En promettant un « retour à la normale » de la politique israélo-palestinienne des États-Unis, le président élu risque de ne marquer qu’une différence de degré plutôt que de nature avec son prédécesseur. Et pourrait, à sa manière, servir tout aussi bien l’agenda nationaliste israélien.
Par Gregory Mauzé
Article à paraître dans le bulletin Palestine n°86 (décembre 2020)
Durant sa présidence, Donald Trump a fait de la satisfaction des intérêts des radicaux israéliens un enjeu électoral majeur, dans lequel il s’est pleinement investi. Du déplacement de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem à la reconnaissance de la légalité des colonies en passant par la publication d’un « plan de paix » piétinant les droits des Palestiniens, la liste des initiatives prises pour effacer ces derniers de l’équation régionale est longue. Son échec à obtenir un second mandat aura procuré, à n’en pas douter, un douloureux sentiment de défaite à ses obligés.
L’arrivée au pouvoir de son successeur Joe Biden constitue-t-elle pour autant une victoire pour les Palestiniens ? La perspective de la fin de la doctrine de la paix par la force poursuivie jusqu’ici présente sans doute à elle seule quelque chose de rassurant pour ceux-ci. Toutefois, si des améliorations sont à attendre sur les plans humanitaire et diplomatique, ni le profil et les engagements du président élu, ni le contexte géopolitique local et global n’incitent à l’optimisme.
Joe le « bon flic »
Forgées par des décennies de proximité avec l’AIPAC (le puissant lobby israélien) et d’ancrage dans le rang des « faucons » au Sénat, les convictions pro-israéliennes de Joe Biden sont profondes. Sioniste proclamé, celui qui se vantait en 2008 « d’avoir un bilan de 35 ans de soutien à Israël » partage la certitude communément admise à Washington selon laquelle Tel-Aviv représente un pilier de la stratégie moyen-orientale des États-Unis. En tant que Vice-Président de Barack Obama entre 2008 et 2016, Biden jouera régulièrement le rôle du « bon flic » face au Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou qui supportait mal les – pourtant timides – tentatives étatsuniennes de freiner la colonisation et, surtout, la politique de détente avec l’Iran. Il aurait notamment plaidé contre la résolution 2334 au Conseil de sécurité de l’ONU condamnant la colonisation en décembre 2016, finalement votée grâce l’abstention des États-Unis.
La boussole indiquant la meilleure manière de complaire à Israël pointe-t-elle toujours vers le Joe Biden qui s’installera à la Maison-Blanche le 20 janvier, au lendemain d’une idylle si profondément nouée entre Trump et Netanyahou? Le démocrate entend incontestablement changer de ton face à la fuite en avant annexionniste dans laquelle est engagé l’actuel gouvernement. « Le simple fait d’entendre parler à nouveau des droits des Palestiniens, des démolitions de maison et des problèmes posés par l’avancée de la colonisation représentera un choc pour les Israéliens qui n’avaient pas entendu l’administration américaine en parler depuis 4 ans », estime le correspondant de Haaretz à Washington Chemi Shalev.
Rétablir le consensus bipartisan
Cette contrainte apparente sur la stratégie immédiate de Benjamin Netanyahou contre les Palestiniens pourrait toutefois se révéler positive sur le long terme. En effet, la complaisance inédite de Trump a eu pour conséquence d’accélérer le délitement progressif de ce qui faisait la force d’Israël par delà les alternances politiques à Washington: le soutien bipartisan. Alors que la sympathie des électeurs républicains envers Israël grimpait de 50 à 79% entre 2001 et 2018, elle s’est dans le même temps effondrée chez les démocrates, passant de 40 à 27%, un écart jamais atteint. Parallèlement, la cause palestinienne a fortement gagné en popularité chez les jeunes et les militants pour la « justice sociale ».
Plus inquiétant pour Israël, le désamour à son égard touche également le personnel politique démocrate. Sortie renforcée de l’élection à la Chambre, une partie de l’aile gauche du Congrès défend désormais le mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS), ou, a minima, le droit de ses partisans à le soutenir malgré les moyens colossaux déployés pour le délégitimer, voire le criminaliser. Le soutien indéfectible à Israël a beau perdurer dans l’establishment du parti, ses fondations ne sont plus aussi solides que par le passé. Au cours de la primaire, Bernie Sanders, Elizabeth Warren et Pete Buttigieg, trois prétendants sérieux à l’investiture, affirmaient qu’ils n’hésiteraient pas à conditionner l’aide militaire à Israël (quatre milliards de dollars par an) s’ils étaient élus, proposition encore tabou il y a encore quelques années. Sanders, arrivé deuxième dans la course, était même disposé s’il était élu à activer ce levier en cas de poursuite de la colonisation et des violations des droits des Palestiniens. Si elle passait les portes du bureau ovale, cette perspective représenterait un risque raisonnablement supérieur aux bénéfices à court terme tirés de la complaisance d’un Trump.
« Et que ferait Joe Biden ? Il viendrait tout gâcher. » assénait en mai dernier le chroniqueur palestinien George Zeidan, dans une tribune provocante appelant ceux qui se soucient des droits des Palestiniens… à voter pour Donald Trump. « Biden travaillerait dur pour revenir en arrière, et faire du soutien à Israël et de la relégation des Palestiniens à nouveau une cause bipartisane. Il nous ramènerait à l’époque d’Obama, où les Palestiniens n’avaient que de belles paroles alors que le soutien militaire américain à Israël atteignait son plus haut niveau ». De fait, c’est bien de cette manière que le candidat en campagne expliquait envisager son rôle en la matière : « réparer les dégâts » qu’avait causés Trump en associant si étroitement et de manière si polarisante Israël à sa personne. En choisissant comme colistière Kamala Harris, autre défenseuse zélée des intérêts israéliens, il a également préservé sur le long terme ceux-ci des vents mauvais que ne manqueront pas de faire souffler la base et l’aile gauche du parti sur les hautes sphères du pouvoir : l’âge avancé de M. Biden fait en effet de sa vice-présidente une successeure naturelle dès 2024.
