Alors qu’Israël organise la pénurie de nourriture en bloquant l’accès humanitaire à la population de Gaza – un acte relevant potentiellement du crime de génocide –, les témoignages de violences lors des distributions d’aide se multiplient. L’organisation We are not numbers, qui cherche à mettre des visages derrière le macabre décompte des victimes de l’armée israélienne, restitue le témoignage d’un Palestinien ayant échappé au « massacre de la farine », au cours duquel 118 personnes ont été tuées et 760 blessées en attendant un convoi humanitaire.
Article écrit par Ahmed Dremly et Zeina Azzam, initialement paru en anglais le 8 mars 2024 sur www.wearenotnumbers.org, traduit par Ouardia Derriche
© @palestiniartis
Le 29 février 2024, nous avons entendu aux informations que des camions d’aide arrivaient dans le nord de Gaza. Ma mère a cependant refusé que j’y aille pour essayer d’obtenir un sac de farine. Je n’étais pas d’accord avec elle car cela faisait plus d’un mois que nous n’avions plus de farine à la maison. Nous n’avions même pas pu trouver d’aliments pour animaux (fourrage d’orge et de maïs) que nous aurions pu moudre comme alternative à la farine pour faire du pain ; soit ils n’y en avait pas, soit leur prix était
exorbitant. La situation était désastreuse et chaque jour, nos enfants réclamaient du pain. Ils ont toujours très faim.
Elle n’en a pas démordu. « Je préfère mourir de faim que de vous laisser partir et mourir là-bas », m’a-t-elle dit. Je lui ai rappelé que nous mourions partout et à tout moment pendant cette guerre contre Gaza. De nombreuses personnes ont été tuées alors qu’elles se trouvaient chez elles et d’autres pendant leur sommeil. D’autres ont été tuées en essayant d’apporter de l’eau à leur famille, en rendant visite à leurs proches ou en se rétablissant à l’hôpital. «Alors, laisse-moi aller rapporter de la farine à la maison – ou trouver quelque chose à manger – pour les enfants », ai-je insisté. Elle s’est mise à pleurer. Elle m’a supplié de rester à la maison. J’ai finalement accepté, à contre-cœur. Mais beaucoup de mes cousins, parents, amis et voisins se sont rendus dans la rue Al-Rashid, le quartier vers où se dirigeaient les camions. Ils ont attendu là. Pendant ce temps, j’ai décidé de chasser cette idée de mon esprit et je me suis allongé pour faire une sieste.
Lorsque je me suis réveillé, j’ai été horrifié d’apprendre que le massacre de la farine avait
eu lieu. Tout le monde chez moi était très inquiet pour nos proches, qui n’ont tous qu’une chose
en tête chaque jour : chercher de la nourriture à rapporter à leur famille. Ma mère m’a accueilli avec un mélange d’inquiétude et de soulagement et m’a dit : « Tu vois, Ahmed ? J’ai refusé que tu ailles à la rencontre des camions. Si tu y étais allé, tu aurais pu être l’un de ceux qui ont été tués. Alhamdulillah, Dieu soit loué ». Elle m’a serré fort dans ses bras.
J’aurais très bien pu être une victime de ce massacre, l’une des personnes gisant dans une mare de sang et serrant contre elle un sac de farine.
— Ahmed Dremly, journaliste
J’ai regardé par la fenêtre la maison en face de chez nous. Chaque jour, nos voisins s’assoient
dans leur jardin et font du feu pour faire bouillir de l’eau pour le thé. Aujourd’hui, les femmes
pleuraient. Toutes étaient manifestement inquiètes. Je suis sûre qu’elles attendaient leur fils ou leur
mari, parti à la recherche de nourriture. Plus tard dans la journée, j’ai appris qu’un homme de cette famille avait été tué alors qu’il attendait les camions d’aide. Il faisait partie des personnes massacrées. J’ai eu beaucoup de peine pour lui et sa famille. Nous sommes toujours en deuil avec les mères et les épouses qui ont perdu leurs fils et leurs maris alors qu’ils arpentaient des rues dangereuses pour trouver de la nourriture pour leurs enfants affamés à la maison.
Ma propre famille est constamment inquiète. Je suis tellement malade et fatigué de notre situation.
Je suis épuisé mentalement et physiquement. Combien de temps encore vivrons-nous dans cette situation effrayante et précaire, où le massacre et le carnage nous poursuivent partout ? Quelle est
notre limite humaine ? J’aurais très bien pu être une victime de ce massacre, l’une des personnes gisant dans une mare de sang et serrant un sac de farine. Notre situation est si difficile ; il est vraiment incroyable – inconcevable, même – qu’Israël affame délibérément la population de Gaza.