
Voici un an et demi que le militant égypto-palestinien Ramy Shaath, l’une des figures laïques de la révolution de la place Tahrir et coordinateur du mouvement BDS local, croupit en prison. Rencontre avec son épouse.
Par Karen Lajon
Le noir a ses vertus et la nuit est propice à toutes les frayeurs. Céline Lebrun-Shaath en a fait la triste expérience le 5 juillet 2019, lorsqu’à minuit et demi, des coups sont violemment frappés à la porte de son domicile au Caire, en Egypte. Elle vit là avec son mari, le militant Ramy Shaath, l’une des figures laïques de la révolution de la place Tahrir. L’appartement est copieusement retourné par une douzaine d’hommes cagoulés, lourdement armés. Céline demande à appeler le consulat français. “Tu as dix minutes pour faire ta valise et on t’emmène à l’aéroport”, telle est la réponse qui lui est donnée.
“Et c’est ce que j’ai fait. J’ai mis dix minutes pour ranger huit années de vie en Egypte.” La voix de Céline est aussi douce que fragile. L’émotion est palpable, la jeune femme de 30 ans tient le choc mais la souffrance est réelle. “On ne savait pas trop ce qu’ils attendaient de nous. Ce n’est qu’au moment de partir que l’on a compris que Ramy ne viendrait pas avec moi et qu’il était bien arrêté. Je suis montée dans un fourgon et lui dans un autre.”
Un dossier suivi de près par les autorités françaises
Ce sera la dernière image qu’elle aura de son époux. Pas de geste, pas de mot de réconfort glissé furtivement. Une stupeur totale suivie d’un silence seulement rompu par le bruit de la circulation égyptienne, et le véhicule qui la transporte vers l’aéroport. Le président Abdel Fattah Al-Sissi a sifflé la fin de la récréation. Pas de contestation sous son mandat. Ramy Shaath disparaît dans un trou noir pendant trente-six heures. “On ne savait rien, absolument rien. On n’a pas su où ils l’avaient caché.”
A la tristesse s’ajoute aujourd’hui l’incompréhension. Le président français Emmanuel Macron a justement reçu début décembre son homologue égyptien Abdel Fattah al-Sissi. “Je ne comprends pas, poursuit Céline. D’un côté, le gouvernement français réclame la libération de mon mari et de l’autre, il accueille celui qui l’a fait mettre en prison. Sa liberté devrait être une condition préalable à cette visite.”
Le cas de Ramy Shaath a été suivi de très près par les autorités françaises. Discrètement les premières six semaines qui ont suivi son emprisonnement, puis plus ouvertement. Ainsi en juillet dernier, le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qui s’exprimait devant les parlementaires français, estimait que “la vitalité de la société civile égyptienne était le meilleur rempart contre le terrorisme et la radicalisation.” Il ajoutait également que “les autorités françaises avaient, à de nombreuses reprises de manière privée mais aussi en public, demandé à ce que les conditions de détention de Monsieur Shaath soient améliorées et que les conditions de relations entre les deux époux puissent être revues.” Sans grand succès jusqu’ici. “N’ayant pas le droit de revenir en Egypte, je n’ai pas revu mon mari depuis son arrestation, souligne Céline Lebrun-Shaath. J’ai pu entendre sa voix au téléphone le 31 juillet dernier, grâce au ministère des Affaires étrangères. Et depuis, plus rien.”
Son militantisme agace depuis longtemps
Ramy Shaath, né à Beyrouth, et qui a fêté ses 49 ans dans les geôles égyptiennes, est le fils d’une grande figure palestinienne. Son père, Nabil Shaath, est un ancien négociateur des accords d’Oslo, ancien ministre palestinien des Affaires étrangères et Premier ministre de l’Autorité palestinienne pendant six jours. Si le fils n’a pas suivi le chemin politique du père, il a embrassé un autre genre d’activisme : celui de la défense des droits humains. Installé en Egypte depuis 1977, Ramy Shaath prend une part active dans la révolution du Printemps arabe de 2011. Il est le co-fondateur du parti al-Destour aux côtés de Mohamed el-Baradei, l’ancien directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique et Prix Nobel de la Paix. Tout à fait hostile aux Frères musulmans, Shaath s’oppose néanmoins aux appels de l’armée qui veut les faire tomber en juin 2013. Après les bombardements israéliens sur Gaza en 2014, il lance les mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) contre Israël et sa politique de colonisation des terres palestiniennes.
Son militantisme agace depuis longtemps. Selon l’enquête d’Amnesty International qui le considère aujourd’hui comme “un prisonnier d’opinion”, il est même frappé, en 2012, d’une interdiction de quitter le territoire “pour une affaire sans fondement et qui repose uniquement sur de faux enregistrements.” La même année, sa nationalité égyptienne est contestée. Le ministère de l’Intérieur refuse de lui renouveler son passeport. Ramy Shaath se défend et obtient gain de cause un an plus tard mais le ministère fait appel de la décision. Appel toujours en instance. La goutte d’eau qui fait déborder le vase intervient fin juin 2019 lorsqu’il s’oppose au « Deal du siècle”, en dénonçant bruyamment l’envoi par le Caire d’un responsable à la conférence de Bahreïn où les Américains entendent bien présenter leur plan qui veut mettre fin au conflit israélo-palestinien (lire encadré page 32). Si Céline aujourd’hui affirme qu’il n’y a eu aucun signe avant-coureur, les autorités de Sissi eux ne l’ont pas vu du même oeil et ne laissent pas passer l’occasion. Le 5 juillet 2019, Ramy Shaath était arrêté et sa femme expulsée du territoire.
