“Scolasticide” ou l’anéantissement planifié de l’éducation palestinienne

Alors que les écoliers et les étudiants entament à Gaza une nouvelle année blanche, le concept de scolasticide s’impose peu à peu pour décrire l’entreprise de destruction volontaire du système éducatif.
Un crime encore non reconnu en tant que tel, mais qui a le mérite d’éclairer un pan particulièrement pervers de la guerre génocidaire menée par Israël.

Par Gregory Mauzé

L’ampleur de la campagne d’extermination des Palestiniens de Gaza a conduit à une floraison
de termes susceptibles d’en décrire avec le plus de justesse chaque dimension. Alors que le
génocide désigne la destruction volontaire d’un peuple et le domicide celle d’un lieu de vie1,
le scolasticide (ou éducide) cible quant à lui la destruction volontaire de tout le système éducatif.
Plus précisément, il s’agit, selon le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, de « l’anéantissement
systématique de l’éducation par l’arrestation, la détention, l’assassinat d’enseignants, d’étudiants
et de membres du personnel éducatif, ainsi que la destruction des infrastructures civiles.»
Comme pour les autres réalités décrites par les mots en -cide, les preuves qu’Israël poursuit de
telles entreprises à Gaza ne manquent pas.

DES DESTRUCTIONS SANS PRÉCÉDENT

Nous seulement les structures éducatives ne sont pas préservées des destructions massives
infligées à l’ensemble des bâtiments civils de l’enclave côtière (détruit pour plus de moitié)
mais elles sont vraisemblablement expressément ciblées. En témoigne la démolition dans les
premiers mois de la guerre des 12 établissements d’enseignement supérieur du territoire, tels
l’Université d’Al-Israa, dynamitée –avec son musée– le 17 janvier après plusieurs semaines
d’occupation par les troupes israéliennes. À la date du 30 juillet, 85% des 564 établissements
éducatifs de l’enclave avaient été lourdement endommagés ou entièrement détruits2
. La plupart
de ceux restants ont été transformés en abris et régulièrement frappés par l’aviation israélienne,
avec bien souvent un nouveau massacre à la clé, comme celui du 10 août à Al-Tabi’een (90 morts).
Le bilan humain des attaques sur le système éducatif est tout aussi accablant. Selon le minis-
tère palestinien de l’Éducation, au moins 10500 écoliers et étudiants et plus de 500 enseignants
ont été tués entre le 7 octobre et le 27 août.

Sur le plus long terme, l’interruption de la scolarité de 625 000 élèves et 88 000 étudiants en raison de l’absence d’infrastructures et des ordres d’évacuation à répétition sera lourde de conséquences. «Les pertes éducatives subies par les étudiants palestiniens au cours des dix derniers mois sont irréparables», affirme Farid Abu Athra, chef du programme d’éducation de l’UNRWA3 à Gaza, cité dans une étude du centre Al Mezan parue en septembre 4. « Cette perturbation aura des effets durables sur les résultats scolaires et le développement personnel
des élèves, augmentant probablement les taux d’abandon scolaire, le travail des enfants et les
mariages précoces.»

… ET DÉLIBÉRÉES
Alors qu’Israël peine, comme lors de ses précédentes agressions, à démontrer que ces
destructions systématiques répondent, en dernière instance, à des objectifs militaires,
des voix se sont élevées pour dévoiler le projet qu’elles sous-tendent. L’étude d’Al Mezan y voit
une volonté «de perturber l’apprentissage le plus longtemps possible. » Des propos qui font écho
à ceux d’un groupe d’experts qui, le 18 avril 2024, dénonçaient déjà un «scolasticide» du
système éducatif à Gaza
. « Il est raisonnable de se demander s’il existe un effort intentionnel visant
à détruire complètement le système éducatif palestinien, une action connue sous le nom de
“scolasticide” […] » «Ces attaques ne sont pas des incidents isolés. Elles suivent un schéma
systématique de violence visant à détruire les fondements mêmes de la société palestinienne.»5

« [Les Israéliens] savent à quel point l’éducation est importante dans la tradition et la révolution palestiniennes. Ils ne peuvent l’accepter et doivent la détruire. »

Karma Nabulsi

LE CŒUR DE L’IDENTITÉ PALESTINIENNE
Cette entreprise de destruction de l’éducation qui, bien que non encore qualifiée expressément
en droit international humanitaire, relève vraisemblablement du crime contre l’humanité6,prend un sens particulier s’agissant des Palestiniens. «Après la Nakba, la “catastrophe” de 1948, le déracinement consécutif à la création de l’État d’Israël, les Palestiniens se sont jetés
à corps perdu dans l’éducation, seul espace d’émancipation et de perpétuation du sentiment
national accessible à ce peuple dispersé par l’exil et soumis à toutes les oppressions»,
analyse Angélique Mounier-Kuhn dans les colonnes du Monde diplomatique7 . Depuis les
accords d’Oslo de 1993, l’Autorité palestinienne a développé un système éducatif propre,
considéré comme l’un des meilleurs de la région, y compris à Gaza, malgré le blocus.
Rien d’étonnant à ce qu’une guerre, destinée à effacer la présence des Palestiniens, s’en prenne
également à un tel patrimoine, fut-il immatériel. « [Les Israéliens] savent à quel point l’éducation
est importante dans la tradition et la révolution palestiniennes. Ils ne peuvent l’accepter et doivent
la détruire. » prophétisait déjà Karma Nabulsi, chercheuse palestinienne et professeure à l’université d’Oxford lorsqu’elle avait conceptualisé la notion de scolasticide… dès 2009.

1/ Lire Gregory Mauzé, «Domicide: un concept utile?», bulletin Palestine n° 100, 2e trim 2024
2/ «Scholasticide: Israel’s deliberate and systematic destruction of the Palestinian education system in Gaza » Al Mezan Center for Human Rights, septembre 2024
3/ Agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, qui scolarise près de la moitié des enfants de Gaza.
4/ Al Mezan Center for Human Rights
5/ Des experts de l’ONU profondément inquiets face au «scolasticide» du système éducatif à Gaza, OHCHR, 18 avril 2024
6 Un crime contre l’humanité désigne tout crime de guerre commis dans le cadre d’une offensive généralisée contre une population.
7/ Angélique Mounier-Kuhn, «Anéantir l’éducation», Le Monde diplomatique, septembre 2024
8/ L’Université populaire de Bruxelles est le nom donné à la mobilisation étudiante en solidarité avec la Palestine sur le campus de
l’ULB, active depuis mai 2024.

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