
Article Publié en version réduite dans le Magazine ” Palestine” N°73
Le 2 novembre 1917, le ministre des Affaires étrangères britannique, Arthur J. Balfour, adresse une «lettre d’intention» à Lord Lionel Rothschild. Député conservateur, banquier et sioniste militant, Rothschild est aussi un ami de Haïm Weizmann, leader de la branche britannique de l’Organisation sioniste mondiale (OSM), et futur premier président de l’Etat d’Israël. Apparemment le véritable destinataire de la missive.
Que disait cette lettre ?
«Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un Foyer National pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant bien entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des collectivités non-juives ou aux droits ou aux statuts politiques dont les Juifs jouissent dans tout autre pays».
D’emblée, diverses remarques s’imposent quant aux termes utilisés. Ainsi, les termes «foyer national en Palestine» témoignent de la prudence du gouvernement britannique – qu’à sa suite, le mouvement sioniste fera sienne – quant à un engagement clair au sujet d’un Etat juif et de son étendue. Notons aussi que par «collectivités non-juives», Balfour désignait – par la négative – quelque 700.000 Arabes palestiniens, musulmans et chrétiens[1], vivant à l’époque en Palestine. Enfin, l’assurance que «rien ne sera fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des collectivités non-juives» ne dit mot quant aux droits politiques des Palestiniens.
Rappelons pour commencer, avec l’historien du sionisme Walter Laqueur[2], que jusqu’à la fin 1917, la cause du sionisme avait «marqué le pas» en Angleterre. Les libéraux britanniques étaient hostiles à toute nouvelle expansion de l’Empire et le libéral Herbert Henry Asquith, 1er ministre du cabinet précédant celui où siégeait Lord Balfour, «ne voyait dans les aspirations sionistes qu’un rêve assez extravagant et dans les suggestions selon lesquelles la Grande-Bretagne devait prendre le contrôle de la Palestine qu’une invitation à accepter un surcroît inutile et peu souhaitable de responsabilités impériales». Plus: à l’époque, même ceux qui, au Foreign Office ou au War Office, soupesaient les avantages stratégiques d’une présence britannique en Palestine, dissociaient complètement ceux-ci du sionisme.
Antisionisme… juif
Le texte de la Déclaration est également révélateur des tensions que suscitait à l’époque le mouvement sioniste au sein de communautés juives confrontées à une arrivée massive de réfugiés juifs fuyant les pogroms en Russie tsariste. Au tournant du siècle, quelque 2,5 millions de juifs fuirent la misère et les pogroms. Principalement à destination des Etats-Unis, certes, mais près de 150.000 s’installèrent en Angleterre, ce qui provoqua en 1902 et 1903 des vagues de violence antisémite. L’establishment juif britannique, rappelle Arno Mayer, craignait que cet afflux ne provoque une recrudescence de la judéophobie. Ainsi, «la communauté anglo-juive bien établie soutint des lois qui limiteraient l’immigration en provenance d’Europe orientale […] tout en mettant sur pied des organisations caritatives»[3]. Et il est piquant de constater que ses sympathies pour le sionisme n’empêchèrent pas Balfour lui –même d’édicter, en 1905 en tant que 1er ministre, des mesures anti-immigration (l’Aliens Act) visant les Ostjuden.
Ainsi, à Londres, les projets de Weizmann et de Rothschild étaient combattus jusqu’au sein du Cabinet par des représentants de la «bonne société» juive britannique, en particulier par Lord Edwin Samuel Montagu (1879-1924), Secrétaire d’État à l’Inde.
A l’époque, ces juifs antisionistes dénonçaient une doctrine «qui aurait pour effet de transformer les Juifs en étrangers dans leur pays natal [et qui] mettrait les Juifs en péril dans tous les pays où ils avaient obtenu l’égalité». Mais ils rejetaient aussi à «la théorie sioniste d’une nationalité [juive] sans patrie». Le Conjoint Committee expression de cet establishment, considérait que le sionisme «n’apportait aucune solution à la question juive là où elle se posait» et, plus encore, craignait que «la création d’un État juif en Palestine ne nuisît inévitablement à la situation des Juifs de la diaspora et ne mette en péril les droits qu’ils avaient acquis»[4]. Ainsi, Lord Montagu, estimait que «l’existence d’un État juif soulèverait des doutes au sujet de la fidélité des juifs de la diaspora à leurs pays, et créerait une pression forçant les juifs à émigrer en Palestine contre leur volonté».
