
Pour comprendre les réactions exaspérées des Palestiniens quand Israël revendique comme “israélien” un produit de la culture palestinienne, il est intéressant de se replonger dans le processus politique qui construit l’équation “Israélien = Juif” et passe par la négation des Palestiniens et la dépossession de leur culture. Tentons d’y voir plus clair à travers ce dialogue imaginaire.
– Dis-moi, c’est quoi, Israël pour toi ?
– Drôle de question ! C’est un pays, un État.
– Et donc, tous ses habitants sont des Israéliens, n’est-ce pas ?
– Ben oui!
– Mais explique-moi alors pourquoi sur leur carte d’identité, il n’est pas marqué « israélien » ?
– C’est un peu compliqué. En fait, il n’y a pas de nationalité israélienne, il n’y a qu’une citoyenneté israélienne. Et dans les registres d’état civil, les citoyens israéliens sont classifiés en 134 groupes : juif, arabe, druze, circassien, russe, etc. Néanmoins, sur le passeport, il est indiqué : « nationalité : israélienne ».
– C’est pas contradictoire ?!
– Si. D’ailleurs, sur le site officiel de l’ambassade israélienne à Bruxelles, on trouve un document spécial pour renoncer à sa nationalité mais dans l’explication, on parle de renoncer à sa citoyenneté…
– Bizarre… Mais tu as dit qu’il y avait 134 groupes dans les registres d’état civil. Ils sont quand même tous égaux ?
– En principe, oui mais dans les faits, non. Surtout depuis la Loi fondamentale État-nation du peuple juif (2018) qui dit ceci : « L’État d’Israël est le foyer national du peuple juif, dans lequel il exerce son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination. » et cette loi précise : « Le droit d’exercer l’autodétermination nationale au sein de l’État d’Israël est exclusif au peuple juif. » En bref, si tu es citoyen israélien mais pas juif, tu es comme un étranger, un citoyen de seconde zone. Tu comprends ?
– Plus ou moins. Mais c’est pas un peu raciste ?
– Et comment !. Avraham Burg, qui est juif, israélien et a même été président de l’Organisation mondiale sioniste, le dit autrement : « « Ce qui définit Israël, désormais, c’est le seul monopole juif. Sans l’équilibre constitutionnel des droits et libertés. En vertu de cette loi, un citoyen d’Israël qui n’est pas juif est assigné à un statut inférieur. Comparable à celui qui a été assigné aux juifs pendant des générations. Ce qui fut odieux pour nous, nous l’infligeons maintenant à nos citoyens non juifs ». Il refuse d’appartenir à la « nation juive » car ce serait appartenir au groupe des maîtres. Il n’admet pas que, parce qu’on est juif en Israël, on soit supérieur aux autres citoyens israéliens. C’est pour cela qu’il a demandé à ne plus être classifié comme « juif » dans les registres d’état civil.
– C’est compliqué tout de même : Israélien/ juif, Israélien /non-juif, Israélien/Arabe…
– Attends ! Il y a mieux. Si tu es israélien et juif et que tu critiques la politique d’Israël, on te traite de mauvais juif, de « juif qui a la haine de soi ».
– Mais un citoyen a le droit de critiquer la politique de son pays, non ?
– En principe, mais si tu es israélien et que tu critiques Israël, tu deviens un mauvais Juif et l’establishment te met au ban de la société. Et c’est comme ça que, partout dans le monde, les Juifs sont traités de la même façon quand ils critiquent Israël. Quant aux non-Juif critiques, ils sont carrément taxés d’antisémites.
– Les Juifs belges aussi ?
– Oui. Israël, se proclamant le pays de tous les Juifs, prétend défendre tous les Juifs du monde et donc on ne peut pas le mettre en cause. D’ailleurs, le discours officiel fait continuellement référence au génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. En fait, c’est presque comme si, en critiquant Israël, on niait les millions de Juifs exterminés par les nazis, crime dont l’Europe porte une part de responsabilité.
– Quel embrouillamini ! Pour revenir aux non-Juifs en Israël, par exemple, si je suis Arabe – ce que toi tu appelles Palestinien israélien- et que je réalise un film, que je chante ou que j’écrive, je suis présenté comme quoi ? Israélien ?
