La définition de l’antisémitisme de l’IHRA, une arme contre la défense des droits du peuple palestinien

Un nouveau rapport solidement documenté jette une lumière crue sur l’usage malveillant de l’accusation d’antisémitisme contre le mouvement de solidarité avec la cause palestinienne en Europe.

Par Alice Garcia*

« Répression du plaidoyer en faveur des droits des Palestiniens par le biais de la définition de travail de l’IHRA de l’antisémitisme – Violation de la liberté d’expression et de réunion au sein de l’Union européenne et au Royaume-Uni ». C’est le titre de l’étude inédite publiée le 6 juin 2023 par le Centre européen de soutien juridique (European Legal Support Center, ELSC), basé à Amsterdam, qui a pour mandat d”appuyer juridiquement les individus, les groupes et les organisations qui sont la cible d’attaques du fait de leur engagement en faveur des droits du peuple palestinien. C’est la première étude fondée sur des cas avérés de violations des droits humains, consécutives à l’institutionnalisation et à l’application, par l’Union européenne et le Royaume-Uni, de la définition controversée de l’antisémitisme de l’organisation intergouvernementale Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). Elle confirme les craintes grandissantes quant aux effets délétères de cette définition sur le respect des droits humains, qui sont jusqu’à présent ignorés par l’Union européenne. Ce rapport tente de comprendre comment un dispositif censé lutter contre le fléau qu’est l’antisémitisme est en réalité en train de devenir un instrument quasi-législatif utilisé dans le but d’empêcher la critique des politiques et des pratiques du gouvernement israélien.

Rappel historique

Au cœur de cette définition, la thèse du « nouvel antisémitisme », qui amalgame la critique de l’Etat d’Israël et l’antisémitisme. Elle s’est matérialisée au début des années 2000 lorsque l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes (EUMC) a publié une “définition de travail de l’antisémitisme” présentant des “exemples contemporains d’antisémitisme”, y compris des exemples relatifs à l’État d’Israël. Après avoir été critiquée en raison de l’amalgame que ces derniers faisaient entre la critique d’Israël et l’antisémitisme, la définition a été abandonnée par l’organisme qui a succédé à l’EUMC, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA). Les promoteurs de la définition et de ses exemples ont alors approché plusieurs entités dans le but de leur faire adopter la définition, sans succès, jusqu’à ce que l’IHRA adopte la définition – sans les exemples – en 2016. D’où l’appellation commune, aujourd’hui, de la « définition de l’antisémitisme de l’IHRA » (ou « définition de l’IHRA »).

La définition en elle-même ne pose pas de problème, si ce n’est qu’elle est assez vague. Ce qui est hautement problématique, ce sont les exemples qui ont été joints à la définition par les partisans de la théorie du nouvel antisémitisme, dont sept se rapportent à Israël. Par exemple : « le refus du droit à l’autodétermination des Juifs, en affirmant par exemple que l’existence de l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste ». En pratique, cet exemple est constamment utilisé pour réprimer l’affirmation pourtant largement documentée selon laquelle le gouvernement israélien commet le crime d’apartheid contre les Palestiniens. Plusieurs autres exemples sont utilisés et interprétés de manière extrêmement large pour assimiler la critique d’Israël à des préjugés antisémites.

Le rôle controversé de la Commission européenne

Le gouvernement israélien, et de nombreuses organisations alignées sur l’agenda politique de ce dernier, utilisent la définition avec les exemples inclus et instrumentalisent la lutte contre l’antisémitisme dans le but de réprimer les défenseurs des droits du peuple palestinien. Il est de ce fait problématique que nos structures dirigeantes européennes, en ce compris la Commission européenne, aient joué un rôle facilitateur dans la promotion de la définition, son adoption et sa mise en œuvre, au point de lui donner, malgré sa qualification d’« instrument non contraignant juridiquement » un effet de facto contraignant

