Comme avant-goût du second débat qui se tiendra le 30 novembre au Centre culturel Jacques Franck à l’occasion de la Journée internationale de solidarité avec le peuple palestinien, voici le contenu de l’intervention de Marianne Blume le 13 janvier 2012 lors de la journée organisée par le CIEP: “Printemps arabes: un an après.Quels bilan tirer de l’action des syndicats lors des printemps arabes et au-delà?“.
Mais où est le printemps palestinien ? Question mille fois posée. A la quelle il importe de répondre même si elle témoigne de l’incompréhension profonde de la situation en Palestine. Même si elle met à nu notre vision orientée des événements.
Spécificité palestinienne
Faut-il rappeler que la Palestine est sous occupation? Faut-il redire qu’il n’y a pas d’Etat Palestinien ?
Occupation signifie non seulement oppression mais encore absence de liberté de mouvement et division territoriale due au mur, aux checkpoints, aux routes réservées aux colons et à l’absence de liaison avec Gaza. Occupation signifie non seulement dépossession des terres agricoles et de l’eau mais encore dé-développement économique voire étouffement économique complet comme à Gaza sous blocus.
Occupation signifie violence et humiliations quotidiennes. Signifie prison (plus de 750.000 prisonniers depuis 1967 !), signifie mort ( plus de 6000 depuis la 1e Intifada, 1400 rien que durat l’opération « Plomb durci contre Gaza). Occupation signifie un combat de tous les jours pour continuer à exister et vivre.
Depuis Oslo, il y a bien une Autorité Palestinienne (AP) mais elle n’a que peu de pouvoirs et seulement, sur une infime partie des Territoires Palestiniens Occupés (17,5% de la Cisjordanie). Que ce soit dans la bande de Gaza (administrée, depuis 2007, par le Hamas, vainqueur des élections de 2006) ou en Cisjordanie (administrée par le Fatah), l’AP est mise dans l’incapacité de mettre fin à l’occupation (refus d’Israël de négocier sur base des frontières de 1967, refus même de geler la colonisation dans les Territoires Occupés) ou seulement d’améliorer la situation économique générale. L’anecdote suivante montre parfaitement les limites du pouvoir de l’AP. En janvier 2012, sans doute en représailles à la demande de reconnaissance de l’Etat Palestinien à l’ONU, Israël retire son statut de VIP à Mahmoud Abbas, président de l’AP, et lui octroie un simple permis de voyager à renouveler tous les 2 mois.
Dans ces conditions, il ne s’agit pas comme en Egypte ou en Tunisie de renverser un régime : le problème est tout différent même si les critiques contre l’AP sont nombreuses et manifestées publiquement par les Palestiniens : manque de stratégie, corruption, intérêts personnels etc.
Comme le résume parfaitement Nassar Ibrahim, co-directeur de l’Alternative Information Center: « En Palestine, il est irréaliste d’imaginer un soulèvement qui, à peine né, va faire disparaître l’occupation israélienne et la corruption politique palestinienne. Ici, la situation est beaucoup plus complexe. Nous sommes sous une occupation prolongée, avec des fractures internes, et [en plus] une pression économique à surmonter. »[1]
Dans une situation d’occupation prolongée et brutale, la lutte des classes est occultée. Toute l’énergie est mise à lutter contre l’occupation et à maintenir la cohésion du corps social dans cette lutte. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de revendications sociales ? Sûrement pas mais l’impact de l’occupation dans le quotidien des gens les relèguent à plus tard, faute de voir une solution immédiate possible.
Prenons un exemple concret : les travailleurs palestiniens. En Cisjordanie, la plupart accèdent à leur travail en passant par les checkpoints. Leur temps de travail est augmenté d’humiliations et d’un temps de passage qui peut prendre 2,3 heures ou plus (à l’aller comme au retour). Imaginons qu’ils se révoltent. Le résultat est immédiat : ils ne passeront plus et n’auront plus de travail. Imaginons alors qu’ils se retournent contre l’AP. Elle ne pourra rien y faire puisque c’est Israël qui construit, gère, ouvre et ferme les checkpoints à sa guise. Autre cas de figure. Le chômage est de plus de 22% en Cisjordanie et de plus de 35% dans la Bande de Gaza. Contre qui les travailleurs doivent-ils se retourner ? L’AP ? Vu l’étouffement de l’économie par l’occupation, comment pourrait-elle faire ? Créer des emplois et créer des petites entreprises, dira-t-on. Sauf que tout cela demande l’aval d’Israël : de l’outil à la matière première, tout passe par Israël ; dans plus de 80% de la Cisjordanie, la construction est soumise à autorisation israélienne ( plus de 90% de refus) ; l’exportation de produits dépend d’Israël, etc. etc. Les seuls emplois qu’a pu créer l’AP sont dans la police, l’administration, l’enseignement et les hôpitaux publics.
