
Interview de Sahar Francis.
Citoyenne israélienne résidant à Ramallah, Sahar Francis est directrice de l’association de défense des prisonniers palestiniens Addameer depuis 2005. Elle se trouve par conséquent aux premières loges pour prendre acte de la répression accrue des mouvements de défense des droits humains par le gouvernement israélien. De passage à Bruxelles, elle nous livre son analyse de la détérioration de la situation sur le terrain.
Sur le temps long, assiste-t-on à une dégradation de la situation des prisonniers palestiniens détenus par Israël?
Oui, c’est évident. Depuis la grève de la faim victorieuse de 2012 lancée par les détenus palestiniens afin d’obtenir de meilleures conditions de détention, il y a eu un retour de bâton d’ampleur, en particulier depuis 2014. Le gouvernement israélien prétendait alors que les prisonniers vivaient dans des hôtels cinq étoiles, et que ça devait cesser… Le ministre de la Défense intérieure Guilad Erdan a alors réuni un comité spécial pour mettre fin aux prétendus privilèges des Palestiniens auxquels il fallait mettre fin. On a alors dû faire face à des restrictions quotidiennes dans l’accès à la santé, à l’éducation, aux visites familiales… L’usage de la détention administrative [NDLR : procédure permettant aux tribunaux militaires israéliens d’interner sans procès ni inculpation des Palestiniens pour une durée de six mois renouvelable indéfiniment] et de la torture se perpétuent, les arrestations d’enfants continuent malgré les protestations des organisations de défense des droits humains et des droits de l’enfant. Ces dernières années, cinq personnes sont décédées du fait de négligences dans l’accès aux soins.
Tout cela entraîne naturellement des résistances. Ainsi, des prisonnières se sont enfermées dans leurs cellules durant deux mois. De nouvelles grèves de la faim ont été menées en 2017 et 2019. Quelques victoires ont alors été obtenues, comme l’autorisation d’user de téléphones publics (qui n’ont jamais été disponibles depuis 1967 et le début de l’occupation). Mais depuis leur annonce, ces mesures n’ont toujours pas été mises en œuvre.
On parle beaucoup d’un regain de la répression contre les mouvements sociaux (pro-)palestiniens. De quelle manière cela se manifeste-t-il pour Addameer ?
Addameer est particulièrement ciblée par les attaques contre la société civile. La dernière a eu lieu il y a cinq mois. Ils ont pris des ordinateurs, des enregistrements des caméras de sécurité, des dossiers… C’est la troisième fois depuis 2002. Mon collègue Ayman Nasser, coordonnateur du service juridique, est placé en détention administrative depuis septembre 2018. Dans d’autres cas, nos collaborateurs sont bannis du pays, arrêtés, menacés de mort…
Il y a également beaucoup de désinformation sur notre travail. Nous serions affiliés à des partis politiques ou à des groupes terroristes…c’est complètement faux, mais cela dissuade de plus en plus de donateurs et partenaires à l’étranger et en Israël. Cette propagande est devenue de plus en plus préoccupante ces dernières années, notamment contre ceux qui travaillent à ce qu’Israël rende des comptes pour ses crimes, et en particulier ceux qui sont impliqués dans les actions au niveau de la Cour internationale de justice ou dans le BDS.
Nous ne sommes jamais informés des raisons des perquisitions, et ils ne nous présentent jamais de documents légaux, si ce n’est pour nous informer de ce qu’ils ont saisi. Aucune plainte n’aboutit jamais. C’est pourquoi nous concentrons nos efforts sur la sensibilisation hors de nos frontières. Nous pensons que la communauté internationale doit réagir, car Israël viole ses propres engagements internationaux en matière de droits fondamentaux.
Hormis les grèves de la faim, y a-t-il d’autres manières de protester ?