«L’Europe de l’Ouest, jugent Catherine Kaminski et Simon Kruk, tournée vers l’accès à l’égalité des Juifs, vers les droits d’émancipation, l’espoir de l’assimilation au reste de la population, connaissait des réactions hostiles pour la plupart des cas au sionisme». L’on sait peu que le congrès fondateur de l’OSM s’était tenu à Bâle (1897) plutôt qu’à Munich, comme Herzl l’avait désiré. Et cela du fait de «la vive opposition de la communauté juive munichoise au sionisme [qui] avait envoyé force pétitions à la municipalité pour empêcher la tenue d’un tel congrès dans la ville»[5]…
C’est donc un compromis sémantique qui présida à l’énoncé de la Déclaration: «l’établissement de la Palestine comme foyer national des juifs» fut changé en «l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif». Notons le «en Palestine»: il permettra à Londres de réfréner le ambitions sionistes dites «maximalistes» qui guignaient aussi la rive est du Jourdain.
Un «Etat pour les juifs»: une «affaire européenne»
Certes, c’est en Grande-Bretagne que s’était affirmé dès la première moitié du XIXe siècle un «sionisme chrétien», fondé à la fois sur les «prévisions» de Saint-Paul et sur les visées impériales britanniques. L’on sait que pour l’Apôtre, la Rédemption ne se produirait que lorsque tous les juifs seraient rassemblés en Palestine, mais… pour s’y convertir au christianisme. L’on sait aussi que, dès 1838, Lord Shaftesbury, dirigeant évangélique britannique, avait suggéré aux autorités anglaises un établissement juif en Palestine sous la garantie des Puissances. C’est à lui que l’on doit l’expression «une terre sans peuple pour un peuple sans terre» que reprendra Theodor Herzl.
Très présent au sein des élites victoriennes et des milieux littéraires romantiques britanniques, ce sionisme chrétien eu un écho en France[6]. Il est toutefois resté plus vivace dans les pays protestants[7]. Et reste aujourd’hui très actif dans les milieux évangéliques étasuniens.
Posons la question: la thèse d’un «droit-au-retour-après-2000-ans-d’absence» des Juifs éparpillés de par le monde aurait-elle été audible – et rencontré un tel succès – ailleurs que dans une aire de civilisation judéo-chrétienne?
Mais il y a plus: Michel Korinman[8] nous met en garde contre «la tendance, prédominante chez certains historiens, à mettre en relief les apports de Haïm Weizmann». Et à trop se focaliser sur la Déclaration Balfour. Lord Montagu, nous dit Laqueur[9], percevait les militants sionistes comme des… agents de l’Allemagne. Il ne faudrait en effet pas perdre de vue combien, jusqu’à la Déclaration Balfour précisément, le sionisme s’inscrivait plutôt dans une «géopolitique allemande». Il existait, rappelle Korinman, «une réelle convergence d’intérêts entre juifs [sionistes] et Allemands dès le début du [XXe] siècle». Ce n’est pas un hasard, observe-t-il, si c’est à Cologne que s’était établi en 1905-1906 le bureau central de l’OSM. De même, rappelle Laqueur[10], malgré une proposition de Weizmann de le transférer aux Pays-Bas neutres, le siège de l’Exécutif sioniste resta à Berlin tout au long de la guerre. C’est après la Déclaration Balfour, que Londres devint le centre du mouvement sioniste mondial.
Dès le 1er congrès de Bâle, rappelle aussi Korinman, l’on parlait allemand dans les réunions sionistes, «l’hébreu ne vint que plus tard». Et Theodor Herzl, journaliste viennois, «préconisait l’usage de sa langue dans la ‘Palestine’ à venir». Au demeurant, «les deux rencontres entre Herzl et Guillaume II furent un franc succès. Les dirigeants autrichiens, par ailleurs, estimaient fort Herzl».
