
Après avoir confirmé sa compétence le 5 février 2021, la CPI a annoncé le 3 mars l’ouverture d’une enquête formelle sur les crimes commis dans les territoires palestiniens. C’est une victoire pour le droit international, même si on est encore loin d’un procès.
François Dubuisson
Tout commence en 2009, au lendemain de l’opération israélienne « Plomb durci » à Gaza (2008-2009). La Palestine lance une offensive diplomatique réaffirmant la revendication de sa qualité étatique et, dans ce cadre, transmet à la CPI une déclaration acceptant la compétence de la Cour, en vue de la voir enquêter sur les crimes commis par l’armée israélienne en territoire occupé. L’enjeu de cette démarche est tout d’abord de déterminer si la Palestine est un État, puisque seul un État existant est habilité à faire une telle déclaration ou devenir partie au Statut de Rome.
2009-2014 : reconnaissance de l’État palestinien
Saisi de la question, le Bureau du Procureur fait alors un appel à contributions publiques pour l’aider à résoudre cet épineux problème de droit international. Entretemps, la Palestine est devenue un État membre de l’UNESCO (octobre 2011) et a entrepris des démarches à l’ONU pour en devenir État membre puis, devant le veto des États-Unis, en devenir État observateur, procédure qui aboutira favorablement en novembre 2012 par le vote de la Résolution 67/19 de l’Assemblée générale. La décision du Bureau du Procureur ne tombera qu’en avril 2012, soit plus de trois ans après le dépôt de la demande palestinienne. Le Procureur se limitera à considérer que la question du statut de la Palestine étant incertaine, il ne lui revient pas de la trancher, et que seule une position claire adoptée par l’ONU pourrait y apporter une solution. C’était pour le moins surprenant qu’un temps aussi disproportionné ait été nécessaire pour donner une réponse aussi élementaire et, sur le fond, de nombreuses critiques pouvaient être émises, dont le fait que l’admission de la Palestine à l’UNESCO en tant qu’État membre n’était même pas mentionnée, alors que cette admission fournissait une preuve indubitable qu’une large majorité d’États reconnaissaient la qualité étatique de la Palestine sur la scène internationale.
Début de la saison 2 : après l’offensive « Bordure protectrice » menée par les forces israéliennes à Gaza à l’été 2014, le ministre palestinien de la Justice tente de « réactiver » la déclaration faite en 2009, en se fondant sur le statut d’État observateur de la Palestine à l’ONU, accordé postérieurement à la décision prise par le Procureur en avril 2012. Cette initiative restera également sans résultat. Dans une déclaration du 2 septembre 2014, la nouvelle Procureure Fatou Bensouda indiquait que le Bureau « a examiné les implications juridiques de cette évolution [le nouveau statut à l’ONU] et a conclu que si ce changement ne validait pas rétroactivement la déclaration de 2009, précédemment invalide, déposée sans la qualité requise, la Palestine pouvait désormais adhérer au Statut de Rome. » Cette position soulevait de nombreuses interrogations juridiques mais ouvrait la voie à une future adhésion de la Palestine à la CPI, puisque les doutes sur son statut d’État semblaient avoir été levés.
2015-2019 : la « situation de la Palestine »
S’ouvre alors une troisième phase, avec l’adhésion formelle de la Palestine au Statut de Rome en janvier 2015, accompagnée d’une déclaration reconnaissant la compétence de la CPI pour les crimes présumés commis « sur le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, à partir du 13 juin 2014. » Peu après, la Procureure ouvrait un « examen préliminaire » sur la « situation de la Palestine », consistant à vérifier la réunion des conditions de compétence de la Cour et à établir si des crimes relevant du Statut avaient pu y être commis. Cette phase préalable de la procédure, antérieure à l’ouverture d’une véritable enquête, va durer…cinq ans, délai qui a suscité une nouvelle fois des doutes quant à la volonté véritable de la CPI de se saisir du dossier palestinien, dans un contexte où de nombreux États alliés d’Israël, y compris européens, ne cachaient pas leur réprobation devant les démarches palestiniennes.
Finalement, en décembre 2019, le Bureau du Procureur annonce avoir clôturé l’examen préliminaire et être prêt à ouvrir une enquête. Le Procureur identifie quatre grandes catégories de crimes de guerre sur lesquels il entend investiguer :
- les crimes commis par le Hamas et d’autres groupes palestiniens dans le contexte de la guerre de Gaza de 2014, consistant principalement en des tirs de missiles vers des populations civiles israéliennes ;
- les crimes commis dans le même contexte par l’armée israélienne, consistant principalement dans le ciblage et le meurtre de civils palestiniens et la destruction de bâtiments civils ;
- les crimes commis par l’armée israélienne dans le cadre de la « marche pour Gaza » de 2018, au cours de laquelle des soldats ont ouvert le feu et tué environ 200 civils palestiniens et blessé de nombreux autres ;
- enfin, les crimes commis dans le cadre de la politique de colonisation, en particulier l’installation d’une population civile israélienne.
