Bulletin 64, Juin 2015
Un “nouveau Moyen-Orient” semble se mettre en place. Ce ne sera pas celui rêvé par George Bush junior, mais rien n’indique qu’il sera meilleur pour les peuples de la région. Ni pour le peuple palestinien.
Guerre civile en Syrie et en Irak. “Arc chiite” contre “bloc sunnite”. Rapprochement entre Washington et Téhéran. Renforcement du “camp conservateur” au sein de la maison royale saoudienne. Dictature du maréchal Al-Sissi en Égypte. Victoire électorale de Netanyahou. Fractures inter-palestiniennes persistantes. Quel avenir dans tout ça pour la cause palestinienne?
“Arc chiite” vs “bloc sunnite”
Lancée par Abdallah II de Jordanie en 2004, la vision d’un “arc chiite” menaçant la majorité sunnite au Proche-Orient a été reprise au vol par les Saoudiens au moment des “printemps arabes”. Elle est surtout, dit Clément Therme[1], un «slogan politique» des régimes sunnites autoritaires, en riposte au concept d’”axe de la résistance” des Iraniens; un “outil diplomatique” contre ces derniers et un “vecteur de stabilisation politique interne“. L’on a en effet tendance à oublier que ce sont les “printemps arabes” qui ont mené en bonne partie à la situation actuelle. Et que l’un de ces premiers “printemps” à avoir été durement réprimé l’a été au Bahreïn par des contingents saoudiens et du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Les pétro-monarques ont eux aussi senti le sol trembler sous leurs pieds.
Une idée simple, même fausse, dit-on, passe plus facilement qu’une idée complexe et reflétant donc mieux les réalités. Riyad a réussi le tour de force de transformer aux yeux du monde des conflits avant tout politiques et sociaux en guerre confessionnelle. Le mythe d’une guerre fondamentale entre sunnites et chiites ne résiste, en effet, pas à l’examen. Comment expliquerait-il en effet – simples exemples – l’aura dont bénéficiait encore tout récemment le Hezbollah chiite dans l’ensemble du monde arabo-musulman? Ou, jusqu’il y a peu, le soutien iranien au Hamas sunnite?
Washington-Téhéran: back to 1978?
L’on sait combien la Révolution islamique fut un coup dur pour Washington. Khomeiny laissait en effet le “Grand Satan” sans allié sérieux dans la région. En dehors, bien sûr, d’un Israël souvent récalcitrant et source de difficultés sans fin avec les alliés arabes. Rappelons quelles considérations ont poussé Obama à se rapprocher, au moins dès 2013, de l’Iran[2]. Un rapprochement qui apparaît comme corollaire à la décision de réorienter la politique US en direction de l’Asie-Pacifique. Et qui offre certaines perspectives: ainsi, l’on peut supposer que Washington a voulu tirer parti de divergences, qui ne datent pas d’hier, entre l’Iran et son allié syrien[3]. Obama a aussi dû faire le constat de l’émergence d’un nouveau danger: quoique financés par ses limited partners[4] – l’Arabie saoudite et le Qatar -, les jihadistes sunnites sont incontestablement – et n’en déplaise à certains obsédés du complotisme – des ennemis résolus de l’Oncle Sam. Ainsi que d’Israël. Et leur projet stratégique (du moins pour le Daesh) d’une extension du jihad à l’ensemble du Proche-Orient, voire à l’ensemble du monde arabo-musulman, est plus qu’inquiétant. Pire encore est la perspective que cet internationalisme jihadiste s’autonomise de ses bailleurs de fonds. Comme l’observait il y a peu le journal turc Hurriyet (13 avril/Courrier international, 23.04-06.05.15), aucun des alliés arabes sunnites de Washington n’a pu faire preuve de stabilité, que ce soit face aux “printemps arabes” ou face aux jihadistes.
“Équilibre des pouvoirs”
Tout cela signifie-t-il que nous assistons à une “volte-face” spectaculaire de la part des États-Unis? Il serait plus réaliste de parler de “réajustements”, dans le sens où Washington chercherait non pas à mettre fin à son alliance avec l’”axe sunnite”, mais surtout à prendre ses marques et à garder également au feu le “fer chiite”. Plus qu’un revirement, Obama souhaiterait plutôt établir dans la région “un équilibre des pouvoirs où l’Iran jouerait un rôle important“[5]. Ce qui n’empêche pas Washington de mettre en garde l’Iran contre une ingérence accrue au Yémen tout en ne soutenant que très mollement l’alliance anti-houthiste mise sur pied par l’Arabie saoudite. Et en faisant la sourde oreille aux demandes de Riyad de pousser le Pakistan à rejoindre la coalition[6].
