Apartheid : l’embarras du « camp de la paix » israélien

La qualification d’apartheid pour désigner le régime d’oppression des Palestiniens fait désormais l’objet d’un consensus croissant au sein des organisations de défense des droits humains de par le monde. Une partie des pacifistes et opposants israéliens à la colonisation demeure toutefois rétive à y consentir.

Par Gregory Mauzé

« Nous avons de nombreux problèmes à résoudre. Mais entre ‘un pays à problèmes’, et définir Israël comme un État d’apartheid, il y a un grand écart. » Cette réaction au rapport publié le 1er février 2022 par Amnesty iInternational, qui accuse à son tour1 Israël de pratiquer l’apartheid, ne provient pas du chef de la diplomatie et Premier ministre par alternance Yaïr Lapid, mais de Issawi Frej, ministre arabe du parti Meretz (gauche sioniste). «L’apartheid est une notion qui vaut pour les citoyens du pays qui le pratique », a-t-il poursuivi, estimant de telles allégations incohérentes avec sa propre présence au gouvernement. Le procès en antisémitisme en moins, ces arguments évoquent fortement les classiques de la hasbara, la propagande israélienne, qui servent à rejeter en bloc des accusations de plus en plus fréquentes et solidement étayées.

Ce positionnement dun membre de l’aile de la coalition actuellement au pouvoir la plus sensible, en principe, au sort des Palestiniens ne saurait s’expliquer par la seule solidarité gouvernementale. Il est révélateur de la forte aversion que suscite le cadre analytique de l’apartheid pour décrire la réalité israélo-palestinienne au sein de ce que l’on nomme couramment le « camp de la paix » israélien. Si plusieurs personnalités et organisations israéliennes ont apporté leur soutien à Amnesty, d’autres réactions ont mis en évidence l’ampleur du fossé qui sépare toute une frange « progressiste » du pays du consensus qui se dessine de façon croissante sur la question chez les défenseurs des droits humains sur ce sujet.

Malaise à gauche

Au sein de la société civile, la plus significative est sans doute celle de la directrice de l’antenne israélienne d’Amnesty International, qui s’est dissociée du rapport 3 semaines après sa sortie. « Un coup de poing dans le ventre », a-t-elle commenté, « qui ne ferait pas avancer les choses et pourrait même les aggraver ». Ilan Rozenkier, le président de l’émanation française de l’organisation historique anti-occupation La Paix Maintenant, s’est quant à lui fendu d’un éditorial au vitriol contre un argumentaire jugé biaisé et injuste. Contactée, la maison-mère basée à Tel-Aviv précise ne pas être liée à cette prise de position, mais se refuse à tout autre commentaire sur un sujet manifestement polémique.

Ce malaise a de quoi interpeller, à la lumière des dynamiques récentes apparues dans le petit monde de la gauche israélienne. Alors que le « mot en A. » y a longtemps été tabou, la permanence de l’occupation et la dérive ethnocratique des années Netanyahou ont en effet vu fleurir les accusations d’apartheid hors des rangs antisionistes auxquels elles étaient jusque-là cantonnées. Le vote de la loi sur l’Etat-Nation du peuple juif de 2018, puis le projet d’annexion d’une partie de la Cisjordanie dans la foulée de la publication du « plan de paix » de Donald Trump y ont grandement contribué. « Jusqu’il y a un an, il n’y avait pas de discussion sur l’application de la catégorie d’apartheid à Israël. Aujourd’hui ; bien que cette dernière soit encore largement rejetée, la discussion est partout », note Eitan Bronstein de l’ONG israélienne De-Colonizer. Un débat inédit intitulé « de l’occupation à l’apartheid » avait même été coorganisé dans l’enceinte de la Knesset en juillet 2021 par les élus sioniste de gauche Mossi Raz et communiste Aida Touma-Sliman.

Menace sur le projet sioniste

Une partie de l’explication de la réaction au rapport d’Amnesty tient au fait que cette gauche n’est susceptible d’accepter, au mieux, que d’envisager la reconnaissance d’un apartheid sur le seul territoire occupé. « Historiquement, ce que l’on nomme le camp de la paix pense qu’Israël est une démocratie exemplaire, corrompue par l’excroissance que constitue l’occupation, laquelle doit donc être traitée séparément. » analyse Michel Warschawski, figure de l’antisionisme et cofondateur du Centre d’information alternative de Jérusalem. Dans cette perspective, les discriminations subies par les citoyens palestiniens d’Israël ne divergeraient pas fondamentalement de celles auxquelles sont confrontées les minorités ethniques dans les pays occidentaux. Ainsi, la colonisation, l’occupation et l’annexion sont-elles, au mieux, perçues comme la cause du système d’apartheid, quand elles en sont en réalité le symptôme.

