont le but était de créer un État-nation destiné à accueillir les Juifs du monde entier, censé les mettre ainsi à l’abri de toute discrimination ou persécution antisémites.

[11] Cf. entre autres : A. GRESH. et D. VIDAL, Palestine 47. Un partage avorté, Éd. Complexe, Bruxelles, 1987 / D. VIDAL, Le péché originel d’Israël. L’expulsion des Palestiniens revisitée par les « nouveaux historiens » israéliens, EVO et Éd. de l’Atelier, Bruxelles-Paris, 1998 et Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949), éd. de l’Atelier, Paris, 2007.

[12] Document 6 p. 162 dans Construire l’histoire et document 6 p. 126 dans FuturHist.

[13] « Le terrorisme serait un acte de violence politique (il n’est pas dicté par des motivations criminelles), recourant à la violence (il ne s’agit pas simplement de propagande, de débats idéologiques) et s’en prenant de façon indiscriminée à des civils (les forces armées de l’adversaire ne sont pas spécifiquement visées) afin d’obtenir un résultat politique. » (P. Boniface, 50 idées reçues sur l’état du monde, A. Collin, Paris, 2007, pp. 145-146 ; cité in FuturHist 6ème, p. 145). Pascal Boniface dirige l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) à Paris.

[14] Document 1 p. 160 dans Construire l’Histoire et p. 124 dans FuturHist.

[15] Document 2 p. 160 dans Construire l’Histoire et p. 124 dans FuturHist. Le document 4 p. 25 dans FuturHist va dans le même sens : les colons « fanatiques religieux » y sont présentés comme le principal obstacle, du côté israélien, à une solution négociée du conflit israélo-palestinien.

[16] Cf. par exemple I. ZERTAL et A. ELDAR, Les seigneurs de la terre. Histoire de la colonisation israélienne des territoires occupés, Seuil, Paris, 2013.

[17] p. 160 dans Construire l’Histoire et p. 124 dans FuturHist.

[18] Extrait du jugement (9 juillet 2004) : « L’édification du mur qu’Israël, puissance occupante, est en train de construire dans le territoire palestinien occupé, y compris à l’intérieur et sur le pourtour de Jérusalem-Est, et le régime qui lui est associé, sont contraires au droit international ».

[19] Par 150 voix pour, 6 contre et 10 abstentions.

[20] Document 10, p. 163 dans Construire l’Histoire et p. 127 dans FuturHist. Ce tableau est extrait de F. ENCEL et F. THUAL Géopolitique d’Israël, Paris, Seuil, 2006, p. 125.

[21] Cf. par exemple, P ; LEMARCHAND et L. RADI, Israël/Palestine demain. Atlas prospectif, éd. Complexe, Bruxelles, 1996 ou M. BÔLE-RICHARD, Israël. Le nouvel apartheid, Les Liens qui Libèrent, France, 2013.

[22] Document 9, p. 163 dans Construire l’Histoire et p. 127 dans FuturHist.

[23] Document 7, p. 162 dans Construire l’Histoire et p. 126 dans FuturHist.

[24] Cf. P. DELMOTTE, Le Hamas et la reconnaissance d’Israël, in Le Monde diplomatique, janvier 2007.

[25] Extrait de D. LAGARDE, Mahmoud Abbas, un président pour la paix ?, in L’Express, 3/1/2005, p. 7 (document 8 p. 162).

[26] Mouvement politique palestinien islamiste moins puissant que le Hamas, prônant la lutte armée contre Israël.

[27] Je mets le mot « gauche » entre guillemets car, comme nous allons le voir, dans ce contexte, il n’a pas du tout le sens qu’on donne généralement à ce mot en Europe.

[28] Documents 3 et 5 p. 161 dans Construire l’Histoire et documents 3 et 4 p. 125 dans FuturHist.

[29] Voir pp. 160 et 257 dans Construire l’Histoire et pp. 124 et 243 dans FuturHist.

[30] En particulier dans un texte de Daniel C. Kurtzer, ambassadeur des États-Unis en Israël de 2001 à 2005 (document 11, p. 163 dans Construire l’Histoire et p. 127 dans FuturHist.

 

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