Similitude frappante avec le discours tenu outre-Manche aux autorités par les dirigeants sionistes, le Hilfsverein der Deutschen Juden[11] avait souligné dès 1902 que «l’établissement d’un foyer juif en ‘Palestine’ apporterait une solution à toute une série de problèmes communs au Reich et aux juifs: l’antisémitisme allemand en serait atténué, l’immigration de juifs russes [polonais] en Allemagne difficilement assimilables [et] peu souhaitée par les juifs allemands eux-mêmes, serait freinée [et] l’enracinement définitif d’un foyer germanophile dans une région qui intéressait au plus haut point le Reich enrichirait géopolitiquement l’Allemagne»[12]… Certes, le Reich souhaitait une germanisation de la Palestine par le biais des implantations juives yiddishophones, mais il se heurta au milieu jeune-turc qui refusait absolument l’idée d’une Palestine juive. Korinman, comme Laqueur, montrent aussi comment – et bien que l’Exécutif sioniste se soit déclaré neutre en décembre 1914 à Copenhague – «les dirigeants sionistes de toute l’Europe, à l’exception naturellement de ceux de Russie, jugèrent de leur devoir de soutenir de leur mieux leurs patries respectives»[13], Weizmann ne respectant pas plus cette neutralité que ne le firent les sionistes allemands[14]. Et, inversement, tant les gouvernements centraux que l’Angleterre «courtisaient» les différentes branches du mouvement sioniste, y compris les communautés juives américaines.
Enfin, fait également peu connu, le 4 juin 1917, une lettre du secrétaire-général du ministère des Affaires étrangères français, Jules Cambon, au leader sioniste Nahum Sokolow, exprimait le soutien officiel de Paris au projet sioniste. De fait, la Déclaration Cambon précipita la Déclaration Balfour[15]. L’Entente franco-anglaise – scellée en 1904 et à la conclusion de laquelle Lord Balfour avait d’ailleurs participé – n’était en effet pas si «cordiale» qu’on voulait bien la présenter…
Pourquoi la Déclaration Balfour ?
La question des motivations du gouvernement britannique à proclamer son appui au projet sioniste a suscité diverses réponses. Toutes ne sont pas convaincantes.
Tout d’abord, ce que nous dit Korinman sur le patriotisme des communautés juives des différents pays belligérants et la rivalité déployée par les différents gouvernements européens en vue de séduire leurs mouvements sionistes devraient relativiser la thèse, parfois avancée, selon laquelle il s’agissait de pousser les Juifs allemands et austro-hongrois à se détacher de leurs gouvernements. Ensuite, invoquée de façon plus récurrente, l’idée de freiner la radicalisation de la révolution russe, dont plusieurs dirigeants étaient d’origine juive, et d’empêcher la défection de la Russie sur le front européen oriental, a plus que probablement joué dans les considérations britanniques. Ces attentes, probablement dues aux idées déjà courantes à l’époque – et dont jouaient d’ailleurs les responsables sionistes – sur le «pouvoir occulte» des juifs, n’en paraissent pas moins peu réalistes. En effet, les bolcheviks rejetaient le sionisme qui «détournait les travailleurs juifs de la lutte sociale aux côtés de leurs camarades non-juifs». Et l’on sait aussi que l’une des raisons de la radicalisation croissante de l’opinion russe après la révolution de février fut précisément le refus de rester dans la guerre…
En 1930, Winston Churchill rappellera[16] , afin de souligner le côté «pragmatique» de la Déclaration, que le mouvement sioniste «n’était nulle part plus visible qu’aux États-Unis [et que] «ses talentueux dirigeants et ses nombreuses ramifications» exerçaient une «influence appréciable» sur l’opinion américaine. On retrouve ici le franc-parler – et le cynisme – de Churchill. L’on peut sans doute aussi déceler chez lui quelques fantasmes sur ces «nombreuses ramifications»… Il reste que le Vieux Lion rejoint Laqueur[17] pour qui, à l’époque, «seul le poids incontestable que le mouvement sioniste avait acquis chez l’allié américain retenait l’attention britannique». Nombre d’auteurs attestent, en effet, d’une montée en puissance du mouvement sioniste aux Etats-Unis pendant la Grande guerre. De 5000 membres en 1914, nous dit Picaudou[18], ses effectifs auraient atteint les 150.000 membres en 1918[19]. Du fait e. a. de Louis Brandeis, le premier juif à devenir juge à la Cour suprême et proche du président Thomas Woodrow Wilson. Et dont le prestige, poursuit Laqueur, était «utilisé à fond» par les dirigeants sionistes de Grande-Bretagne, comme Weizmann, dans leurs tractations avec un Cabinet britannique soucieux d’amener les Etats-Unis dans la guerre.