– Bonne question ! Je ne sais pas si tu as vu le film israélien « Ajami » de Scandar Copti et Yaron Shani qui raconte une histoire de relations complexes entre Israéliens juifs et arabes à Jaffa (aujourd’hui une partie de Tel-Aviv). En 2009, au Festival de Cannes, il a reçu une mention spéciale dans la catégorie « Caméra d’or » et l’Oscar du meilleur film étranger en 2010. En Israël, on s’est félicité de ces prix. Néanmoins, Copti, qui est Israélien arabe (en langage clair, Palestinien d’Israël) a déclaré qu’il était sans doute citoyen d’Israël mais qu’il ne représentait pas Israël car ce pays ne le représentait pas. Comme il n’est pas Juif, il est citoyen de seconde catégorie et donc il ne veut pas que la reconnaissance internationale de son film l’oblige à être en quelque sorte un porte-parole d’Israël. Bien sûr, il a fait l’objet de critiques hargneuses. Tu imagines ? Tu es de la minorité palestinienne, tu reçois des fonds israéliens pour faire ton film et tu expliques pourquoi tu ne représentes pas Israël ! C’est mettre à mal toute la propagande israélienne (coexistence entre les communautés, pays démocratique ,etc.) au moment même où, avec le succès de ton film, tu es censé donner une belle image du pays.
– Si je comprends bien, si l’artiste réussit internationalement, le produit artistique est libellé israélien ?
– C’est à peu près ça. Je te raconte une autre histoire. La réalisatrice, Suha Arraf, née dans le village palestinien de Mi’liya aujourd’hui en Israël, a voulu présenter son film « Villa Touma » au Festival de Venise (2014) comme palestinien. Aussitôt les représentants israéliens sont montés aux barricades en arguant que le film avait été financé par l’Israel Film Fund et que, donc, soit il était israélien, soit la réalisatrice devait rembourser les fonds alloués. Finalement, par compromis, le film a été répertorié comme apatride. Au critique de cinéma israélien, Goel Pinto, qui soutient que, si elle accepte de l’argent d’un pays, elle est obligée de montrer sa gratitude en présentant son film comme israélien et en représentant Israël avec fierté, elle répond clairement. Primo, elle a le droit de définir son identité comme elle veut. Secundo, elle explique : « L’État d’Israël ne nous a jamais acceptés en tant que citoyens égaux en droits. Depuis la création de l’État, nous avons été marqués comme l’ennemi et traités avec discrimination raciale dans tous les domaines de la vie. Pourquoi, alors, suis-je censée représenter Israël avec fierté? En tant que cinéaste, est-ce que je deviens automatiquement une employée du département de diplomatie publique du ministère des Affaires étrangères? »
– C’est fort. Mais quelque chose m’échappe : les Palestiniens sont bien dans les registres d’état civil israéliens ; alors, pourquoi ça embête les autorités israéliennes ?
– C’est là que le bât blesse. Israël veut effacer les Palestiniens comme peuple vivant sur sa terre devenue Israël et, dans les registres, ils sont nommés « Arabes ». Voilà ce que dit Sameh Zoabi, un autre réalisateur palestinien d’Israël qui a réalisé « Tel Aviv on Fire », un film primé à de nombreuses reprises : « Ils nous appellent généralement des Arabes israéliens, mais si nous réussissons, nous devenons des Israéliens et si nous faisons quelque chose qui n’est pas bon, nous sommes soudainement Palestiniens. Voilà comment cela fonctionne. »
– Eh bien, je n’imaginais pas ça !
– Tu as encore beaucoup à apprendre. Des créateurs de mode israéliens utilisent la broderie palestinienne et prétendent que c’est israélien. Même le keffieh ! Tu imagines un keffieh appelé « sémitique » ? Et qu’en dit le designer ? « J’espère sincèrement que ce foulard servira de symbole de fierté juive, d’unité de but, galvanisant les Juifs de différents horizons et deviendra peut-être un symbole emblématique de notre avenir !! »
– Arrête !
– Je ne peux pas tout te dire. Cela peut paraître anodin mais même la cuisine palestinienne, Israël a voulu l’effacer. Tu imagines qu’Israël revendique la propriété du falafel, produit phare de la région du Levant, et qu’il est devenu avant tout un emblème de la cuisine israélienne?
Marianne Blume