La PGFTU (syndicat palestinien, créé par l’OLP), DWRC (une ONG de défense des droits des travailleurs) et des syndicats professionnels tentent néanmoins de défendre les travailleurs palestiniens employés dans les Territoires palestiniens Occupés. Des grèves et des manifestations, notamment de sans emploi, ont lieu. Néanmoins, comme le dit le secrétaire général de la PFGTU : « Sans démocratie, sans la possibilité de construire un Etat moderne, il ne peut y avoir de droits pour les travailleurs. La reconnaissance de notre droit inaliénable à disposer de nous-mêmes est un préalable au développement économique et social, à l’émergence de cette véritable législation du travail que nous appelons de nos vœux. Croyez-moi, lorsque, chaque matin, votre esprit est concentrer sur la crainte que vous pouvez avoir de ne pouvoir passer un check point, vous avez parfois du mal à vous mobiliser pour un code du travail qui garantirait vos droits devant les employeurs. Votre préoccupation est d’une autre nature… »[2]
« Cela fait 30 ans que nous sommes en ‘printemps’ [3] »
A vrai dire, les Palestiniens ont depuis longtemps entamé le « printemps ». Il est remarquable que les mouvements populaires palestiniens n’ont que rarement été salués en Occident comme le sont aujourd’hui les révoltes arabes.
En 1987 éclate la 1e Intifada. Elle commence de manière spontanée et est organisée d’abord localement avant d’être dirigée par la direction de l’OLP, alors à Tunis. La lutte non violente contre l’occupation a été le fait de la population entière : manifestations, résistance passive, grève des taxes, développement des organisations palestiniennes qui pallient les manques de l’occupation (santé, agriculture, …)etc. A cette époque, la société civile s’est organisée avec un dynamisme étonnant : ici, des enseignants réfléchissant à de nouvelles formes de pédagogie et donnant cours dans des maisons privées quand les écoles et universités étaient fermées par Israël ; là, un petite ville qui refuse de payer les taxes ; ici, des militants qui promeuvent une économie autarcique en distribuant des poulets et en encourageant les potagers ; là, des femmes se réunissant pour discuter de leur rôle dans la résistance et la société… Bref, une société en projet qui résiste, invente le changement et est prête à mourir pour sa liberté, la fin de l’occupation. Tous partis confondus.
Dans la foulée de cette révolte, en 1993, sont signés les accords d’Oslo et accueillis favorablement par la majorité de la population palestinienne, en dépit du refus exprimé par certains partis (dont le Hamas, le FPLP). Néanmoins, très vite, les conséquences de ces accords se font sentir : chômage en hausse, décollage économique impossible, restrictions de mouvement drastiques, isolement de Gaza, accélération de la colonisation et dépossession de terres à leur profit, assassinats de leaders, négociations de paix sabotées… Le sort des Palestiniens loin de s’être amélioré a empiré. L’entrée de Sharon sur l’esplanade des mosquées va déclencher, en 2000, la 2e Intifada. Et de nouveau, on assiste à une révolte populaire, spontanée, du moins à ses débuts.
Par ailleurs, en 2006, quand les Palestiniens votent pour le Hamas, il s’agit bien d’une révolte contre leurs dirigeants, contre l’Autorité Palestinienne, représentée par le Fatah. Pour désavouer et punir les représentants politiques de l’AP, accusés de corruption, critiqués pour leur manière de négocier avec Israël, jugés incapable de résoudre les problèmes d’emploi et autres, les Palestiniens ont usé de leur droit de vote lors d’élections dont les observateurs étrangers ont souligné la régularité. Finalement, ils se sont révoltés suivant un schéma démocratique propre à nos pays. Or, la communauté internationale va saluer les élections mais refuser leur résultat, elle va discuter avec le perdant mais refuser tout contact avec le vainqueur, sous prétexte qu’il est « islamiste » et « terroriste ». Si bien que la révolte démocratiquement exprimée par les Palestiniens est condamnée et que les Palestiniens seront punis par l’Europe et les Etats-Unis, en plus d’Israël : fonds non transférés par Israël, aides européenne et américaine supprimées puis délivrées au compte goutte et accompagnées de nouvelles conditions, immobilisme complet concernant le blocus illégal de Gaza etc.
Aujourd’hui qu’en Tunisie et en Egypte, après les révoltes populaires, les élections donnent gagnants des mouvements d’inspiration religieuse, qui parle de couper les ponts ? Il semble bien que le « printemps » ne soit pas jaugé de la même manière quand il s’agit de la Palestine, de l’Egypte ou de la Tunisie.
