On est assez facilement persuadé et ce, particulièrement depuis le 11 septembre 2001, que le monde est globalement divisé en deux. Et ce postulat se décline de diverses manières : le Nord (développé) contre le Sud (sous-développé ou perpétuellement en voie de développement inachevé), les démocraties contre les dictatures, les bons contre les méchants et…les islamistes contre les laïques. Et entre les deux, point de place pour un quelconque état intermédiaire ni pour la moindre nuance …
C’est ainsi que le monde arabe apparaît, dans son ensemble, comme un champ de bataille entre forces de progrès (forcément laïques) et forces de régression (forcément islamistes). Et face au camp des islamistes, perçu comme un continuum dont les nuances n’apparaissent guère de prime abord à l’œil nu, dans celui des modernistes laïques, coexistaient pêle-mêle, au regard candide ( ?) des Occidentaux, les généraux algériens, le roi du Maroc, Ben Ali, Khaddafi, Moubarak,…et le Fatah palestinien. Les tenants du zapping l’auront oublié mais y figurait même un certain Saddam Hussein avant sa descente aux enfers et sa transmutation en archétype du dictateur sanglant à dégommer absolument.
Hélas, la situation est nettement plus compliquée et les lignes de partage sont multiples et mouvantes. Et la réalité ne se laisse pas facilement réduire à la simplification abusive.
Gaza sous la botte des islamistes ?
Ainsi, depuis leur montée au pouvoir et singulièrement depuis leur mainmise totale sur l’administration de la bande de Gaza, que n’entend-on pas sur « l’islamisation » forcenée des mœurs que le Hamas imposerait à la population gazaouie, en grande partie contre son gré, bien entendu. Et de citer, pêle-mêle, le port du hijab par les femmes, l’observance stricte du jeûne pendant le mois de Ramadhan ou la pratique de la prière collective dans les mosquées.
En vérité et à bien y regarder, il ne semble pas, tout d’abord, que la situation soit franchement si différente en Cisjordanie gérée par le Fatah « laïque ». Ensuite, si l’on considère plus largement ce qui se passe dans la presque totalité du monde arabe musulman, toutes ces pratiques incriminées comme étant le résultat patent d’une imposition islamiste par le haut sont largement présentes et à l’œuvre un peu partout, quelle que soit la coloration politique officielle du pouvoir en place dans les différents pays. Partout, le phénomène de (ré) islamisation des mœurs est présent même si bien entendu, il y a des variantes dans son intensité, sa profondeur ou sa généralisation suivant les pays.
Si l’on se rappelle que la caractéristique commune de la plupart des Etats arabes est d’être des Etats non démocratiques, voire tout simplement des dictatures militaires depuis leur indépendance formelle, on peut hasarder une première explication à ce phénomène: ce serait une des manifestations du conservatisme social voire de la régression sociale induits par l’immobilisme politique de ces Etats. Cela paraît assez évident dans le cas de l’Arabie saoudite, dont le pouvoir autocratique se redouble d’une imposition d’un islam littéraliste et particulièrement rigoriste.
Si le Maroc est une monarchie formellement parlementaire, son roi est à la fois chef d’Etat et rassemble dans ses mains un bouquet de pouvoirs assez considérables dont celui de diriger la communauté des musulmans en tant que « Commandeur des croyants ». Cela signifie que tout Marocain est d’abord renvoyé à son appartenance religieuse et que l’on est obligatoirement musulman, exception faite de la minorité israélite qui a son propre code de statut personnel et est renvoyée à ses propres tribunaux religieux. Les islamistes y sont poursuivis parce qu’ils portent atteinte au monopole royal de mainmise sur l’islam. Quant à la population, elle est, quasi dans toutes ses composantes, attachée à une pratique traditionnelle et assez conventionnelle de l’islam qui ne souffre aucune remise en cause. L’athéisme tout comme l’apostasie, y sont bannis et d’ailleurs poursuivis comme des crimes.
L’Algérie des colonels, malgré son image pseudo-socialiste (ça, c’était la vitrine des débuts) a souhaité immédiatement renouer avec sa personnalité authentique, décrétée arabo-musulmane au mépris de la diversité ethnique et linguistique de ses populations. Elle a imposé un islam d’Etat géré par un ministère de l’enseignement originel sur un mode particulièrement conservateur et inepte. En 1984, elle a adopté un code de la famille particulièrement régressif en matière de droits des femmes et ce, bien avant l’intervention des islamistes dans le jeu politique. De nombreux citoyens ont été déférés devant les tribunaux pour avoir rompu le jeûne du Ramadan en public ou pour s’être convertis au christianisme. Le seul mariage reconnu est le mariage religieux et les mariages mixtes (entre une Algérienne et un non musulman) y sont interdits.