Etablir ne fût-ce qu’un modus vivendi avec Téhéran ne pourrait qu’aider Washington à se concentrer plus facilement sur l’Asie orientale. Alors même que le Moyen-Orient perd de son importance, gaz de schiste oblige. Face à un Pakistan devenu un partenaire si “limité” que l’administration Obama l’a fondu dans un AfPak (Afghanistan-Pakistan) plus qu’inquiétant - et à la veille du désengagement US d’Afghanistan, l’Iran serait le bienvenu à un poste de “vigile” bien rémunéré. On en reviendrait ainsi, pour l’essentiel, à la situation de l’Iran au temps du Chah.
Plus: une telle perspective, écrit Young, ne doit pas être perçue comme relevant d’une éphémère administration Obama, mais risque d’être adoptée “par beaucoup de futurs dirigeants” américains.
Á l’opposé, pour Téhéran, une telle évolution pourrait s’avérer une “garantie” face aux velléités d’attaques israéliennes. Tandis qu’un règlement en Syrie lui permettrait d’économiser le coût pharamineux de son engagement aux côtés de Damas[7] et d’échapper au moins partiellement aux sanctions. Tout en conservant, grâce au maintien d’un régime “ami” à Damas, des liens directs avec le Hezbollah.
Alliances, coopérations et retournements “contre-nature”
“Nouveau” ou pas, le Moyen-Orient restera “compliqué”. Les “alliances contre-nature”, loin d’y être récentes, semblent connaître une vigueur nouvelle. Comme le montrent la situation en Syrie ou celle au Yémen.
Illustration de cette stratégie de l'”équilibre des pouvoirs”? Il est presque cocasse, en effet, de voir au Yémen les États-Unis se retrouver en quelque sorte et nolens volens, du même côté que le Daesh qu’il combat en Irak et en Syrie. Contre les houthistes, contre Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) et contre l’Iran… dont il cherche à se rapprocher.
Plus étonnant encore, en décembre 2012, Netanyahou déclarait publiquement que l’Arabie saoudite avait «des intérêts et des opinions communs» avec Israël[8]. Et, en août dernier, il annonçait l’émergence d’un “nouvel horizon diplomatique“: un renforcement des relations avec l’Arabie saoudite et le CCG dans le cadre d’une “diplomatie champignon“, c’est-à-dire “de l’ombre“, précise Le Monde (28.10.14). Il est clair que la réélection de Bibi fait l’affaire des dirigeants arabes: contre l’Iran, le Premier ministre est un allié pugnace.
Enfin, l’attaque, le 18 janvier, d’un convoi du Hezbollah à la frontière du Golan par la chasse israélienne, dans laquelle ont péri un haut responsable hezbollahi, Jihad Mughniyeh, et un général des Pasdaran iraniens, est vue par certains[9] comme marquant la fin de “l’attentisme” israélien à l’égard de Damas. Face à la présence de forces iraniennes aux limites du Golan ainsi qu’en Syrie du Sud, les Israéliens verraient désormais des attaques directes contre la Syrie comme un moyen de pression sur l’Iran. Alors même que Washington aurait fait savoir aux Iraniens qu’elle s’abstiendrait désormais de cibler le régime de Bachar Al-Assad. Un substitut, en plus modeste (et plus acceptable, diplomatiquement parlant), à la menace de frappes israéliennes directes sur l’Iran?
Paul DELMOTTE
Professeur retraité de politique internationale à l’IHECS
(À suivre: “Nouveau Moyen-Orient”: et la Palestine?”)
[1] Diplomatie, n° 16, août-septembre 2013
[2] L’un des premiers signes concrets de ce changement de cap fut la livraison, en décembre dernier, d’armes “sophistiquées” (missiles et drones de surveillance) au gouvernement irakien de Nouri Al-Maliki, l’un des maillons de “l’arc chiite”.
[3] En septembre 2014, le président iranien, Hassan Rohani, exprimait au Washington Post sa “désolation” de voir la Syrie devenue “le théâtre d’une violence déchirante, incluant des attaques à l’arme chimique“. Début décembre, il disait souhaiter que Genève-2 mène à des “élections absolument libres et sans préconditions“. Comment Damas a-t-il dû comprendre ces propos?
[4] Dans le jargon stratégique américain, les limited partners sont des alliés auxquels on ne peut faire totalement confiance.
[5] Michael Young, The Daily Star, 19 mars (Courrier international, 26 mars-1er avril)
[6] Le Monde diplomatique, mai 2015
[7] Selon LM (07.05.15), l’Iran pourrait récupérer 150 milliards de $ d’avoirs gelés en cas d’accord sur le nucléaire D’où les craintes du CCG de ce qu’un accord avec l’Iran permette à celui-ci d’augmenter son aide militaire à la Syrie, au Hezbollah et aux milices chiites d’Irak.
[8] Selon Marianne (23-29.11.13), le prince Bandar Al-Sultan avait rencontré en Jordanie le chef du Mossad en vue d’une autorisation de survol du territoire saoudien par des avions israéliens pour une éventuelle action contre l’Iran.
[9] Now, 20 février, in Courrier international, 5-11 mars 2015