Accuser Israël de pratiquer intégralement l’apartheid contribuerait dès lors à « effacer la Ligne verte » qui sépare son territoire de celui qu’il occupe, et « conforterait les défenseurs inconditionnels de la droite et de l’extrême droite » contre les partisans d’une solution à deux États. Une critique osée, quand on sait qu’une large majorité du personnel politique israélien considère que les colonies font définitivement partie du territoire national2, mais révélatrice d’un certain déni, selon le directeur de B’Tselem, Hagai El-Had. « La réalité ici, du Jourdain à la Méditerranée, est celle d’un État binational unique basé sur la domination raciale d’un groupe – les Juifs – au détriment de l’autre moitié de la population – les Palestiniens.»

Reconnaître que les politiques foncières, d’allocation des ressources ou démographiques3 en Israël répondent à la même logique de suprématie raciale à l’oeuvre en territoire occupé remettrait par conséquent en cause le récit sioniste auquel le camp de la paix historique reste attaché. Cela forcerait à un travail d’introspection collectif qui dépasserait la seule question de la lutte contre l’occupation, mais poserait celle de la colonisation, de la dépossession et de l’évincement des Palestiniens du territoire devenu Israël. « Comme l’ensemble de la société, une part du public progressiste israélien n’est pas prête à faire la véritable révolution qu’ont dû faire les Afrikaners pour se débarrasser des structures de l’apartheid. », ajoute Michel Warschawski.

Frein ou condition aux « convergences judéo-arabes » ?

L’autre raison de ce scepticisme à l’égard de lassociation dIsraël à la pratique de l’apartheid est d’ordre stratégique. Sans la rejeter à proprement parler (du moins pour ce qui concerne le territoire occupé), certains l’estiment peu opérante politiquement. C’est notamment le point de vue défendu par Standing Together, organisation qui promeut un partenariat judéo-arabe en Israël. « La tentation d’aller vers un vocabulaire plus radical est bien compréhensible vu la dégradation du rapport de force. Encore faut-il que ce soit utile. » nous explique son fondateur et directeur national Alon-Lee Green. S’il déclare respecter le travail de ceux qui mobilisent le concept, il doute de son efficacité pour des associations de terrain cherchant à faire évoluer les mentalités juives israéliennes. « Notre objectif est de construire une masse critique susceptible d’apporter l’égalité partout et la fin de l’occupation. Dans ces conditions, comment un terme aussi connoté négativement peut-il aider à forger des luttes communes sur base des intérêts des deux groupes, au-delà des cercles traditionnels de solidarité avec la Palestine qui, aussi utiles soient-ils, ne seront jamais majoritaires ?» Des propos qui font écho à ceux de la directrice d’Amnesty Israël, qui reprochait au rapport de l’organisation faîtière de négliger un contexte local marqué par l’affrontement entre les « forces humanistes et nationalistes ». Ils évoquent également certaines justifications avancées par Mansour Abbas, artisan de la participation inédite de Ra’am, son parti islamiste, à lactuel gouvernement israélien, pour appuyer son refus d’utiliser le terme, à savoir sa volonté de privilégier « ce qui est utile » aux débats sémantiques.

Chez B’Tselem, l’argument ne convainc guère. « La tentation d’utiliser des termes doux, censés être plus digestes pour le public, existe depuis des décennies… Avec quel succès ? » interroge Hagai El-Had. «La lutte pour la justice et légalité ne peut pas être fondée sur le mensonge selon lequel Israël est « juif et démocratique » – le terme généralement utilisé pour essayer de définir l’État pour les publics progressistes. » Du reste, prétexter des considérations tactiques pour ne pas recourir à la qualification d’apartheid pose la question des rapports asymétriques entre dominants et dominés. « L’argument sur le caractère stratégique de l’usage du cadre de l’apartheid a longtemps été discuté par les Palestiniens qui travaillent dans des groupes de plaidoyer en Palestine historique », note Rania Muhareb, doctorante au Centre irlandais des droits humains. «Depuis des années, les Palestiniens ont été forcés pour des raisons prétendument pragmatiques à utiliser des cadres fragmentés qui ne reflétaient pas notre expérience collective sur le terrain dans les réunions de plaidoyer avec les diplomates, donateurs, et à l’ONU. C’est problématique, car c’est une façon de limiter ce que les Palestiniens peuvent dire. »