L’on connaît la boutade juive: «un sioniste est un juif américain qui envoie de l’argent à un juif britannique pour envoyer un juif polonais en Palestine»…
Séduire Wilson ?
Il peut sembler curieux d’expliquer la Déclaration par le dessein de précipiter l’entrée en guerre des Etats-Unis. En effet, cette entrée en guerre avait déjà eu lieu le 6 avril 1917, sept mois avant la lettre à Lord Rothschild…
Il n’en est pas moins que Lord Balfour avait dirigé cette même année la mission britannique envoyée aux Etats-Unis pour en obtenir un appui aux Alliés. Et que l’OSM avait approché le Foreign Office, se prévalant d’une capacité d’influence – au demeurant «gonflée» – auprès des autorités étasuniennes pour pousser celles-ci à l’entrée en guerre au cas où les Britanniques lui garantirait la Palestine. Cependant, rappelle Laqueur[20], aux États-Unis, «les masses juives» étaient antirusses». Et pour cause… Et la majorité des juifs étasuniens se félicitaient donc des défaites russes face à Berlin et Vienne. Il fallut attendre 1916-1917 pour qu’une évolution se fasse sentir: ce fut avec la guerre sous-marine à outrance menée par les Allemands à partir du début de 1917, le Télégramme Zimmerman du 16 janvier 1917[21] et le torpillage du Vigilentia, le 6 avril, que les esprits évoluèrent nettement en faveur de l’Entente. Last but not least, l’égalité des droits octroyée aux juifs de Russie par la révolution de février 1917 priva les juifs américains de l’essentiel de ce qui motivait leur pacifisme et leur isolationnisme…
Il convient donc de ne pas antidater le soutien que les Etats-Unis ont porté au mouvement sioniste. De même d’ailleurs que celui, de plus en plus «inconditionnel», témoigné ensuite à l’Etat d’Israël à partir des années 1960[22].
Posons la question: y avait-il, en 1917, une politique étasunienne v. à v. du mouvement sioniste?
Laqueur rappelle qu’en septembre 1917 – deux mois avant la Déclaration – les Britanniques avaient «sondé» Wilson au sujet d’une déclaration favorable au projet sioniste. Et le refus de ce dernier avait, nous dit l’historien, été «une douche froide pour le sionistes». Plus: l’année d’après, Wilson présenta ses Quatorze points dans lesquels il dénonçait la diplomatie secrète de ses alliés européens – les accords dits Sykes-Picot – et se prononçait pour l’autodétermination des peuples du Moyen-Orient. Enfin, lorsque les désaccords franco-britanniques au sujet de la Syrie devinrent manifestes à la Conférence de la Paix, le président proposa la mise sur pied d’une commission d’enquête – la Commission King-Crane – chargée sous l’égide de la Société des Nations (SdN) de recueillir l’avis des populations locales. Commission à laquelle Paris et Londres refusèrent de participer et dont les conclusions allèrent totalement à l’encontre des aspirations sionistes. Son rapport mit en effet en garde quant à l’objectif d’un État juif et d’une immigration juive illimitée face à des sentiments antisionistes «intenses» en Syrie et en Palestine. Jugeant que l’imposition de la Déclaration serait «une violation flagrante du principe [d’autodétermination] et des droits de la population»[23], il préconisait par ailleurs le maintien de l’unité de l’ensemble «grand-syrien» et insistait sur la nécessité d’y établir une puissance mandataire unique…
Plus, avec le rejet de la SdN par le Congrès, leur refus de ratifier le traité de Versailles (1919) et le retour à l’isolationnisme et à l’«America First!», les États-Unis ne reviendront au Moyen-Orient, nous disent Alain Gresh et Dominique Vidal[24], qu’à la fin des années 1920, dans le sillage de leurs compagnies pétrolières. Et, jusqu’à la veille du second conflit mondial, leur préoccupation pour la Palestine et le conflit qui y couvait sera d’autant moins grande que, pendant toutes ces années qui suivirent la Déclaration Balfour, le mouvement sioniste se vit profondément divisé entre sionisme européen et nord-américain. En 1921, Weizmann démettra Brandeis de ses fonctions de président de l’Organisation sioniste américaine. Brandeis, en bon Américain et fidèle aux principes du libéralisme, rejetait en effet toute tutelle d’une OSM «posant les Juifs en nationaux différents des autres», […] ne voulait entendre parler que d’investissements rentables» en matière de colonisation en Palestine et voulait façonner «un Yishouv[25] urbain et industriel». Ceci alors que le sionisme européen prônait, par souci de contrôler la terre, un Yishouv agricole. Désavoué par l’OSM, le sionisme américain, lui-même déchiré, réduira drastiquement sa contribution financière à la «centrale» sioniste[26].