La Tunisie est fière de son « féminisme d’Etat » et est volontiers pourfendeuse de ses islamistes mais au-delà de ses audaces « laïcisantes » Bourguiba, lui-même, ne s’est jamais démarqué de la profession de foi musulmane et a volontiers décrit son action politique comme étant inscrite dans l’esprit de l’islam. En tout état de cause et bien que les Tunisiennes aient effectivement acquis des droits que n’ont pas ou plus leurs voisines maghrébines (mariage civil, suppression de la répudiation et de la polygamie), sous son successeur, la réislamisation des mœurs progresse au point qu’à la veille du printemps tunisien, on craignait la remise en cause de ces acquis. Quant à l’Egypte, la surenchère religieuse des autorités a fini par leur faire prendre en otage leurs populations non musulmanes et à dresser des communautés villageoises musulmanes contre leurs voisins coptes.
Des Etats musulmans
On l’oublie trop souvent mais la majeure partie de ces pays ont le statut d’Etats musulmans ; aucun d’entre eux n’a fait option de la moindre forme de laïcité, pas même contrairement à ce que l’on croit un peu vite la Tunisie. Les autorités de ces pays ne se sont pas privées soit de se saisir totalement du pouvoir religieux, soit d’imposer leurs vues aux tenants de ce pouvoir de manière récurrente, soit d’y intervenir de manière ostensible et décisive. La reprise en main par le pouvoir via la fonctionnarisation des employés du culte dans nombre de pays arabes s’est accompagnée d’une perte d’indépendance et d’autonomie plus ou moins considérable de ce qui constituait auparavant un contre-pouvoir indépendant dans le jeu institutionnel des pays musulmans. En effet, dans l’équilibre des pouvoirs en pays d’islam, le corps des « ulémas » était chargé de la gestion du culte musulman, des universités islamiques et des biens religieux (habous). Au sortir des indépendances, les héritiers des pouvoirs coloniaux n’ont que formellement ou pas du tout reconstitué ce partage des pouvoirs et ils n’ont eu de cesse d’affaiblir, voire de vider de leur substance de tels contre-pouvoirs, quand ils ne les ont pas défenestrés et se sont appropriés leurs prérogatives (Algérie). L’islam est donc devenu un islam d’Etat, géré par le pouvoir politique et quelque peu imposé aux populations, du moins dans ses formes.
Des oppositions islamistes, seules légitimes
Les oppositions « laïques », marxisantes ou communisantes qui se sont constituées aux premiers temps des indépendances, ont été rapidement laminées un peu partout comme étant d’inspiration étrangère et plus ou moins vendues à l’Occident. La seule opposition en mesure d’échapper théoriquement à la vindicte des pouvoirs en place s’est alors drapée dans les plis de l’islam, seul dénominateur commun reconnu et seul référent légitime auquel elle pouvait faire appel sans se faire aussitôt discréditer. C’est ainsi que la faillite des oppositions « laïques » a propulsé des mouvements d’opposition islamistes divers, avec des ancrages historiques plus ou moins importants (les Frères musulmans ont une histoire assez ancienne) et une base sociale plus ou moins large (le Hezbollah libanais est davantage soutenu que les islamistes algériens ou tunisiens, par exemple).
Et, un peu partout, en schématisant un peu, les pouvoirs se sont ingéniés à éliminer ces rivaux et ces gêneurs en reprenant à leur compte peu ou prou du fonds de commerce de ces derniers. C’est ainsi que l’on peut interpréter à mon sens l’islamisation ou la référence de plus en plus forte à l’islam du discours des pouvoirs politiques à partir des années 80. Autrement dit, tenants des pouvoirs et oppositions islamistes ont été peu à peu conduits à se disputer âprement le monopole de l’instrumentation politique de l’islam.
Des sociétés non démocratiques bloquées
Cela étant, l’influence de ces conditions politiques particulières sur le niveau de religiosité des populations est difficile à mesurer. Il semblerait que ce soit bien davantage l’impact des conditions de vie ou de survie dans des univers non démocratiques qui doive plutôt être mis en avant pour expliquer en grande partie le repli sur la religiosité.
De fait, l’autoritarisme, l’accaparement des pouvoirs et des richesses et une gestion politique erratique et chaotique sans compter la bureaucratie et la corruption se traduisent, pour les classes populaires surtout, par une « malvie » doublée d’une telle impuissance qu’elles n’ont plus d’autre recours (en dehors de l’émeute comme mode d’expression politique) que le refuge dans le religieux pour y trouver un semblant de sérénité. Cela se manifeste également dans le retour à l’observance plus stricte des rituels religieux, dont la prière, le port du hijab pour les femmes et la recrudescence du pèlerinage à La Mecque (de surcroît encouragé et organisé par l’Etat dans certains pays).