Les grèves de la faim sont surtout utilisées par les détenus administratifs, car ils ne disposent d’aucun moyen légal pour défendre leurs droits. Leurs conditions de détention sont extrêmement pénibles. C’est pourquoi ils y répondent par cette méthode extrême, qui, en fin de compte, met en danger leur propre vie ! C’est la seule manière de résister qui leur reste.
Il arrive aussi à des prisonniers de boycotter les procédures judiciaires de comparution pour la détention administrative. Mais ça a eu peu d’effets, car les tribunaux militaires confirment les jugements même en l’absence des prévenus. Leurs options sont donc vraiment limitées.
C’est pourquoi Addameer appelle à une campagne de pressions à l’échelle internationale. En effet, 25 ans après notre création, nous voyons bien qu’agir au sein du système légal israélien est inutile… Il n’y a aucun moyen de garantir une vraie justice à des détenus qui sont arrêtés et jugés sur la base d’informations secrètes, ce qui, en fait, revient à permettre de justifier n’importe quoi.
Justement, comment évaluez-vous le soutien apporté à la cause des prisonniers par les chancelleries occidentales ?
L’attention aux prisonniers palestiniens dépend beaucoup du contexte. Lors de la grève de la faim de 2012, il y avait davantage de prises de position de la part du Parlement européen, des ministères des Affaires étrangères, etc. Désormais, on voit que la question ne mobilise plus beaucoup le monde politique européen, à l’inverse des organisations de la société civile.
Je pense que c’est également lié au fait qu’il y a beaucoup d’autres abus de pouvoir qui ont lieu quotidiennement, comme les destructions de maisons, les confiscations de terres, le vol des ressources, la situation humanitaire de Gaza… Toutes ces violations massives nécessitent, elles aussi l’attention internationale, ce qui rend difficile de maintenir la focale sur les prisonniers.
La communauté internationale semble essentiellement appréhender cette question sous l’angle humanitaire…
Le lobby israélien parvient à éluder ses violations massives des droits humains en se servant des questions sécuritaires et de terrorisme comme alibi. Malheureusement, c’est très efficace dans le contexte actuel. On se limite dès lors à l’aspect procédural et juridique. On ne pose pas la question principielle : une armée d’occupation a-t-elle le droit ou non de poursuivre des Palestiniens devant une justice militaire de manière systématique ? La question n’est pas posée du tout au sein des instances internationales et européennes.
Or il est crucial pour les États tiers d’agir. Le droit international n’a pas de dents, pas d’outils pour se faire respecter. Nous dépendons toujours de la seule volonté politique des États d’intervenir ou non.
Quel regard jetez-vous sur la coopération sécuritaire entre l’armée d’occupation et l’Autorité palestinienne (AP) ?
Cette situation est très préoccupante. On ne peut évidemment comparer les forces de sécurité de l’AP à celles de l’armée d’occupation israélienne, mais en dernière instance, cette collaboration revient à protéger les intérêts sécuritaires israéliens et non la population palestinienne. Nous représentons aussi les prisonniers détenus par l’AP, laquelle pratique également la torture. Transmettre à l’armée israélienne des informations obtenues illégalement, ce qu’elle fait, est également une violation de la législation internationale. L’occupant bénéficie énormément de cette coordination sécuritaire. Des détenus libérés par l’AP peuvent être arrêtés immédiatement par Israël, et vice-versa…
Face à ce sombre tableau, aucun changement significatif ne semble se profiler pour les prisonniers palestiniens…
Je serai plus optimiste que vous, et je me dis qu’un jour, nous parviendrons à mette Israël face à ses responsabilités au niveau international. Je crois que c’est la seule façon de l’obliger à rendre des comptes. Il ne s’agit pas tant de mettre encore et toujours plus d’efforts pour améliorer la situation des prisonniers que de réclamer leur libération et la fin de l’occupation. Comme pour d’autres situations d’injustice dans le monde, c’est tout le régime carcéral militaire d’occupation qui devrait être démantelé, et non amélioré !
Propos recueillis par Gregory Mauzé