En fait, début novembre 1917 – au moment de la Déclaration Balfour – c’est bien la France qui était au centre des préoccupations de Londres.
Une barrière pour Suez
En 1915 déjà, Sir Herbert Samuel, cousin pro-sioniste de Lord Montagu, déclarait lors d’une réunion du Cabinet: «l’établissement d’une grande puissance européenne [la France] si près du canal de Suez serait une permanente et formidable menace pour les lignes de communications essentielles de l’Empire». Est-ce cette clairvoyance qui en fera le premier Haut-Commissaire britannique de la Palestine mandataire? Face à la France, Londres bénéficiera du soutien du mouvement sioniste. Dès 1914, Haïm Weizmann ne faisait-il pas valoir aux Anglais que «si la Palestine tombe dans la sphère de l’influence britannique et si la Grande-Bretagne [y] encourage l’établissement des Juifs, en tant que dépendance britannique, nous pourrons avoir d’ici vingt-cinq ou trente ans un million de Juifs ou davantage ; ils […] formeront une garde effective pour le canal de Suez» ?
L’on sait aussi, que, dès la victoire des Alliés, les tractations au sujet du Proche-Orient arabe se limiteront rapidement à un dialogue-affrontement entre Français et Britanniques et à la seule question des territoires «syriens». L’avenir de la «Syrie» constituait en effet la pierre d’achoppement de discussions qui portaient essentiellement sur les limites du territoire revendiqué par la France: quelle frontière entre les zones d’influence française et britannique? Quelle frontière entre le Liban et la Palestine?
Pour ce qui est de la Palestine – fin 1918, Paris avait renoncé à la Galilée -, on renoncera bientôt à l’internationalisation au profit d’un mandat britannique incluant la Transjordanie. La Conférence de San Remo (19-26 avril 1920) entérinera la création de Mandats: la France au Liban et en Syrie, la Grande-Bretagne en Irak et en Palestine, Transjordanie inclue. Et, par conséquent, la trahison des promesses faites aux alliés arabes. Décisions qu’entérinera le traité de Sèvres (10 août 1920).
Mais il y a plus: Sèvres confiera aux Britanniques, parmi leurs autres tâches mandataires, celle d’œuvrer à l’établissement d’un «foyer national» pour les Juifs en Palestine. Ce sera là une première consécration de la Déclaration Balfour à laquelle s’ajoutera, celle de la Société des Nations qui votera, en juillet 1922, les dispositions de Sèvres.
Rashid Khalidi[27] nous a montré en quoi le Mandat britannique en Palestine formera une «cage de fer» pour les aspirations des Arabes de Palestine. Un carcan «précisément conçu pour exclure le principe et la mise en œuvre d’un gouvernement représentatif en Palestine, ainsi que toute modification constitutionnelle allant dans ce sens».
Amnésie de l’Europe ?