S’il est difficile d’évaluer concrètement l’importance que revêt cette analyse pour « la rue » palestinienne, elle ne semble pas concerner uniquement sa seule intelligentsia militante. Selon un sondage conduit par B’tselem en avril 2021, 41 % des citoyens palestiniens d’Israël estimaient la notion pertinente pour qualifier la situation israélo-palestinienne, contre 14 % d’un avis opposé4. Si l’auto-identification comme Palestinien d’Israël tend globalement à baisser au profit de celle d’Arabe israélien, les soulèvements d’avril-mai 2021 ont montré que le lien entre l’oppression vécue en Israël et dans le territoire occupé depuis 1967 restait prégnant. Il est également significatif que l’un des trois membres d’origine palestinienne sur les dix que compte Amnesty Israël se soit dissocié des critiques de sa directrice, louant le fait que le rapport considère les Palestiniens des deux côtés de la ligne verte comme « un seul collectif ».

Impact au-delà des frontières

Bien que peu de Palestiniens et de leurs soutiens misent encore sur un changement des mentalités par elles-mêmes en Israël, les conséquences du plafond de verre auquel se heurte pour l’heure la diffusion de la notion dapartheid dépassent les frontières nationales. Les états d’âme du « camp de la paix » constituent en effet un point d’appui mobilisé par la propagande israélienne pour balayer jusqu’aux analyses juridiques les plus étayées. Par ailleurs, des organisations palestiniennes actives en Israël pourraient se sentir contraintes dans leur usage du concept, qu’elles ont pourtant été les premières à théoriser. Une association de référence pour la défense de la minorité palestinienne en Israël comme Adalah est par exemple restée plus prudente que le mouvement de solidarité avec les Palestiniens à létranger, notamment à l’occasion de la sortie du rapport d’Amnesty. Comme La Paix Maintenant, l’ONG décline nos demandes de clarification, en précisant « ne pas souhaiter faire de commentaire sur cette question pour le moment. »

Ces atermoiements, outre leurs conséquences sur l’acceptation globale du concept par les sociétés et gouvernements étrangers, pourraient se répercuter sur la scène diplomatique internationale. Le 27 mai dernier, le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU a en effet institué une commission d’enquête permanente sur le traitement des Palestiniens par Israël, dont les premières conclusions sont attendues en juin. Celle-ci est, entre autres, chargée d’identifier « toutes les causes sous-jacentes des tensions récurrentes, de l’instabilité et de la prolongation des conflits ». Instrument juridique le plus puissant à la disposition du Conseil, elle est actuellement ouverte à toutes les contributions individuelles et d’organisations.

« Il importe à cette occasion que tous les Palestiniens, y compris ceux de 1948, fassent entendre sans aucune ambiguïté leur propre analyse de l’apartheid, mais aussi de la colonisation de peuplement sioniste comme les causes profondes de leur oppression. » juge Rania Muhareb. « Cela devrait mener la commission d’enquête à comprendre que le régime d’apartheid israélien n’a pas commencé avec l’occupation depuis 1967, mais avec la création d’Israël en 1948. » Une reconnaissance sans doute insuffisante à conduire les États à se plier à leur obligation de contribuer à mettre fin à ces pratiques comme le leur impose le droit international, mais qui les rapprocherait à tout le moins du bon diagnostic.

1 Après Yesh Din en juillet 2020, B’Tselem en janvier 2021, Human Rights Watch en avril 2021 et de nombreuses associations palestiniennes avant elles.

2Comme l’ont par exemple illustré les réactions au choix de Ben&Jerry de vouloir se retirer des colonies israéliennes. 90 députés sur 120 avaient alors signés une lettre condamnant cette décision comme un boycott « des villes et villages d’Israël ».

3 Illustrées récemment par la prolongation de l’interdiction du regroupement familial aux familles palestiniennes, officiellement pour des raisons sécuritaires, mais justifiée par la ministre Ayelet Shaked par l’objectif d’ « éviter un droit au retour déguisé ».

4 Contre respectivement 25 % et 75 % pour les juifs israéliens et 77 % et et 21 % pour les Palestiniens du territoire occupé (Gaza, Jérusalem-Est et Cisjordanie), pour un total de 45 % et 50 % sur l’ensemble de la Palestine historique.

 illustration : Israël: Amnesty parle d’«apartheid» © Chappatte dans Le Temps, Suisse

www.chappatte.com. Dessin reproduit avec l’aimable autorisation de son auteur.

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