Impact des mouvements de révoltes en Tunisie et en Egypte
Depuis les élections de 2006 et le refus de la communauté internationale d’accepter fût-ce un gouvernement d’unité nationale (Fatah/Hamas), les Palestiniens doivent faire face à une division interne. Le prise de pouvoir du Hamas dans la bande de Gaza (2007) va approfondir cette division en l’inscrivant géographiquement. En effet, contrairement à Gaza, et en dépit des résultats électoraux, la Cisjordanie reste dirigée majoritairement par le Fatah. Cet état de fait est critiqué de manière générale. Hamas comme Fatah sont accusés par la population d’oublier la cause palestinienne, de ne penser qu’à leurs intérêts particuliers et parfois même de trahir la Palestine.
Même si une réaction existait sous forme de prises de position, d’articles, de chansons, de graffitis, il est assez clair que le printemps arabe a donné des ailes à toutes sortes de mouvements, de groupes et d’individus pour organiser des actions de masse sous le signe de la fin de la division. Une mobilisation sans précédent agite Facebook (GYBO à Gaza, mouvement du 15 mars, mouvement du 15 mai, la 3e Intifada) et des manifestations pour l’unité ont lieu, réprimées avec plus ou moins de force par le Hamas comme par le Fatah. A l’initiative de ces manifestations, ce sont surtout des jeunes auxquels les événements du monde arabe ont redonné l’espoir. Ils utilisent la même rhétorique mettant en avant « le peuple », refusant les clivages politiques et affirmant le pouvoir d’un peuple uni. Les mots d’ordre du « mouvement du 15 mars » ne laissent aucun doute : « Le peuple veut mettre fin à la division. » ou « Le peuple veut bâtir le régime. » ou encore « Abbas ! Hanyeh[4] ! Nous voulons l’union nationale ! » Néanmoins, il n’y est pas question de renverser un ou des dirigeants, la volonté déclarée est de pousser les gouvernements de Gaza et de Cisjordanie à s’unir pour faire face à l’ennemi commun (l’occupation israélienne) et d’obtenir la jouissance de leurs droits en tant que peuple. La spécificité palestinienne réapparaît.
Devant cette ébullition du monde arabe, les deux grands partis ont d’abord joué la prudence: d’un côté, Moubarak soutenait plutôt Mahmoud Abbas ; de l’autre, la Syrie abritait Khaled Meshal (direction du Hamas); enfin, les réfugiés palestiniens dans le monde arabe pouvaient être victimes des prises de position officielles (comme lors de la 1e guerre contre l’Irak). Il est certain que, devant les réussites des mouvements populaires, Fatah et Hamas ont fini par avoir peur pour leur propre pouvoir. Ils ont dès lors accélérer le processus de réconciliation inter-palestinienne, jusque là embourbé dans les divergences. En mai 2011, ils se mettent d’accord sur un gouvernement d’unité nationale, sur la tenue d’élections et la recherche de solutions à une série de questions qui fâchent.
Rien n’est acquis mais les Palestiniens ont l’espoir de sortir de l’impasse qui a duré près de quatre ans. C’est un effet de leur « printemps » et de leur volonté de changement.
L’avenir
Il est trop tôt pour connaître les résultats des « printemps » arabes. Or, la Palestine a besoin du soutien des pays de la région dans sa lutte pour l’indépendance et l’autodétermination. Si l’Egypte nouvelle a ouvert plus largement sa frontière avec la bande de Gaza, l’avancée reste mince. L’émergence en Tunisie comme en Egypte de mouvements religieux pourrait faire évoluer l’Union européenne et les USA et lever l’interdit du dialogue avec le Hamas. Mais il faudra compter avec Israël qui a dénoncé les efforts de réconciliation entre Fatah et Hamas et qui voit en général les changements régionaux comme une menace plutôt qu’une opportunité.
Notre rôle
Depuis longtemps, les Palestiniens sont « en printemps ». Pour les mouvements sociaux belges, il s’agit de le reconnaître et d’aider à la concrétisation de la révolte palestinienne, essentiellement non-violente. Cela ne peut se faire que par le lobby auprès des partis et au travers actions de solidarité, ici et là-bas. La Palestine n’est pas un cas humanitaire. La solution est politique.
[1] http://www.association-belgo-palestinienne.be/a-lire-a-voir-a-ecouter/ou-en-est-le-printemps-palestinien/ Interview de Nassar Ibrahim, écrivain et co-directeur de Alternative Information Center.
[2] http://www.ituc-csi.org/gros-plan-sur-shaher-sa-ed-pgftu.html , Martine HASSOUN, Gros plan sur Shaher Sa’ed, 28/09/2011.
[3] Cfr. Note 1.
[4] Abbas, comme représentant du Fatah et Haniyeh, comme représentant du Hamas.