Voilà qui permet de relativiser l’argument fréquemment brandi par les thuriféraires du sionisme selon lequel le Yichouv aurait mené, aux lendemains de la 2de guerre mondiale, une guerre de «libération nationale» contre les Britanniques. Cela dans le but de balayer le reproche selon lequel Israël serait un «fait colonial»[28]. Un autre argument couramment utilisé pour ce faire est d’invoquer dans le cas du sionisme, à l’opposé des cas «classiques» de colonisation, l’absence de «métropole». Tant les observations de Khalidi que la Déclaration Balfour, les espérances de l’Auswärtiges Amt que la «Déclaration Cambon» démontrent que c’est là une conclusion hâtive. Le projet sioniste eut bien une «métropole». Collective et européenne.
Concluons avec Laqueur: «si l’Europe n’avait été le théâtre d’une exacerbation de la haine anti-juive, le sionisme pourrait fort bien n’être encore qu’une petite secte philosophico-littéraire de réformateurs idéalistes». Et l’historien précise: «même la Déclaration Balfour n’obtint pas le succès escompté auprès des masses juives. Après 1918, le nombre d’immigrants juifs venant d’Europe centrale se comptait par centaines et non pas par milliers et il n’en vint pour ainsi dire aucun d’Europe occidentale et des Etats-Unis». C’est l’antisémitisme du Vieux continent et son paroxysme nazi qui démultiplièrent les vagues d’immigration juive en Palestine. Ce furent les accords de Munich qui permirent à Londres de dégager d’Europe les forces qui écrasèrent la Grande révolte palestinienne de 1936-1939. Pourtant, décennie après décennie, nos dirigeants européens font preuve v. à v. de la tragédie palestinienne d’une timidité délétère et d’une consternante pusillanimité.
Géopolitique
La Déclaration Balfour est souvent présentée comme l’une des «promesses contradictoires» émises successivement par la Grande-Bretagne au cours de la 1ère Guerre mondiale et dont les conséquences se font sentir jusqu’à ce jour. Primo, la Correspondance Hussein/Mac-Mahon (entre juillet 1915 et avril 1916) dans laquelle le Haut-Commissaire britannique au Caire promettait au Cherif hachémite Hussein de La Mecque le soutien britannique à un royaume arabe unifié au Proche-Orient arabe en échange d’opérations – la Grande révolte arabe – contre les Ottomans[29]. Secundo, les Accords Sykes-Picot (mi-mai 1916)[30] qui annonçaient le dépeçage du Proche-Orient ottoman au lendemain du conflit mondial. Et, tertio, la Déclaration Balfour.
Nadine Picaudou[31] nous propose une vision moins a posteriori des Accords Sykes-Picot et nous met en garde, précisément, contre une présentation trop axée sur ces promesses successives.
Rappelons que la décision de déplacer l’effort de guerre allié au Proche-Orient découlait de l’impasse militaire – la guerre des tranchées – sur le front occidental. Le but était de frapper l’Empire ottoman pour le contraindre à une paix séparée d’avec les Puissances centrales et de prendre ces dernières à revers avec l’aide de la Russie. Dans ce contexte, l’échec de l’offensive des Dardanelles (Gallipoli – 25 avril 1915-9 janvier 1916) lancée par les Alliés s’avéra un élément décisif pour la suite: c’est dans ce contexte de la défaite des Dardanelles, rappelle Picaudou[32], qu’il faut comprendre à la fois les négociations franco-britanniques [Sykes-Picot] et les échanges épistolaires entre Sir Mac-Mahon et l’émir Hussein: «sans offensive britannique, il ne pouvait y avoir de révolte arabe et sans accords Sykes-Picot – prix à payer pour un soutien français à une percée anglaise en «Syrie» – il n’y aurait pas eu d’offensive britannique»…
Ainsi, pour Picaudou, les Accords Sykes-Picot représentèrent en fait «une victoire des thèses françaises et un pas nouveau vers la partition de l’Empire ottoman». En effet, au moment de l’entrée en guerre de celui-ci aux côtés des puissances centrales, le 2 novembre 1914, son démantèlement ne figurait pas parmi les priorités des stratèges britanniques. Pour Londres, le plus pressé était alors de parer aux risques soulevés en Égypte (occupée depuis 1882) et aux Indes par l’appel d’Istanbul au jihad. Les contacts noués par Mac-Mahon avec Hussein, juge Picaudou visaient avant tout à lancer un contre-appel à la guerre sainte et à assurer la sécurité du Grand pèlerinage, le Haj, dont l’organisation imputait au Cherif. Une interruption de celui-ci aurait constitué un risque accru de voir les masses musulmanes se tourner contre la Grande-Bretagne. En juin 1915 encore, le Rapport Asquith, du nom du 1er ministre britannique de l’époque, Herbert H.Asquith, récusait l’idée d’une partition et se prononçait «pour le maintien de l’indépendance ottomane et l’évolution de l’Empire vers une fédération de cinq provinces autonomes: l’Anatolie, l’Arménie, la Syrie, la Palestine et l’Irak».