Il est donc difficile de faire la part de ce qui est de l’ordre de la manipulation politique de la part des autorités (surenchère religieuse amalgamée à un nationalisme douteux) et de ce qui est de l’ordre de la réponse à une demande sociale des populations pour expliquer ce regain de religiosité ou ce repli dans le religieux.
Pour garder leur pouvoir, les autorités, tout en menant des politiques « modernistes » en matière d’économie par exemple, ont concédé au traditionalisme et au conservatisme la mainmise sur l’enseignement et la culture, ce qui impose un certain aspect schizophrène aux sociétés arabes qui sont ainsi contraintes de vivre dans deux univers parallèles et de passer d’un univers à l’autre sans transition, alors même qu’ils sont en principe diamétralement opposés.
Ainsi, en matière de statut personnel, les tribunaux civils ne se distancient guère, dans leurs décisions, de celles qui auraient été ou sont prises par des tribunaux coutumiers (tribaux), là où ils continuent d’exister.
Et, y compris en Palestine, tant à Gaza qu’en Cisjordanie, la surenchère religieuse, la régression sociale et clanique et la violence intrafamiliale se donnent libre cours et n’épargnent personne. Là, l’oppression extérieure joue un rôle non négligeable dans l’immobilisme de la société et donc dans le maintien, voire l’exacerbation des oppressions internes. Celles-ci sont dues à l’organisation clanique, toujours vivace et dont le conservatisme social se présente comme étant l’expression du respect strict des prescrits de l’islam.
Le Fatah s’est déjà mêlé lui aussi de contrôler l’observance du jeûne du Ramadan en Cisjordanie tout comme le Hamas à Gaza et ses dignitaires n’hésitent pas plus à se montrer publiquement sortant de prières collectives dans des mosquées lors d’événements religieux musulmans. Quant à la ségrégation sexuelle et le port du hijab qui en est devenu le corollaire quasi obligé, ils sont devenus la marque de fabrique commune de toutes ces sociétés à la recherche désespérée d’un équilibre dans un environnement en proie à toutes les incertitudes et toutes les instabilités.
Des minorités laïques impuissantes
Les minorités « laïques » et modernistes, qui continuent d’exister dans tous ces pays sont généralement bien trop faibles pour être en mesure de se démarquer ostensiblement de cette tendance lourde des sociétés auxquelles elles appartiennent quand elles ne sont pas en butte à un harcèlement et à une répression ciblée et contraintes de s’exiler pour survivre. Le cas de la Tunisie est un des rares où l’opposition laïque et moderniste est parvenue à se structurer suffisamment pour résister à toutes les agressions et constituer une force de progrès, aux côtés du peuple.
Quant à l’émergence d’un islam moderniste, c’était le projet des réformistes musulmans, élaboré entre le milieu du 19e et le début du 20e siècles, à la fin de l’empire Ottoman et porté notamment par les penseurs musulmans Djamal Al Din Al Afghani et Mohamed Abdouh. Le mouvement dit d’Islah (réforme), apparu dans le sillage de ce que l’on appelé la Nahda (Renaissance) ou réveil de l’Orient arabe a inspiré de nombreux mouvements locaux d’émancipation sociale et politique, dont des Ulémas algériens menés par Abdelhamid Ben Badis.
Les principes à la base de ce « fondamentalisme » – fécond en ce qu’il était un retour aux sources ou « salafisme » qui devait permettre une réinterprétation du rapport de l’islam à la modernité – étaient notamment l’ijtihad (interprétation) des textes au lieu du « taqlid » l’imitation qui était pratiqué dans le monde musulman et la « shura » (consultation) qui était la conception de la démocratie dans la Sunna (tradition prophétique musulmane). Mais c’est l’autre branche de ces réformateurs, plus conservatrice, qui a finalement pris le dessus : le mouvement des Frères musulmans, né dans l’entre-deux guerres en Egypte, pour lequel l’ijtihad a une définition plus restrictive et qui a pour but l’islamisation de la société plutôt que la réinscription de l’islam et des sociétés musulmanes dans la modernité.
La seconde vague d’un islam moderniste est née, paradoxalement, dans l’émigration en Occident et est portée conjointement par des intellectuels musulmans exilés et des convertis, hommes et femmes qui, nés et vivant dans des univers démocratiques, ont renoué avec l’esprit émancipateur de l’islam sans avoir eu à passer par la moulinette du vécu dans le monde de l’islam réel, tel qu’il est imposé à (et que s’impose) la grande masse des musulmans dans leurs pays d’origine.
Ouardia Derriche