Une cellule de 25m2 avec treize autres détenus politiques
Depuis, le militant partage sa cellule de 25m2 avec treize autres détenus politiques. Un coin cuisine, des toilettes qui se confondent avec la douche et des punaises de lit. La jeune femme bataille sur tous les plans, qu’ils soient juridiques ou relèvent du simple confort de son époux rencontré en 2014. Une éternité pour Céline. “J’étais enseignante en histoire-géo dans une école française au Caire.” Aujourd’hui, il lui reste encore ses cours à distance de “Community Organizing” pour la faculté de Harvard. Elle parle des problèmes de santé de Ramy et de comment tout prend des proportions dramatiques.
“Ramy a des soucis de cholestérol, les hommes de sa famille ont fait des crises cardiaques. Cela a été un véritable bras de fer avec les Egyptiens pour qu’il puisse bénéficier d’une prise de sang et qu’ensuite on lui envoie les médicaments adéquats, bien évidemment pas fournis par l’administration pénitentiaire.” A force de croiser le fer, elle obtient également que la cellule soit désinfectée. “Aujourd’hui, il dort mieux et son moral est remonté, forcément.”
Face au “durcissement sans précédent de la répression qui s’exerce à l’égard de la société civile”, 66 députés français et européens ainsi que des personnalités culturelles du monde entier avaient signé une tribune parue dans Le Monde en février dernier et qui réclamait la libération de Ramy Shaath et “des défenseurs des droits humains injustement détenus en Egypte”. Rien n’a marché. Les autorités égyptiennes n’en ont même pas accusé réception.
Ramy a reçu jeudi la visite mensuelle à laquelle il a droit. Celle de sa fille et de sa soeur. Vingt minutes. “Il a voulu leur donner une lettre pour moi mais cela lui a été refusé.” La crise du Covid-19 n’a rien amélioré. Le militant n’a pas revu ses avocats depuis le 4 mars dernier. “Soi-disant à cause de l’épidémie alors qu’ils ont curieusement maintenu les visites familiales.” On sent que la détermination de la jeune femme est mise à l’épreuve. “Mon mari est un homme de principes, et il se bat pour cela.” Quitte à en payer le prix. Bientôt, on célèbrera Noël. “J’aimerais qu’il soit là,” souffle-t-elle.
Article original paru le 5 décembre sur jdd.fr, reproduit ici avec l’aimable autorisation de son auteure.
Lien vers la campagne #FreeRamyShaath : https://www.france-palestine.org/Appel-a-action-Liberation-immediate-de-Ramy-Shaath
Egypte-Israël : un partenariat solide
Par Gregory mauzé Jadis fer de lance de la lutte armée contre Israël, l’Égypte est désormais devenue un allié stratégique de poids de ce dernier. La rhétorique de soutien aux Palestiniens de ses dirigeants et le rôle d’intermédiaire qu’ils ont pu jouer sur la scène israélo-palestinienne n’effacent pas l’étroitesse du lien qui unit les deux voisins. Sur le temps long, Le Caire considère les bonnes relations avec Israël comme un passage obligé pour préserver l’aide économique (essentiellement militaire) de Washington. À cela s’ajoute l’intérêt partagé du régime du Maréchal Abdel Fattah Al-Sissi et d’Israël à dilapider l’héritage du mouvement démocratique de la place Tahrir de 2011 et celui de son prédécesseur Mohammed Morsi, renversé par l’armée en 2013. Durant son court règne, ce dernier avait en effet desserré l’étau du blocus de Gaza, dirigé par le Hamas issu, comme lui, des Frères musulmans, en rouvrant le terminal de Rafah. Dès son arrivée au pouvoir, Sissi s’était empressé de le refermer, dans la foulée d’une répression implacable de l’organisation et des mouvements propalestiniens. Depuis, les deux pays coopèrent de plus en plus activement en matière sécuritaire, notamment dans la lutte contre les groupes jihadistes dans le Sinaï. Cette collaboration est aujourd’hui « plus étroite que jamais », selon les termes de Sissi, que des officiels israéliens n’hésitent pas à qualifier de « dirigeant égyptien le plus pro-israélien de tous les temps ». Ce dernier n’a pas protesté outre mesure contre le plan d’annexion d’une partie de la Zone C par Israël, qui, pour sa part, se garde bien de souligner la répression impitoyable du régime contre ses opposants. Il n’est guère étonnant de constater que l’Égypte, qui a inauguré en 1979 l’idée de paix séparée avec Israël, voit d’un bon œil le processus de normalisation entre ce dernier et le monde arabe. Dernièrement, Sissi a ainsi été l’un des premiers à saluer l’établissement de relations diplomatiques entre Israël et le Maroc, obtenu en échange d’une reconnaissance par les États-Unis de sa souveraineté sur le territoire non autonome du Sahara Occidental. Comme tous les autres processus de normalisation avant elle, cette initiative du royaume chérifien s’est faite contre l’opinion majoritaire du pays. Selon un sondage du Centre arabe de recherche et d’études politiques (ACRPS), 88% des Marocains s’opposeraient en effet à celle-ci, de même que 85% des Égyptiens, quatre décennies après les accords de Camp David. Des chiffres qui laissent penser que l’actuelle dynamique de normalisation tournant le dos aux Palestiniens ne tiendra que tant que perdureront à la tête des États arabes concernés des régimes autoritaires aussi peu soucieux des droits humains que de l’opinion de leur population. |