Ce fut donc la nécessité pour les Britanniques d’acquérir, outre celui des Hachémites, un appui français en vue d’une nouvelle offensive contre les Ottomans au départ de l’Égypte et via la Palestine qui mena à des pourparlers avec les alliés français et russes. Et qui força Londres à inclure davantage les Français dans le jeu proche-oriental.
Lieux saints, calculs prosaïques
Le rapport Asquith insistait sur le cas particulier de la Palestine. Tout d’abord en vertu des intérêts des trois puissances de l’Entente pour les Lieux saints: la France, «fille aînée de l’Eglise» et «protectrice» des chrétiens latins depuis Napoléon III, la «Sainte Russie», garante du bien-être des chrétiens orthodoxes et le Royaume-Uni «protecteur» des juifs d’Orient.
S’ajoutaient toutefois à ces considérations confessionnelles des projets plus concrets émanant des deux pôles de l’administration impériale britannique, l’India Office et l’Arab Office du Caire, au demeurant parfois rivaux. Le premier envisageait en effet une liaison ferroviaire entre la Mésopotamie – qui s’annonçait riche de promesses pétrolières – et la côte méditerranéenne ainsi qu’un débouché portuaire sur celle-ci qui pourrait être Haïfa. Tout en caressant un projet de zone d’influence britannique s’étendant de la côte du Sud-Liban actuel jusqu’à l’est de la Syrie actuelle[33]. Parallèlement, la Résidence du Caire nourrissait le rêve «d’un Empire égyptien sous protectorat britannique qui pourrait s’étendre à la Palestine et à la Syrie».
Dans ces visées, observe Picaudou, la Palestine était «tout au plus perçue comme un maillon dans le réseau des communications impériales».
En lançant, le 31 octobre 1917, l’Offensive Allenby, les Britanniques allaient conquérir rapidement la Palestine – Gaza fut prise le 7 novembre, Jérusalem le 9 décembre – avant que le front se stabilise jusqu’à l’automne suivant et la marche vers Damas, prise le 1er octobre 1918. Notons que la Déclaration suivait de peu le début de l’offensive: la marche sur Jérusalem entendait aussi agir sur les consciences juives en faveur de la Grande-Bretagne.
Mais il y a plus. Si, dans les premières tractations franco-britanniques, écrit Picaudou, le nord de la Palestine était inclus dans la zone française et qu’Acre et Haïfa étaient promis à Londres, la zone centrale des Lieux saints se voyant reconnaître un statut international, c’est parce que «la Palestine ne constituait pas encore un enjeu majeur aux yeux des Britanniques»[34]. Et, début 1919, la solution préférée du Foreign Office était toujours celle d’un mandat britannique en Mésopotamie et en Palestine, d’un mandat français sur la côte syro-libanaise de Beyrouth à Alexandrette et – histoire d’apaiser leur allié hachémite – d’un royaume arabe dans l’intérieur syrien avec Damas pour capitale.