Une vision dépassée
Les artisans de la dépossession de la Palestine peuvent dormir d’autant plus tranquillement que même les évolutions les plus élémentaires risquent d’être compromises par le tropisme de la nouvelle équipe. Le retour à l’aide directe à l’Autorité palestinienne est notamment conditionné à la fin de sa politique d’aide sociale apportée aux familles des victimes de la lutte armée contre l’occupation, condition rejetée par le président Mahmoud Abbas dès sa formulation par Trump.
La nomination d’un autre proche des cénacles israéliens, Antony Blinken, à la tête de la diplomatie augure, quant à elle, une approche du dossier qui sera tout sauf équilibrée. Le 18 mai, au cours d’une conversation avec le lobby Democratic Majority for Israël, il chargea lourdement le leadership palestinien, reprenant les éléments de langage de la diplomatie israélienne selon laquelle celui-ci « ne ratait jamais une occasion de rater une occasion » pour la paix. Et ce, alors qu’un accord entre Netanyahou et son rival Gantz venait d’intervenir la veille pour former un gouvernement dédié à l’annexion de la vallée du Jourdain. Et que l’ONU tirait la sonnette d’alarme devant la poursuite des destructions et des expulsions en Cisjordanie et à Jérusalem-Est en pleine pandémie.
Au surplus, la relance, officiellement prônée par Biden, d’un processus de paix visant à l’établissement de deux États fondés sur les frontières de 1967 risque rapidement de se fracasser sur la nouvelle réalité proche-orientale. En Israël, le camp prêt à un réel compromis est pratiquement rayé de la carte politique. La perspective d’un dialogue possible sur base des propositions démocrates par le biais des éléments travaillistes et centristes de la coalition actuelle semble lourdement hypothéquée par l’annonce d’élections anticipées en 2021. À en croire les sondages, celles-ci pourraient en effet conduire à la formation d’un exécutif exclusivement constitué de radicaux, dans lequel les porte-voix des colons dicteraient plus que jamais leur loi.
Au niveau international, le processus de normalisation des relations entre Israël et plusieurs pays arabes, engagé par Trump, a sérieusement remis en cause l’idée longtemps admise que le rapprochement entre les alliés locaux de Washington passerait par la paix avec les Palestiniens. Joe Biden a déjà manifesté son intention de poursuivre cette rare initiative diplomatique de son prédécesseur qui trouve grâce à ses yeux.
Préserver l’illusion de la solution à deux États
Surtout, l’idée d’une paix juste et durable fondée sur le droit semble vouée à l’évanescence sans réelle pression extérieure qui forcerait Israël à abandonner sa stratégie du fait accompli sur le terrain, que seul Washington est en mesure d’exercer. « Israël se plaît à affirmer que les Arabes ne comprennent que la force. En réalité, c’est l’inverse ! A chaque fois que les Américains se sont montrés suffisamment menaçants, il a plié, qu’il s’agisse du retrait israélien du Sinaï en 1948, de celui de Gaza en 1957, du retrait de son armée de la rive occidentale du canal de Suez en 1973, de l’obligation faite au Premier ministre Yitzakh Shamir de participer à la conférence de Madrid en 1991, et d’autres cas » relevait récemment le journaliste Sylvain Cypel dans une conférence en ligne organisée par l’Association belgo-palestinienne.
Or, Joe Biden a toujours été cristallin dans son refus de s’engager dans cette voie qu’il qualifiait de « gigantesque erreur ». Blinken s’est montré encore plus clair, en affirmant que son président « ne liera l’assistance militaire à Israël à aucune décision politique » de ce dernier. La rupture ne concernera pas plus la politique consistant pour les États-Unis à imposer leur véto contre les résolutions condamnant Israël au Conseil de sécurité de l’ONU, où le « cadeau d’adieu d’Obama » de 2016 ne fera vraisemblablement pas jurisprudence pour la prochaine administration démocrate.
Faute d’un tournant à 180 degrés d’autant plus improbable dans un contexte de perte de centralité de la question palestinienne au niveau international, l’approche de Biden apparaîtra rapidement pour ce qu’elle est : une tentative non pas de réaliser la solution à deux États selon les paramètres internationalement reconnus, mais de maintenir l’illusion de sa possibilité. Le statu quo s’en trouverait pérennisé, laissant à Israël le loisir de parachever sur le terrain le processus colonial de conquête, et aux États-Unis l’opportunité de conserver les avantages sans les inconvénients d’une collaboration avec un régime qui aurait officialisé ses pratiques d’apartheid par une annexion formelle. Elle permet également d’évacuer virtuellement l’hypothèse, de plus en plus en vogue parmi les Palestiniens, mais aussi chez certains diplomates, d’un État unique du Jourdain à la Méditerranée fondé sur l’égalité des droits.
Dans ces conditions, l’État palestinien auquel Biden appelle de ses vœux serait, s’il voyait le jour, sculpté par la colonisation et la réalité du terrain. Il serait réduit à une entité non viable, discontinue, à la souveraineté limitée et formée d’enclaves invivables. Un scénario qui évoque à s’y méprendre la « vision pour la paix » de Trump.