Mais, nouveau coup de théâtre, le Procureur demande qu’une Chambre préliminaire se prononce sur l’étendue de la juridiction territoriale de la Cour, compte tenu des doutes qui peuvent persister à ce sujet. L’attente n’aura cette fois pas été vaine puisque, dans sa décision, la Chambre préliminaire confirme la position du Bureau du procureur et décide que la Cour a compétence sur tous les crimes commis sur l’ensemble du territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, depuis juin 2014.
La Chambre a établi que la Palestine doit bien être considérée comme un « État partie au Statut de Rome » et que son territoire comprend l’ensemble des territoires palestiniens occupés, y compris Jérusalem-Est. La Chambre a également considéré que les Accords d’Oslo, qui soustraient de la compétence pénale de l’Autorité palestinienne les ressortissants israéliens, n’avait aucun effet sur la détermination de la juridiction territoriale de la Cour, à ce stade de la procédure.
Une enquête sous pression
L’enquête qui s’est ouverte le 3 mars sera longue et semée d’embûches et il n’est pas simple d’en déterminer l’issue. Elle doit permettre de définir avec précision quels crimes ont été commis et quels en sont les individus responsables, ce qui suppose un examen factuel détaillé et une récolte de preuves matérielles. Cette tâche pourrait s’avérer plus facile contre des suspects palestiniens, puisque la Palestine a une obligation de coopération, en tant qu’État partie au Statut. Par contre, Israël n’a aucun devoir de collaboration et mettra au contraire probablement tout en œuvre pour entraver le travail des enquêteurs. Le Procureur devra également déterminer si d’autres crimes ou qualifications doivent être pris en considération. Dans le document remis à la Chambre préliminaire, seuls des crimes de guerre avaient été retenus, alors que la politique d’occupation et de colonisation prise dans son ensemble, par son caractère systémique et discriminatoire, pourrait également relever des crimes contre l’humanité, notamment le crime d’apartheid, qualification retenue dans deux rapports récents d’ONG israéliennes de défense des droits humains (Yesh Din et B’tselem).
Autre point délicat à venir, l’évaluation par la CPI de l’application du principe de « complémentarité », selon lequel elle doit s’abstenir de poursuivre une affaire s’il s’avère qu’elle a déjà fait l’objet, dans l’État compétent, de procédures d’enquête et de poursuite. Israël a l’habitude d’ouvrir des investigations sur les « incidents » impliquant les forces armées israéliennes, pour généralement les refermer sans suite après quelques semaines. Un travail considérable de vérification de la « crédibilité » des procédures menées en Israël attend donc le Bureau du Procureur. Il faut toutefois souligner que les faits les plus graves reprochés aux responsables israéliens, qu’il s’agisse de méthodes spécifiques de combat ou de la politique de colonisation, constituent la mise en œuvre de doctrines officielles assumées et ne font, à ce titre, jamais l’objet de mesures d’enquête. Pour ces crimes, le constat de l’absence de procédures pénales internes devrait être facilité et le principe de complémentarité devrait pouvoir aisément être écarté.
On le constate, le chemin est encore très long avant que l’on aboutisse à l’ouverture de dossiers individuels sur base de charges précises, avec l’émission éventuelle de mandats d’arrêt, sans parler de la tenue de procès à La Haye, sachant qu’ils ne peuvent se tenir qu’en présence de l’accusé. Il faut toutefois comprendre que le jugement rendu par la Chambre constitue déjà une grande victoire juridique, tant comme étape vers la mise en cause de responsabilités pénales pour les crimes commis dans le cadre de l’occupation israélienne que pour la prise en compte, de façon plus générale, du droit international dans la résolution du conflit israélo-palestinien. La mise en lumière des crimes internationaux commis de manière systématique par les dirigeants israéliens pourrait contribuer à mettre de la pression sur les États occidentaux, en vue d’une remise en cause de leurs relations privilégiées avec Israël, à l’instar de l’évolution qui avait fini par se dessiner avec l’Afrique du Sud, dans les années 1980.
François Dubuisson, Professeur de droit international à l’Université libre de Bruxelles (ULB)