L’intransigeance française quant au maintien de sa «zone d’influence» en Syrie sera payante. En septembre 1919, les troupes britanniques se repliaient sur la Palestine et l’Irak. En novembre, les troupes françaises du général Gouraud débarquaient à Beyrouth…
Paul Delmotte
Professeur retraité de l’IHECS
Juillet 2017
[1] Les juifs y étaient quelque 60.000 à l’époque
[2] Histoire du sionisme, Calmann-Lévy, 1973, p.215
[3] La solution finale dans l’histoire, La Découverte, 2002, p.72
[4] Laqueur, op. cit., p.215
[5] Le nationalisme juif et le nationalisme arabe, PUF, 1983, p.71 – 80
[6] Rappelons l’appel de Napoléon Bonaparte (1799) – resté sans écho – adressé de Gaza aux Juifs d’Orient pour «redevenir maîtres» de la Palestine avec l’appui de la France, et le plaidoyer (1851) en faveur d’un «Etat juif de Suez à Smyrne» du secrétaire de Napoléon III, Ernest Laharanne
[7] Le gouvernement français était soumis aux pressions de l’Église catholique et des milieux économiques détenteurs d’intérêts financiers dans l’empire ottoman
[8] Le sionisme, une géopolitique allemande, Hérodote, n°53, 2e trimestre 1989
[9] Laqueur, op. cit., p.196
[10] Op. cit., pp.203 et 207
[11] Le Centre de coopération des juifs allemands, qui avait pour but une régulation de l’émigration juive, en particulier au Proche-Orient
[12] Laqueur, op. cit., p. 196
[13] Ibid.
[14] Professeur de chimie à l’université de Manchester, Weizmann mit ses travaux en matière d’explosifs au service de l’effort de guerre britannique
[15] Jean-Christophe Attias & Esther Benbassa, Israël, la terre et le sacré, Flammarion, 2001, p. 91
[16] Publié le 3 novembre 1930 par l’Agence télégraphique juive
[17] Op. cit., p.11
[18] La décennie qui ébranla le Moyen-Orient (1914-1923), Complexe, 1992, p. 45
[19] Rappelons-le quand même, sur une communauté juive qui devait avoisiner à l’époque les 4 millions de membres (Georges Bensoussan, Une histoire intellectuelle et politique du sionisme. 1860-1940)
[20] Op. cit., p. 205
[21] Intercepté et remis aux Etats-Unis par les Anglais, un câble du ministre des Affaires étrangères allemand Arthur Zimmerman à son chargé d’affaires à Mexico promettait au Mexique, en échange d’une entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne, une aide pour la reconquête des territoires perdus face aux Etats-Unis en 1848. Selon Claude Julien (L’empire américain, Grasset, 1972, pp. 228-230) cette affaire fut «l’élément décisif qui poussera les EU à entrer en guerre»
[22] Cf. mon article L’Oncle Sam et l’état d’Israël. Origines et enjeux d’une «relation spéciale», Contradictions, n° 119-120 (3e et 4e trimestres), 2007
[23] Noam Chomsky, Israël, Palestine, États-Unis. Le triangle fatidique, Écosociété (Montréal), 2006, p. 123
[24] Proche-Orient, une guerre de 100 ans, Ed. Sociales/Notre Temps/Le Monde, 1984
[25] Terme qui désigne la communauté juive en Palestine d’avant 1948
[26] Bensoussan, op. cit., pp. 567 et 569
[27] Palestine. Histoire d’un État introuvable, Actes Sud, 2007
[28] On relira utilement le texte de Maxime Rodinson, Israël, fait colonial?, paru en 1967 dans le fameux numéro spécial des Temps modernes consacré au conflit (in M. Rodinson, Peuple juif ou problème juif, La Découverte, 1997)
[29] La promesse fut réitérée en juin 1918 au Caire: les Anglais précisaient qu’il n’était «nullement question de transformer la Palestine en un Etat juif».
[30] Au départ, accords Sykes-Picot-Sazonov, du nom du ministre des Affaires étrangères du Tsar, qui fut limogé en juillet 1916. Avec la Révolution d’Octobre, la Russie fut mise hors-jeu de la diplomatie internationale
[31] La décennie qui ébranla le Moyen-Orient (1914-1923), Complexe, 1992
[32] Op. cit., p. 41
[33] Picaudou, op. cit., p. 40
[34] N. Picaudou, Les Palestiniens. Un siècle d’Histoire. Le drame inachevé, Complexe, 1997, pp.39-42