La Commission européenne et, en particulier, la Coordinatrice européenne de la lutte contre l’antisémitisme Katharina von Schnurbein ont continué d’entériner cette politique en dépit du grand nombre de critiques formulées tant par des organisations de droits humains, des juristes, des universitaires que par des centaines d’universitaires juifs spécialisés dans l‘Histoire du judaïsme, de l’Holocauste et/ou de l’antisémitisme. Tous ont alerté sur les conséquences négatives de la définition sur l’exercice des droits humains, et en particulier le droit de critiquer l’État d’Israël. Et l’un des principaux auteurs de la définition, Kenneth Stern, a même rejeté son instrumentalisation pour restreindre des activités liées a la défense des droits des Palestiniens. L’UE a choisi d’ignorer superbement ces alertes depuis 2017 et de poursuivre la promotion et la mise en œuvre de la définition, en y intégrant les exemples. Madame Katharina Von Schnurbein n’a cessé de se défendre en arguant que la définition était approuvée par les communautés affectées et qu’elle ne violait en rien les libertés fondamentales, compte tenu de son caractère « non contraignant juridiquement ».

Mais la Commission européenne, en réalité, n’a jamais pris en considération les nombreuses voix juives critiquant la définition de l’IHRA. Elle a même exclu du groupe de travail sur l’antisémitisme qu’elle a mis sur pied pour travailler à la stratégie européenne de lutte le réseau de groupes juifs EJJP (European Jews for Justice in Palestine, qui comprend l’Union des Progressistes Juifs de Belgique (UPJB)) . En outre, Madame von Schnurbein nie le fait que la définition de l’IHRA a eu pour résultat la violation des droits fondamentaux de nombreux individus.

Campagnes de diffamation et de harcèlement

A travers une description de l’institutionnalisation de la définition dans trois pays européens – l’Allemagne, l’Autriche et le Royaume-Uni – le rapport de ELSC montre comment, à partir du moment où les institutions compétentes donnent à la définition un cachet d’autorité, alors cette dernière a des effets très concrets sur l’exercice des droits humains. Un instrument n’a pas besoin d’être inscrit dans la loi pour avoir des effets contraignants. Ainsi, 53 incidents ayant eu lieu entre 2017 et 2022, décrits dans 26 études de cas, confirment cette thèse.

Ces études de cas relatent des interdictions ou annulations d’évènements, des licenciements abusifs, un retrait d’offre d’emploi, des retraits d’invitations à des évènements, de nombreuses campagnes de diffamation et autres dommages à la réputation des personnes avec des conséquences professionnelles mais aussi sur leur santé physique et mentale sur le long terme. Au Royaume-Uni, par exemple, des dizaines d’étudiants et d’universitaires ont subi des enquêtes et des procédures disciplinaires durant de nombreux mois, sur la base d’accusations – infondées – d’antisémitisme. La plupart avaient subi des plaintes anonymes, pour des messages postés sur leurs réseaux sociaux et critiquant la politique israélienne ou le sionisme comme idéologie. Parfois, l’accusation portait simplement sur le fait d’avoir « liké » ou partagé un post. À Berlin, pour la deuxième année consécutive, la police a interdit la plupart des manifestations liées a la commémoration de la Nakba (la « catastrophe » marquant le transfert forcé des Palestiniens pour faire place à l’Etat israélien), et a repris la définition de l’IHRA dans son ordre d’interdiction (lire article page 32). En mai 2023, une seule manifestation a été autorisée, mais les manifestants ont subi une violence policière disproportionnée et de nombreuses arrestations. Dans la plupart des cas, lorsque la restriction des droits a été contestée juridiquement par les personnes affectées (devant les tribunaux ou via des procédures internes), les individus ou les groupes affectés ont eu gain de cause, prouvant par là que ces accusations étaient infondées et que la définition de l’IHRA était instrumentalisée pour saborder la défense des droits des Palestiniens.

ELSC conclut son rapport en dénonçant fermement la définition et les politiques qui découlent de son adoption, et ce au nom de la protection de nos droits fondamentaux, qui est une mission fondamentale de l’UE. Cette dernière et ses Etats membres – ainsi que le Royaume-Uni – doivent cesser toute mise en œuvre de la définition de l’antisémitisme de l’IHRA.

Des résolutions appelant à lutter contre l’antisémitisme seront présentées cet été au Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale et au Sénat belge. Gageons que les membres de ces assemblées travailleront réellement à l’objectif ô combien indispensable de la lutte contre le racisme anti-juif, et excluront dès lors toute mention de la définition de l’IHRA, laquelle, en plus d’être inopérante pour parvenir à cet objectif, menace gravement les libertés d’expression et de réunion.

* Responsable du plaidoyer et de la communication à ELSC

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